Nous sommes déjà montés sur l'Adarza par un temps couvert, ce qui nous a empêché de profiter de la vue au sommet. C'est la raison pour laquelle nous y retournons. Le sujet principal de conversation est bien sûr le résultat du premier tour des élections présidentielles. Le nom de Le Pen est sur toutes les lèvres et chacun y va de son avis. Jean-Luc est le plus acharné, membre d'ATTAC, il nous distribue des tracts pour notre édification politique. Ceux qui n'ont pas voté le regrettent et assurent qu'ils feront leur devoir au deuxième tour pour faire barrage à l'extrême droite. Des banderoles sont placardées sur la route de Cambo et aussi dans Saint Étienne de Baïgorri, en pleine effervescence car c'est jour de fête basque aujourd'hui. Nous voyons des gens dresser des tentes et sortir les "grosses têtes" des camions. Le service d'ordre est également en train de se mettre en place, avec le filtrage des voitures. Christine et Jeannot y déposent Mikel et sa cousine qui préfèrent s'amuser avec leurs copains que venir prendre l'air sur la montagne avec nous.
Adarza signifie "rameau" en basque, mais c'est aussi un village des environs de Marrakech au Maroc, une région de l'Inde proche de l'Himalaya et un terme sanskrit qui se traduit par miroir, reflet, illustration... Peut-on en déduire qu'il y ait un lien entre les Basques, les Marocains et les habitants du nord de l'Inde ? Je n'irai pas jusque là, mais je souhaite bien du plaisir aux linguistes qui recherchent ainsi les origines de la langue basque.
L'Adarza, qui culmine à 1250 mètres, se situe sur les hauteurs qui entourent la vallée pastorale de Saint Étienne de Baïgorri, à une cinquantaine de kilomètres de l'océan. Les ruisselets qui s'en écoulent se jettent dans la Nive d'Urepel en contrebas. Alentour, nous reconnaissons les crêtes d'Iparla, l'Autza, le mont Oilandoi et sa chapelle, le Monhoa et peut-être même l'Adi bicolore du Pays Quint. La pointe caractéristique du pic d'Anie est toujours enneigée au loin. Plus bas s'étendent les vignobles d'Irouléguy que j'aimerais bien découvrir de la même façon que mes compagnons l'an dernier, en les parcourant à cheval et en 4x4, et en terminant par un bain vivifiant dans les eaux glacées du Bastan près de Bidarray. Ils couvrent une faible étendue mais sont les plus grands du Pays Basque Nord. Les premiers ceps de vigne ont été plantés par des religieux venus de Roncevaux au XIIIème siècle qui s'étaient installés dans le prieuré d'Irouléguy, qui existe toujours.
Cette région a longtemps fait partie du royaume de Navarre, du Xème au début du XVIème siècle (1512 très exactement, date à laquelle la Navarre fut partagée entre la France et l'Espagne), et l'on en reconnaît le style en regardant les pierres taillées, les linteaux gravés et les balcons de bois des belles maisons basques des villages environnant. L'arche "romaine" du sommet nous intrigue. Seule debout parmi un monceau de décombres, elle semble défier le temps, avec ses pierres juxtaposées sans aucun liant ni ciment, choisies pour leurs formes aplaties, mais apparemment non retaillées, disposées en arc plein cintre. J'imagine qu'il s'agissait du portail d'une chapelle ou d'un temple, mais pour le moment je n'en ai trouvé aucune mention nulle part. Quant à sa datation, elle ne peut être qu'hypothétique, puisque le pont dit "romain" de Saint Étienne de Baïgorri remonte seulement à 1661. Par contre, l'église Saint Étienne qui a donné son nom au village a été fondée au XIème siècle, de même que le château d'Etxauz qui a hébergé, entre autres, Bertrand d'Etxauz, évêque de Bayonne lors des procès en sorcellerie, Grand Aumônier de France et Confident de Louis XIII ("roi de France et de Navarre" entre 1610 et 1643). Comme les guerres de religion (XVIème siècle) ont fait rage, ici comme ailleurs, puisque le château a été brûlé à cette occasion, il est possible que les protestants aient voulu créer un lieu de culte isolé...
Peu importe après tout. Cette arche est magnifique, et disposée idéalement sur le sommet d'où nous avons aujourd'hui une vue panoramique. Il fait beau, mais un vent frais balaie les cimes pour nous rappeler que nous ne sommes encore qu'à fin avril. Nous redescendons un peu pour trouver un endroit moins exposé où déjeuner, puis certains s'endorment sans prendre garde au soleil qui brûle leur visage insensiblement. Les nuages reviennent peu à peu, et nous suivons leurs ombres mouvantes qui défilent rapidement sur l'herbe rase des pâturages. Les vautours fauves, profitant de ces mouvements d'air, passent non loin de nous, étalant largement leurs ailes qui peuvent atteindre 2,80 mètres d'envergure. C'est toujours un plaisir de les voir voler, dans un silence trompeur, car il ne signifie pas le calme, mais le guet, et nous voyons leur petite tête se diriger de droite et de gauche, en quête d'un animal blessé ou mort.
D'ailleurs, nous avons vu en montant un groupe de chèvres dont l'une se laissait approcher sans bouger, étendue parmi les rochers, et Pierre a craint, un moment, qu'elle n'ait une patte cassée, jusqu'à ce qu'elle se décide à partir, apparemment indemne. Il faut dire que, tout comme les pottoks, les chèvres des Pyrénées sont à moitié sauvages et ne sont rentrées à la bergerie que lors de la période de mise bas pour permettre la vente des agneaux. Ces chèvres sont de nos jours l'objet d'attentions particulières de l'INRA car elles présentent un intérêt génétique certain (l'INRA a entrepris une analyse génétique du "polymorphisme des caséines" dans cette population). D'une part, elles se différentient profondément des autres races françaises par leur origine ibérique et leur population non standardisée qui comporte de multiples variantes géographiques, ce qui confirme l'ancienneté de leur localisation. D'autre part, elles sont remarquables pour leur rusticité et leur adaptation à l'élevage en montagne dans des conditions difficiles, supportant très bien l'humidité et les longs déplacements. Leur effectif a fortement régressé ces 50 dernières années, ce qui a nécessité la mise en place d'un programme de sauvegarde par le Conservatoire du Patrimoine Biologique de Midi-Pyrénées et le Conservatoire des Races d'Aquitaine. Cette race intéresse actuellement beaucoup une nouvelle génération d'éleveurs et son avenir d'animal de rente, traite pour la fabrication de fromages typés, semble assuré.
Lorsque nous redescendons, l'espace s'emplit du crissement des grillons, signe de chaleur et de l'été pourtant encore loin, et du gazouillis des oiseaux en pleine période de nidification. Je vois dans l'herbe de grandes plumes de vautour, ainsi que du duvet qui doit également provenir de ces grands rapaces. La prochaine fois, il faudra penser à emporter les jumelles pour guetter l'apparition des jeunes dans les nids situés sur les flans des falaises, le long des crêtes d'Iparla par exemple. Étant donné qu'il s'agit d'une espèce protégée, ceux-ci se multiplient sans aucun prédateur, et s'alimentent même en partie grâce aux aires de nourrissage où des hommes viennent répandre des carcasses peu ragoûtantes à leur attention.
Nous arrivons dans la foule passablement imbibée et fatiguée de Saint Étienne de Baïgorri. Les voitures sont garées partout, des prés ont été transformés en parking pour l'occasion, et nous nous garons tant bien que mal en plein centre pour chercher les deux jeunes dans ce chaos bruyant. Une banda passe, au son des gaïtas criardes : je suis fatiguée et j'ai du mal à supporter cette animation. Richard rencontre des têtes connues et bavarde, tandis que Jeannot et Christine découvre que les cousins se sont séparés dès le matin et ne se sont plus revus - tu parles d'un chaperon ! -. Désespérant d'atteindre les comptoirs pour prendre une bière, nous nous décidons à partir, les laissant à la recherche de leur jolie nièce...