(16 et 17 septembre 2000)


Les Biscay et les Duez aux 7 lacs de l'Ossau
A sept heures moins le quart précises, comme toujours impitoyablement ponctuels et sympathiquement dynamiques et de bonne humeur, Richard et Max entrent dans la maison sans sonner, pour ne pas éveiller les enfants. Heureusement, Jean-Louis et moi sommes déjà quasiment prêts. Les connaissant, j’ai commencé à préparer les sacs à dos la veille, et, m’étant brusquement souvenue que je n’aurais pas assez d’essence, je suis vite allée faire le plein au distributeur automatique, à neuf heures et demie du soir.

C’est une nuit de pleine lune. Est-ce pour cette raison, ou bien pour toute autre, nous dormons peu et mal. Jean-Louis Bessou, que nous prenons en chemin sur l’autoroute de Pau, se plaint également de ses insomnies. 

Malgré tout, nous partons enthousiastes, nous savons que le paysage sera magnifique, pour peu que le temps s’y prête. En milieu de semaine passée, la météo annonçait un beau week-end et vendredi, elle précisait nuageux samedi matin, éclaircies l’après-midi. 

C’est toujours le problème quand on part en balade : on n’est jamais assuré du temps. J’ai dû enfouir dans mon sac à dos, pour parer à toutes éventualités, un maillot de bain, un short, un sweat-shirt, un pull de ski à col roulé, une cape de k-way et le matin du départ, j’ai enfilé un pantalon, mis un gros pull et mon chapeau, et emporté dans la poche les lunettes de soleil et l’aspirine en cas d’insolation sournoise. 

Si on y ajoute le pique-nique, les en-cas et l’eau, on peut dire que nous sommes chargés comme des mulets. 

Jean-Louis, qui souffrait d’un torticolis depuis une semaine, appréhendait ce poids sur ses épaules, mais une fois parti avec les amis, il oublie ses douleurs. 

A sept heures, il fait encore noir et des murs de brouillard nous obligent à une conduite prudente. Les montagnes sont cachées et plus nous approchons du but, plus le brouillard se lève et se concentre en une masse nuageuse sombre à l’horizon. 

Nous sommes inquiets. C’est encore une promenade qu’il est largement préférable de faire par beau temps, pour des raisons de sécurité, parce que la vallée d’Ossau est magnifique, et enfin accessoirement parce que Max et Richard ont parié avec Jean-Louis une bouteille de champagne qu’ils se baigneraient dans un des lacs aux eaux glaciales . . .  

Nous avons de la chance : le temps de faire la marche d’approche sur la route qui longe le parc national signalé par une tête d’isard rouge sur fond de peinture blanche, et de traverser un petit bois, et l’air n’est plus que légèrement humide, seul un voile diaphane couvre le pic du midi d’Ossau d’une gaze bleutée, fendue par un rayon de soleil qui passe entre la fourche du sommet. 

L’air est très frais, mais nous transpirons déjà dans la montée. Le bout ferré de nos bâtons résonne dans l’espace. Des ruisselets s’écoulent des hauteurs et petit à petit le bruit d’une cascade envahit la vallée, couvrant le son des clochettes tintinnabulant  au rythme des mouvements des troupeaux de moutons, regroupés en cercles et encore bas à cette heure, proches de leur bergerie. 

Il y a moins de fleurs qu’aux promenades précédentes. Asphodèles, chardons et iris sont fanés, restent encore les tapis mauves de la bruyère, les senteurs odorantes du thym sauvage et les premiers colchiques annonciateurs de l’automne percent déjà par endroits. Les graminées sont sèches, mais la couleur dominante reste encore le vert des mousses et de l’herbe, entretenue par l’abondante rosée des nuits fraîches. 

Les lacs reflètent dans leurs eaux pures le paysage environnant, tour à tour bleus, verts, paille ou bruns. Lors d’une pause, Richard nous fait remarquer à la surface d'un lac l’avance irisée d’une bourrasque de vent : quelques instants plus tard, nous sommes dedans. Nous nous refroidissons rapidement et devons reprendre la marche. 

Arrivés au refuge du lac d’Ayous, Richard décide (avec notre accord) de poursuivre jusqu’au col qui surplombe la vallée d’Aspe, où le GR10 descend en serpentant et se perd dans le rétrécissement où a été creusé le chemin de la mâture : nous préparons la prochaine randonnée. 

Pour le plaisir de l’effort et la récompense au sommet d’une vaste vue panoramique, nous faisons l’ascension du pic, 88 mètres plus haut. 

Nous apercevons dans le lointain le pic d’Anie, dont nous avions fait l’ascension au milieu des nuages et sans aucune vue au sommet, et derrière nous, le départ du petit train d’Artouste, le pic du midi d’Ossau bien sûr, magnifique et immense au premier plan, et encore la Sagette à la forme si caractéristique (du latin « sagitta », la flèche).

J’essaie d’imaginer ce même paysage à l’époque de Louis XIV. Les montagnes devaient être recouvertes d’une forêt dense de hauts conifères aux troncs droits et élancés, parfaits malheureusement pour eux pour équiper de mâts les grands bateaux de guerre nécessaires pour combler les désirs expansionnistes de ce roi. Combien de bûcherons ont péri sur le chemin de la mâture creusé à même la falaise pour acheminer ces troncs lourds et encombrants jusqu’à la vallée, et de là, par voie fluviale probablement, jusqu’aux chantiers navals royaux. 

Désormais, de même que le Liban dépouillé de ses cèdres, elles sont nues et érodées, superbes et majestueuses, mais exemptes de cette magnifique parure que les hommes lui ont ôtée. Probablement que toute une faune a disparu par la même occasion, désertant ces lieux devenus inhospitaliers et par trop fréquentés par la gent humaine. 

Jean-Louis redescend en courant au col où nous avons déposé nos sacs : il craint pour son pique-nique. C’est que nous commençons à être franchement affamés. 

Nous y trouvons un petit groupe d’hommes en uniforme vert de gris, que nous prenons pour des douaniers espagnols et saluons du « ola » traditionnel, auquel ils nous répondent de même, poursuivant ensuite leur conversation dans un français des plus courants. Nous rions de notre méprise. Nous profitons de leur présence pour nous renseigner sur la durée exacte du trajet Bious-Artigues – chemin de la mâture pour notre projet de randonnée et ils nous donnent tous les renseignements que nous désirons. 

Nous les retrouvons un peu plus bas en train de bavarder avec un berger et Richard ne résiste pas à la tentation de leur demander quel est exactement leur métier : en fait, ceux sont les gardes du parc national. Ils sont partis à trois heures du matin, seulement éclairés par les rayons du soleil réfléchis par la pleine lune, et parcourent en permanence les trois vallées dont ils ont à charge la surveillance, à la poursuite des braconniers. 

De leurs jumelles, ils observent les vautours, et nous remarquons qu’ils sont armés. Ils nous racontent qu’il y a plusieurs techniques utilisées pour la chasse à l’isard ou au chevreuil. Il y a ceux qui sont armés d’un fusil à lunette ultra-perfectionné qui atteignent leur but à une distance considérable et vont chercher leur gibier en 4x4. D’autres, que l’on pourrait qualifier de plus sportifs, se servent d’un arc et de flèches et doivent procéder à une approche de l’animal qui nécessite une grande connaissance de ses mœurs et de la nature environnante. Seuls les passionnés le font, les autres abandonnent rapidement devant la difficulté. Jean-Louis Bessou fait remarquer après leur départ que cette méthode est sans doute encore plus cruelle que la chasse au fusil car l’animal, seulement blessé, doit parcourir de longues distances à souffrir avant de s’écrouler. Il y a quelques originaux qui ont fait l’acquisition d’arbalètes. Les gardes ignorent si elles sont toutes utilisées pour la chasse mais en connaissent précisément les caractéristiques. Ce sont des instruments puissants, silencieux, excessivement dangereux. La flèche, appelée carreau, est plus courte et plus lourde que celle de l’arc et atteint son but à une plus grande distance. Sa trajectoire n’est pas courbe mais rectiligne : c’est un engin de haute précision. Les garde-chasse paraissent craindre davantage cette technique, plus marginale, mais dont les utilisateurs sont plus difficilement repérables. 

  

Max a retenu un détail qui le fait rêver : « Et si nous faisions, nous aussi, une promenade au clair de lune ? Moi, çà me plairait bien ! » Je renchéris que si le groupe y va, je suivrai. Nous demandons si des lampes de poche seraient nécessaires ; il paraît que non. En fait, étant donné leur métier, ils n’ont pas intérêt à se faire repérer s’ils veulent surprendre les fraudeurs : il est donc indispensable qu’ils sachent parfaitement s’orienter de nuit, sans lumière électrique. Cela ne semble d’ailleurs pas leur poser de problème. Max, toujours avide de nouvelles expériences ou sensations, repose la question après que nous les ayons quittés : « A quand la prochaine randonnée de nuit ? ». 

Nous parvenons au lac en longeant de nouveau la cascade, pour assister au bain des courageux et manger notre pique-nique. Depuis la mi-pente, nous observons le dessin d’une pervenche iridescente qui s’agrandit sur le lac : c’est l’empreinte d’une masse d’air en mouvement descendue de la montagne et déchiquetée par le relief et la végétation. Puis le lac redevient étale et lisse, reflétant le ciel et les montagnes. 

Le bord du lac a les eaux claires, limpides et peu profondes. Nous avons chaud et sa fraîcheur est agréable sur les pieds nus. De petits poissons peu farouches et affamés viennent mordiller nos pieds : heureusement que ce ne sont pas des piranhas ! 

Richard, déjà en maillot, réussit à entrer dans l’eau jusqu’en haut des cuisses. Là, il se décourage un peu : décidément, elle est trop froide ! C’est alors que Max entre à son tour. Richard s’enfonce jusqu’au cou. Max fait quelques ablutions, et hop ! il plonge. Il n’en faut pas plus pour que Richard se baigne lui aussi entièrement. J’immortalise l’action de plusieurs photos, enfoncée dans l’eau jusqu’à mi-mollet, et repoussant les poissons d’un geste léger du pied de temps à autre. Ils nagent tous les deux, sur fond de Pic du Midi d’Ossau,  et nous leur faisons les recommandations d’usage : « Si vous vous noyez, on n’ira pas vous chercher ! ». Craignant l’hydrocution, ils restent tout de même en eau peu profonde. Richard ne sent plus ses pieds mais reste encore un bon moment à barboter tandis que Max remonte se sécher. Puis Richard gagne à son tour la rive, sans se rhabiller immédiatement, tant le soleil chauffe à cette heure de l’après-midi. 

Ils sont heureux : ils ont gagné leur pari et se réjouissent par avance à la perspective de boire bientôt leur bouteille de champagne. 

Puis les hommes s’amusent un long moment à lancer des miettes de pain, autour desquelles des myriades d’ablettes s’agglutinent en un nuage noir et mouvant. Parfois, l’un d’eux fait une sortie, la miette dans la gueule, rapidement poursuivi par toute la meute qui se regroupe autour de lui. Ils n’aiment pas le melon, ni visiblement les algues très vertes et duveteuses accrochées sur les rochers de la rive. J’observe que les petits évitent soigneusement d’un rapide mouvement de leur nageoire caudale l’approche un peu trop intéressée des plus gros. Ils doivent être carnivores. De temps en temps, une éclaboussure en surface signale qu’un poisson a cherché à fuir en sautant hors de l’eau. 

C’est étonnant comme le paysage le plus calme peut cacher une jungle sauvage obsédée par la quête de la nourriture. 

Pendant ce temps, quelques vautours planent en larges cercles, guettant les bêtes malades ou isolées.

Nous discutons au sujet des poissons : est-ce que les œufs pondus à la fin de l’été restent en léthargie sous les glaces jusqu’à l’été suivant, pour éclore et donner naissance à des poissons qui ne vivraient que quelques mois ? Ou bien est-ce que les petits poissons hibernent sous la glace (à condition qu’il reste encore un peu d’eau libre au fond) et reprennent leur activité à la fonte des neiges ? Mystère. 

Après une petite sieste (courte, parce qu’il fait trop chaud à trois heures de l’après-midi et que nous avons hâte de trouver un peu de fraîcheur dans l’ombre qui grandit au pied de la montagne), nous rendossons nos sacs allégés et montons voir les deux derniers lacs. Les choucards crient sur notre passage en se cachant dans les hautes herbes ou les rochers, je cherche les marmottes et les isards, mais ils se cachent. C’est dur de reprendre la marche et je fais des haltes photos pour me reposer. 

 

Le sixième lac nous fait rêver. Nous sommes seuls, dans un cadre magnifique, et jouissons profondément de ce moment privilégié.

Le dernier lac nous réserve la surprise de nous offrir une caisse de résonance géante avec la paroi rocheuse qui le surplombe : nous crions et l’écho nous répond indéfiniment. Même en chuchotant, le son des voix court sur le lac et s’entend de l’autre côté. 

Après avoir joué un moment, nous réalisons que les nuages recommencent à monter depuis la vallée et menacent de nous engloutir. Les prévisions les plus pessimistes de Jean-Louis semblent se réaliser pour notre retour. Nous profitons des derniers instants de ciel bleu et plongeons dans l’univers ouaté, amusés un instant par le passage entre les deux mondes, où nos ombres gigantesques flottent à l’horizontale, en suspens sur les milliards de gouttelettes. 

De l’intérieur, nous réalisons fort heureusement que le brouillard n’est pas si dense, et que nous y voyons quand même à quelques mètres. Le groupe se resserre et je mets mes pas dans ceux de Richard, qui descend toujours bien plus lentement qu’il ne monte, inquiet pour sa cheville fragile. 

  

Nous arrivons à bon port et terminons la journée par une bonne soupe brûlante à Laruns avant de retourner à la maison vers les 23 heures 30. 

Une nouvelle fois, nous avons passé une journée merveilleuse et il nous tarde de nous revoir pour la prochaine randonnée.