Richard a tant aimé notre balade de dimanche au Pays Quint qu'il souhaité y amener son jeune cousin Gianni quelques jours plus tard. Jean-Louis B. et moi-même faisons également partie de l'expédition pour l'Adi, premier sommet de 1 400 mètres depuis l'Atlantique. Il ne fait pas un temps extraordinaire à 8 heures, lorsque nous prenons la voiture, mais durant le trajet nous apercevons par moment des lucarnes de ciel bleu qui nous laissent espérer que le plafond nuageux va se dégager dans la journée. En réalité, lorsque nous arrivons au col d'Urkiaga, il ne fait pas chaud du tout et les hauteurs sont enfouies dans les nuages. Il en faut plus pour atteindre notre moral : nous enfilons nos sweat-shirts, dégustons la moitié du gâteau basque parfumé à l'amande amère acheté à Saint Etienne de Baïgorri, buvons le thé brûlant à la bergamote et au miel que j'ai emporté dans mon thermos, et nous voilà partis !

Gianni se plaint de n'avoir pas dormi de la nuit à cause du café qu'il a bu la veille à midi, mais rapidement son pas épouse celui de Richard, ils ne sont pas cousins pour rien. Pourtant, il a cassé ses chaussures de montagne et marche dans des chaussures de sport à la semelle lisse, sans s'aider de bâtons : çà se voit qu'il a trente ans et qu'il a l'habitude de la haute montagne, monter ne lui fait pas peur ! Jean-Louis B. et moi avançons d'un pas plus mesuré, tout en admirant à loisir la forêt de hauts mélèzes plantés serrés en allées rectilignes, dont les petites aiguilles fines et douces recouvrent le sentier d'un tapis roux, souple, et un peu glissant. Elle alterne avec le bois plus clair des hêtres que je confonds un peu avec les bouleaux tant leur écorce tire vers le blanc. Leurs petites feuilles rondes vert clair clairsemées sur des branches largement étalées à l'horizontale reflètent la faible lumière du jour tamisée par les nuages, composant un tableau qui aurait pu inspirer un peintre de l'époque impressionniste comme Claude Monet, ou encore davantage un pointilliste tel Paul Signac.

Nous suivons un large chemin forestier et découvrons, insérés dans le talus de gauche, de larges conduits bétonnés : la montagne a été creusée de galeries, probablement par les militaires qui ont également construit, çà et là, des "nids de mitraillettes" camouflés sous la terre et l'herbe en taupinières géantes de l'autre côté de la barrière de barbelés qui scinde le Pays Quint bicolore en terres pastorales et friches forestières. A mi-pente, nous atteignons le niveau des nuages dont les vapeurs blanches fantômatiques errent entre les troncs d'arbres, gommes magiques qui estompent les couleurs et les sons. A quelques pas de nous à peine, la forêt s'éteint dans un dégradé de gris, jusqu'à disparaître dans les nimbes impalpables et mouvantes. Je retrouve l'ambiance particulière d'un film japonais vu au cinéma, où rêve sanglant et réalité poétique coexistaient dans un univers de forêt embrumée. Nous passons une barrière et marchons sur l'herbe rase de plus en plus parsemée de rochers.

Le vent s'est mis à souffler violemment, projetant à l'horizontale les gouttelettes fines en suspension dans l'air qui claquent sur le K-way. Mes mains et jambes rougies par le froid ne sentent plus les aiguilles glacées du brouillard. De l'autre côté des barbelés, les arbres ont laissé place aux buissons de bruyère dont les fleurs roses-mauves peinent à colorer la montagne. Un passage dans un creux abrité nous donne une impression de chaleur, vite interrompue par la reprise du vent un peu plus haut. Aucun membre du groupe ne se pose de question : il est évident que nous devons atteindre le sommet avant de redescendre. Nous croisons des groupes de marcheurs, tantôt espagnols, tantôt français, qui sont partis plus tôt dans la matinée et nous indiquent qu'il n'est plus loin - il suffit de suivre les barbelés. A défaut d'esthétique, ils ont au moins l'intérêt de nous servir de fil conducteur, sans cela, nous ne saurions où aller dans cette purée de poix.

Enfin nous voyons la pierre qui marque officiellement que nous sommes au plus haut. Après quelques photos et des remarques désabusées sur le panorama qui aurait dû être "immense" (il faudra revenir dans de meilleures conditions atmosphériques), nous redescendons d'un pas vif, tandis que Gianni, moins couvert que nous, frissonne de froid et trébuche jusqu'à s'étaler en arrière dans l'herbe glissante, à cause de ses semelles lisses. Nous quittons rapidement la zone de roches et d'herbe rase balayée par le vent en courant à moitié et regagnons l'orée du bois où Richard prend quelques photos de groupes d'arbres isolés dans la brume qui forment un décor irréel et plein de charme. Nous déballons notre pique nique non loin de la barrière, et les langues se délient pendant que la nourriture réchauffe notre organisme éprouvé. Gianni, professeur agrégé de chimie, enseigne son savoir aux futurs professeurs des écoles depuis un an, après avoir eu pour élèves des lycéens agités pendant quelques années. Ses opinions plutôt tranchées animent les débats avec Richard, directeur d'école primaire, et Jean-Louis B., rééducateur psychologue en écoles primaires, et ancien professeur d'anglais. Richard le lance également sur son thème chéri de l'astronomie, et Gianni nous donne une explication détaillée de certains phénomènes quantiques difficiles à concevoir pour l'entendement humain. La conversation vole haut. Malheureusement, le soleil toujours très lointain n'arrive pas à chauffer suffisamment l'atmosphère et, plutôt que de faire l'habituelle petite sieste, nous reprenons la marche dans la forêt et retournons dans nos pénates bien plus tôt que prévu.

 

 

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