LE CAP HORN
Cette année, nous avons eu envie de terminer en beauté nos promenades dominicales. Un groupe bien soudé par nos multiples sorties communes s'est formé peu à peu et, comme dans Astérix, nous voulons clôturer la série par un bon repas. Bien entendu, il sera précédé d'une marche : il ne faut pas perdre les bonnes habitudes. Xavier propose une balade par marée basse le long de la mer, depuis le port de plaisance. Richard désire que l'arrivée se fasse à Bidart, sur la plage de l'Ouhabia. C'est un peu long, environ 17,5 km d'après mon compteur kilométrique, lorsque je suis allée reconnaître le trajet en voiture. En effet, nous destinons cette balade à l'ensemble du groupe, de "7 à 77 ans", et elle devra être impérativement faite uniquement sur la matinée.
Le problème, c'est de trouver un restaurant pas trop cher qui accepte d'accueillir un grand groupe un dimanche du mois de décembre (le 20). Le plus logique serait de manger sur le lieu même d'arrivée, dans un des restaurants du bord de plage. Je pars en enquête et en découvre un d'ouvert, mais en réfection. Je prends rendez-vous avec le patron qui me semble assez réticent au téléphone : en principe, il n'est pas ouvert le dimanche ; mais il fait des exceptions pour des groupes sur réservation ; cependant, il est un restaurant de qualité qui ne propose pas de menus à moins de tant, etc. J'y suis quand même allée, car le lieu était bien pratique, et il m'a posé un lapin ! Après, les restaurateurs se plaignent que la vie est dure et qu'il n'y a pas de clientèle hors saison : j'étais dans une colère !
Nous décidons par conséquent de réserver à Saint Jean de Luz, chez un client de Jean-Louis qui vient d'ouvrir une "bodega", bien qu'on m'avertisse qu'il sera difficile de sonoriser la salle pour mettre de l'ambiance. L'inconvénient, c'est qu'il faudra partir plus tôt pour permettre aux chauffeurs de déposer les familles au port de plaisance, amener les voitures sur le parking de Bidart, revenir tous ensemble, regoupés dans une ou deux voitures qui resteront sur le lieu du départ. Ensuite, ceux-ci devront rejoindre le gros de la troupe au pas de course, car la marée n'attend pas : le passage de la côte des Basques à Bidart par les plages au pied des falaises n'est ouvert que par basse mer, ensuite, les vagues viennent tout recouvrir et battre les rochers qui s'éboulent peu à peu.
C'est d'ailleurs ce qui a motivé le choix de la date, il fallait partir vers les 9 heures par marée descendante, pour avoir le temps de longer toutes les plages à marée basse.
Xavier a annoncé qu'il expliquerait au groupe, chemin faisant, l'activité du port puisque c'est son métier et sa passion.
Moi, j'ai pensé que je pourrais me renseigner auprès du Musée de la Mer à Biarritz, qui est en relations étroites avec la société d'astronomie populaire de la Côte Basque, où je suis membre du conseil d'administration, afin de me procurer des cartes sous-marines de la côte et le détail de la faune et de la flore que l'on peut y découvrir.
Cela pourrait donner à notre randonnée un petit aspect éducatif qui me plaît bien.
L'ennui, c'est ce manège obligatoire avec les voitures, qui oblige à scinder le groupe en deux, pendant une bonne moitié de la promenade, et qui ôte aux absents la possibilité, ou bien d'écouter, ou alors d'expliquer.
Ça y est, j'ai mis tous mes petits papiers dans les boîtes aux lettres de mes amis, j'ai obtenu des réservations fermes pour le restaurant, où nous irons quel que soit le temps, et nous croisons les doigts pour que la journée soit belle (au moins le matin).
Le jour fatidique arrive : toute la nuit, le vent a soufflé en tempête, projetant des rafales de pluie sur les volets. Au matin, Richard m'appelle : "Que fait-on ? Moi, j'ai vraiment envie de marcher." Je lui réponds donc que je suis prête à tenter le coup, mais seule, le reste de la famille allant directement au restaurant. Du coup, Richard se décide et j'irai le chercher tandis que Sabah emmènera les enfants pour 13 heures. Max, que j'appelle, vient également (puisque Richard vient), et je téléphone à Xavier de sauter dans son pantalon pour nous accompagner, puisqu'il fait partie du "comité d'organisation".
Cédric, me voyant me préparer, déclare qu'il veut aussi en être. Nous nous couvrons : pull, bonnet, K-way haut et bas, gants, écharpe. Etant donné les circonstances, nous avons improvisé au dernier moment une nouvelle organisation : j'emmène tout ce petit monde dans ma voiture, et Jean-Louis nous prendra à Bidart.
Nous avons la surprise en arrivant au parking du port de plaisance de trouver mes voisins, Christine, Jeannot et leur fils Mikel, grand ami de Cédric, qui ne se sont pas posés de questions et sont venus directement, car ils savaient que je n'annulais jamais mes sorties pour cause de mauvais temps. Nous sommes donc un petit groupe de deux enfants de 10 ans, deux femmes et quatre hommes (au lieu des quarante personnes prévues au départ).
Le vent souffle si fort que nous sommes contraints de nous approcher tout près de Xavier pour entendre sa description de l'activité du port. Il nous montre les différents bâtiments, nous explique les projets à long terme, les difficultés pour les gros tonnages de pénétrer dans l'embouchure, les courants marins, et bien d'autres choses encore. Puis nous passons sur le passage en arcades (en principe interdit aux personnes qui ne travaillent pas au port, mais en pratique grandement fréquenté par les pêcheurs et les promeneurs) qui servait auparavant de chemin de halage. Inquiète de la force des bourrasques qui risquent de nous précipiter à tout moment de part ou d'autre sur les rochers moussus battus par les eaux boueuses de l'Adour, je demande à Xavier de me tenir Cédric. Christine et moi nous agrippons mutuellement le bras, Jeannot tient son fils, Richard se débrouille et Max ferme la marche, tenté un instant par l'idée de passer plutôt par la route, tant il trouve risqué le choix de ce chemin. Xavier, qui est sujet au vertige parfois en montagne, avance d'un pas sûr, il est dans son élément. Par contre, les montagnards que sont Max, Jeannot et Richard ne sont pas rassurés et évitent de regarder le vide bruyant qu'ils surplombent.
Nous cheminons, penchés en avant, tâchant de ne pas perdre l'équilibre dans les brefs moments d'accalmie où le vent diminue sa pression. Ce n'est pas très long, deux à trois cent mètres tout au plus, mais cette promenade superbe par beau temps est devenue avec ces intempéries le lieu de tous les dangers.
Enfin, nous parvenons à la Barre, salués par des nuages de sable et de pluie mêlés qui se liguent pour nous aveugler. Toujours courbés en avant, luttant contre l'air devenu brusquement solide et tangible comme un mur mouvant, nous marchons sur les plages d'Anglet en direction du phare de Biarritz. A notre droite, les vagues roulent depuis l'horizon, chargées d'écume et couleur de plomb, traversées par instant de traînées plus claires, lorsque le soleil réussit à se glisser par des interstices entre les nuages. Le vent pousse les embruns et arrache des paquets d'écume qui s'amassent sur le sable comme des bancs de varech jaunâtre et floconneux.
Dire que nous aurions pu admirer le golfe de Gascogne dans toute son étendue, de Bilbao à Hossegor, avec la vision des Pyrénées finissantes dominées par la Rhune et les Trois Couronnes !
Les yeux protégés par les bonnets et capuches enfoncés au plus bas, obligés par instant d'avancer à reculons pour ne pas être aveuglés, nous progressons lentement, peinant contre le vent.
Si nous nous détournons un peu de la mer, nous avons le sentiment d'être au Sahara, ou plutôt au désert de Gobi, vu le froid : le vent a modelé le sable en petites dunes régulières, sculptant des motifs et festons à perte de vue.
Enfoncés jusqu'aux genoux dans un mélange d'air et de sable semi-opaque qui nous bouscule et nous malmène, et nous brûlerait si nous étions jambes nues, par le choc répété de toutes ces particules en suspension, qui s'insinuent dans tous les interstices de nos vêtements, les mailles des chaussettes et l'intérieur des chaussures, nous avançons, de plus en plus lourds, trempés par instant par la pluie intermittente qui nous gifle le visage comme des pointes de grêle fine, nous frigorifiant.
Si nous n'étions assourdis par le fracas de la mer et du vent, bousculés par les bourrasques mêlées de pluie et de sable, et gelés par l'air froid, nous aurions l'impression d'avoir été transportés dans un monde irréel, superbe et fantastique, à la beauté d'autant plus troublante que nous sommes chez nous, et que seules des conditions de météo très particulières ont métamorphosé notre cadre habituel.
Nous faisons une halte, épuisés, derrière un bâtiment des M.N.S., à la plage des Sables d'Or, vidons nos chaussures de leur sable, reprenons notre souffle et grignotons les en-cas que les prévoyants ont pensé à emporter dans leur sac à dos.
Puis nous repartons, montons la côte du V.V.F., ce qui nous réchauffe, et passons par l'allée piétonne qui rejoint le phare par le nord et surplombe la plage de la Chambre d'Amour, d'où nous contemplons le chemin parcouru depuis l'embouchure de l'Adour. Qu'il est bon, le chocolat de Christine et de Jeannot : je crois que je n'en ai jamais mangé de meilleur ! L'effort accompli en a décuplé l'arôme et le goût dans nos palais desséchés par l'air iodé, dont les embruns salés ont craquelé nos lèvres.
Nous ne sommes pas en montagne, tout juste au niveau de la mer, mais les intempéries ont transformé une simple promenade dominicale en un exploit sportif et aventureux.
Les quelques promeneurs que nous croisons chemin faisant ne font que quelques pas avant de se réfugier de nouveau dans l'abri douillet de leur voiture, secouée par les rafales.
Par comparaison, nous avons le sentiment d'être un peu fous et rions aux éclats du plaisir que nous y prenons.
Aux approches du port des pêcheurs à Biarritz, le vent nous jette, Cédric et moi, assis sur un banc. Nous décidons de passer par le bas, puisque nous nous sentons trop légers pour pouvoir lutter et résister aux rafales.
Nous rejoignons les autres au tunnel sous l'Atalaye, où chacun y va de son cri pour éveiller l'écho, marchant dans les flaques emplies par l'eau qui suinte de la voûte et des parois.
De retour à l'air libre, nous passons au rocher de la Vierge et rejoignons en contournant le Port Vieux la Côte des Basques pour le dernier tronçon sur le sable.
Il faut se dépêcher. Le vent contre a ralenti notre progression et la marée remonte vite, accélérée par la poussée qui vient du large. Les vagues courent vers nous et nous craignons de plus en plus de nous retrouver bloqués au pied de la falaise, balayés par les flots. La plage se rétrécit comme une peau de chagrin.
Cédric, qui a couru comme un jeune chiot dans tous les sens en début de matinée, commence à sentir maintenant la fatigue, de même que Mikel, qui désespère de jamais arriver.
Nous guettons au loin la couleur de la plage, espérant continuer à voir une mince bande jaune, mais celle-ci se rétrécit tellement que nous nous mettons à rechercher une issue à flanc de falaise. Nous prenons un chemin : manque de chance, il est bloqué par un haut grillage qui court tout le long. Nous poursuivons notre avancée, nous posant la question de devoir éventuellement retourner sur nos pas. Heureusement, nous trouvons un peu plus loin un sentier qui nous mène jusqu'au village de Bidart, tout en haut de la colline, d'où nous redescendons sur la plage de l'Ouhabia, but de notre périple.
Je cours sur la route, contente d'arriver autant que, quelques heures plus tôt, de partir, tandis que Xavier et Richard énumèrent tout ce qu'ils aimeraient manger, tant l'effort accompli leur a ouvert l'appétit.
Une déception nous attend : le parking est vide ! Nous errons en tous sens, incrédules. Puis nous nous rendons à l'évidence : Jean-Louis n'est pas là ! Xavier se blottit à l'abri d'un mur pour tenter d'utiliser son portable, inaudible pendant tout notre trajet. Des messages sont enregistrés : Dom a téléphoné plusieurs fois, nous indiquant le numéro du restaurant où nous pouvons les joindre pour qu'ils viennent nous chercher.
Rassurés sur notre sort, nous pouvons enfin nous réjouir librement : nous sommes épuisés, gelés, affamés, mais enchantés de notre exploit.
Partager des moments aussi forts soude les coeurs et nous en reparlerons souvent entre nous, évoquant la beauté des paysages, la rudesse des éléments, les émotions vécues et le plaisir intense d'une expérience extraordinaire vécue en commun.