C’est
toujours le problème quand on part en balade : on n’est jamais
assuré du temps. J’ai dû enfouir dans mon sac à dos, pour parer
à toutes éventualités, un maillot de bain, un short, un sweat-shirt,
un pull de ski à col roulé, une cape de k-way et le matin du départ,
j’ai enfilé un pantalon, mis un gros pull et mon chapeau, et emporté
dans la poche les lunettes de soleil et l’aspirine en cas d’insolation
sournoise.
Si
on y ajoute le pique-nique, les en-cas et l’eau, on peut dire
que
nous sommes chargés comme des mulets.
Jean-Louis,
qui souffrait d’un torticolis depuis une semaine, appréhendait ce
poids sur ses épaules, mais une fois parti avec les amis, il oublie
ses douleurs.
A
sept heures, il fait encore noir et des murs de brouillard nous
obligent à une conduite prudente. Les montagnes sont cachées et
plus nous approchons du but, plus le brouillard se lève et se concentre
en une masse nuageuse sombre à l’horizon.
Nous
sommes inquiets. C’est encore une promenade qu’il est largement
préférable de faire par beau temps, pour des raisons de sécurité,
parce que la vallée d’Ossau est magnifique, et enfin accessoirement
parce que Max et Richard ont parié avec Jean-Louis une bouteille
de champagne qu’ils se baigneraient dans un des lacs aux eaux glaciales
. . .
Nous
avons de la chance : le temps de faire la marche d’approche
sur la route qui longe le parc national signalé par une tête d’isard
rouge sur fond de peinture blanche, et de traverser un petit bois,
et l’air n’est plus que légèrement humide, seul un voile diaphane
couvre le pic du midi d’Ossau d’une gaze bleutée, fendue par un
rayon de soleil qui passe entre la fourche du sommet.
L’air
est très frais, mais nous transpirons déjà dans la montée. Le bout
ferré de nos bâtons résonne dans l’espace. Des ruisselets s’écoulent
des hauteurs et petit à petit le bruit d’une cascade envahit la
vallée, couvrant le son des clochettes tintinnabulant
au rythme des mouvements des troupeaux de moutons, regroupés
en cercles et encore bas à cette heure, proches de leur bergerie.
Il
y a moins de fleurs qu’aux promenades précédentes. Asphodèles, chardons
et iris sont fanés, restent encore les tapis mauves de la bruyère,
les senteurs odorantes du thym sauvage et les premiers colchiques
annonciateurs de l’automne percent déjà par endroits. Les graminées
sont sèches, mais la couleur dominante reste encore le vert des
mousses et de l’herbe, entretenue par l’abondante rosée des nuits
fraîches.
Les
lacs reflètent dans leurs eaux pures le paysage environnant, tour
à tour bleus, verts, paille ou bruns. Lors d’une pause, Richard
nous fait remarquer à la surface d'un lac l’avance irisée d’une
bourrasque de vent : quelques instants plus tard, nous sommes
dedans. Nous nous refroidissons rapidement et devons reprendre la
marche.
Arrivés
au refuge du lac d’Ayous, Richard décide (avec notre accord) de
poursuivre jusqu’au col qui surplombe la vallée d’Aspe, où le GR10
descend en serpentant et se perd dans le rétrécissement où a été
creusé le chemin de la mâture : nous préparons la prochaine
randonnée.
Pour
le plaisir de l’effort et la récompense au sommet d’une vaste vue
panoramique, nous faisons l’ascension du pic, 88 mètres plus haut.
Nous
apercevons dans le lointain le pic d’Anie, dont nous avions fait
l’ascension au milieu des nuages et sans aucune vue au sommet, et
derrière nous, le départ du petit train d’Artouste, le pic du midi
d’Ossau bien sûr, magnifique et immense au premier plan, et encore
la Sagette à la forme si caractéristique (du latin « sagitta »,
la flèche).
J’essaie
d’imaginer ce même paysage à l’époque de Louis XIV. Les montagnes
devaient être recouvertes d’une forêt dense de hauts conifères aux
troncs droits et élancés, parfaits malheureusement pour eux pour
équiper de mâts les grands bateaux de guerre nécessaires pour combler
les désirs expansionnistes de ce roi. Combien de bûcherons ont péri
sur le chemin de la mâture creusé à même la falaise pour acheminer
ces troncs lourds et encombrants jusqu’à la vallée, et de là, par
voie fluviale probablement, jusqu’aux chantiers navals royaux.
Désormais,
de même que le Liban dépouillé de ses cèdres, elles sont nues et
érodées, superbes et majestueuses, mais exemptes de cette magnifique
parure que les hommes lui ont ôtée. Probablement que toute une faune
a disparu par la même occasion, désertant ces lieux devenus inhospitaliers
et par trop fréquentés par la gent humaine.
Jean-Louis
redescend en courant au col où nous avons déposé nos sacs :
il craint pour son pique-nique. C’est que nous commençons à être
franchement affamés.
Nous
y trouvons un petit groupe d’hommes en uniforme vert de gris, que
nous prenons pour des douaniers espagnols et saluons du « ola »
traditionnel, auquel ils nous répondent de même, poursuivant ensuite
leur conversation dans un français des plus courants. Nous rions
de notre méprise. Nous profitons de leur présence pour nous renseigner
sur la durée exacte du trajet Bious-Artigues – chemin de la mâture
pour notre projet de randonnée et ils nous donnent tous les renseignements
que nous désirons.
Nous
les retrouvons un peu plus bas en train de bavarder avec un berger
et Richard ne résiste pas à la tentation de leur demander quel est
exactement leur métier : en fait, ceux sont les gardes du parc
national. Ils sont partis à trois heures du matin, seulement éclairés
par les rayons du soleil réfléchis par la pleine lune, et parcourent
en permanence les trois vallées dont ils ont à charge la surveillance,
à la poursuite des braconniers.
De
leurs jumelles, ils observent les vautours, et nous remarquons qu’ils
sont armés. Ils nous racontent qu’il y a plusieurs techniques utilisées
pour la chasse à l’isard ou au chevreuil. Il y a ceux qui sont armés
d’un fusil à lunette ultra-perfectionné qui atteignent leur but
à une distance considérable et vont chercher leur gibier en 4x4.
D’autres, que l’on pourrait qualifier de plus sportifs, se servent
d’un arc et de flèches et doivent procéder à une approche de l’animal
qui nécessite une grande connaissance de ses mœurs et de la nature
environnante. Seuls les passionnés le font, les autres abandonnent
rapidement devant la difficulté. Jean-Louis Bessou fait remarquer
après leur départ que cette méthode est sans doute encore plus cruelle
que la chasse au fusil car l’animal, seulement blessé, doit parcourir
de longues distances à souffrir avant de s’écrouler. Il y a quelques
originaux qui ont fait l’acquisition d’arbalètes. Les gardes ignorent
si elles sont toutes utilisées pour la chasse mais en connaissent
précisément les caractéristiques. Ce sont des instruments puissants,
silencieux, excessivement dangereux. La flèche, appelée carreau,
est plus courte et plus lourde que celle de l’arc et atteint son
but à une plus grande distance. Sa trajectoire n’est pas courbe
mais rectiligne : c’est un engin de haute précision. Les garde-chasse
paraissent craindre davantage cette technique, plus marginale, mais
dont les utilisateurs sont plus difficilement repérables.
Max
a retenu un détail qui le fait rêver : « Et si nous faisions,
nous aussi, une promenade au clair de lune ? Moi, çà me plairait
bien ! » Je renchéris que si le groupe y va, je suivrai.
Nous demandons si des lampes de poche seraient nécessaires ;
il paraît que non. En fait, étant donné leur métier, ils n’ont pas
intérêt à se faire repérer s’ils veulent surprendre les fraudeurs :
il est donc indispensable qu’ils sachent parfaitement s’orienter
de nuit, sans lumière électrique. Cela ne semble d’ailleurs pas
leur poser de problème. Max, toujours avide de nouvelles expériences
ou sensations, repose la question après que nous les ayons quittés :
« A quand la prochaine randonnée de nuit ? ».
Nous
parvenons au lac en longeant de nouveau la cascade, pour assister
au bain des courageux et manger notre pique-nique. Depuis la mi-pente,
nous observons le dessin d’une pervenche iridescente qui s’agrandit
sur le lac : c’est l’empreinte d’une masse d’air en mouvement
descendue de la montagne et déchiquetée par le relief et la végétation.
Puis le lac redevient étale et lisse, reflétant le ciel et les montagnes.
Le
bord du lac a les eaux claires, limpides et peu profondes. Nous
avons chaud et sa fraîcheur est agréable sur les pieds nus. De petits
poissons peu farouches et affamés viennent mordiller nos pieds :
heureusement que ce ne sont pas des piranhas !
Richard,
déjà en maillot, réussit à entrer dans l’eau jusqu’en haut des cuisses.
Là, il se décourage un peu : décidément, elle est trop froide !
C’est alors que Max entre à son tour. Richard s’enfonce jusqu’au
cou. Max fait quelques ablutions, et hop ! il plonge. Il n’en
faut pas plus pour que Richard se baigne lui aussi entièrement.
J’immortalise l’action de plusieurs photos, enfoncée dans l’eau
jusqu’à mi-mollet, et repoussant les poissons d’un geste léger du
pied de temps à autre. Ils nagent tous les deux, sur fond de Pic
du Midi d’Ossau, et
nous leur faisons les recommandations d’usage : « Si vous
vous noyez, on n’ira pas vous chercher ! ». Craignant
l’hydrocution, ils restent tout de même en eau peu profonde. Richard
ne sent plus ses pieds mais reste encore un bon moment à barboter
tandis que Max remonte se sécher. Puis Richard gagne à son tour
la rive, sans se rhabiller immédiatement, tant le soleil chauffe
à cette heure de l’après-midi.
Ils
sont heureux : ils ont gagné leur pari et se réjouissent par
avance à la perspective de boire bientôt leur bouteille de champagne.
Puis
les hommes s’amusent un long moment à lancer des miettes de pain,
autour desquelles des myriades d’ablettes s’agglutinent en un nuage
noir et mouvant. Parfois, l’un d’eux fait une sortie, la miette
dans la gueule, rapidement poursuivi par toute la meute qui se regroupe
autour de lui. Ils n’aiment pas le melon, ni visiblement les algues
très vertes et duveteuses accrochées sur les rochers de la rive.
J’observe que les petits évitent soigneusement d’un rapide mouvement
de leur nageoire caudale l’approche un peu trop intéressée des plus
gros. Ils doivent être carnivores. De temps en temps, une éclaboussure
en surface signale qu’un poisson a cherché à fuir en sautant hors
de l’eau.
C’est
étonnant comme le paysage le plus calme peut cacher une jungle sauvage
obsédée par la quête de la nourriture.
Pendant
ce temps, quelques vautours planent en larges cercles, guettant
les bêtes malades ou isolées.
Nous
discutons au sujet des poissons : est-ce que les œufs pondus
à la fin de l’été restent en léthargie sous les glaces jusqu’à l’été
suivant, pour éclore et donner naissance à des poissons qui ne vivraient
que quelques mois ? Ou bien est-ce que les petits poissons
hibernent sous la glace (à condition qu’il reste encore un peu d’eau
libre au fond) et reprennent leur activité à la fonte des neiges ?
Mystère.
Après
une petite sieste (courte, parce qu’il fait trop chaud à trois heures
de l’après-midi et que nous avons hâte de trouver un peu de fraîcheur
dans l’ombre qui grandit au pied de la montagne), nous rendossons
nos sacs allégés et montons voir les deux derniers lacs. Les choucards
crient sur notre passage en se cachant dans les hautes herbes ou
les rochers, je cherche les marmottes et les isards, mais ils se
cachent. C’est dur de reprendre la marche et je fais des haltes
photos pour me reposer.
Le
sixième lac nous fait rêver. Nous sommes seuls, dans un cadre magnifique,
et jouissons profondément de ce moment privilégié.
Le
dernier lac nous réserve la surprise de nous offrir une caisse de
résonance géante avec la paroi rocheuse qui le surplombe :
nous crions et l’écho nous répond indéfiniment. Même en chuchotant,
le son des voix court sur le lac et s’entend de l’autre côté.
Après
avoir joué un moment, nous réalisons que les nuages recommencent
à monter depuis la vallée et menacent de nous engloutir. Les prévisions
les plus pessimistes de Jean-Louis semblent se réaliser pour notre
retour. Nous profitons des derniers instants de ciel bleu et plongeons
dans l’univers ouaté, amusés un instant par le passage entre les
deux mondes, où nos ombres gigantesques flottent à l’horizontale,
en suspens sur les milliards de gouttelettes.
De
l’intérieur, nous réalisons fort heureusement que le brouillard
n’est pas si dense, et que nous y voyons quand même à quelques mètres.
Le groupe se resserre et je mets mes pas dans ceux de Richard, qui
descend toujours bien plus lentement qu’il ne monte, inquiet pour
sa cheville fragile.
Nous
arrivons à bon port et terminons la journée par une bonne soupe
brûlante à Laruns avant de retourner à la maison vers les 23 heures
30.
Une
nouvelle fois, nous avons passé une journée merveilleuse et il nous
tarde de nous revoir pour la prochaine randonnée.