Le Pic du Midi de Bigorre

L'été indien se prolonge grâce au vent du sud qui adoucit considérablement l'air sur la côte basque. Nous continuons à nous baigner dans la mer qui n'a pas encore rafraîchi au point de nous rendre insupportable l'entrée dans l'eau sans combinaison protectrice.

Après nous être enquis à plusieurs reprises dans la semaine des prévisions météo pour la journée du dimanche 14 octobre, nous prenons la voiture dès 7 heures du matin en direction du Pic du Midi de Bigorre. Il fait noir, nous traversons des pans de brumes qui obligent Jean-Louis à ralentir. Puis le soleil se lève, disque rouge géant au-dessus des collines, tandis que les brouillards matinaux persistants occultent la vue sur les Pyrénées pourtant toutes proches. Il paraît que c'est signe de beau temps, nous dit Max. J'en accepte l'augure.

A 10 heures, après avoir pris un second petit déjeuner dans un village de la vallée (sauf Max, qui fait régime pour arriver à courir aussi vite que Richard au footing bi-hebdomadaire de Chiberta), nous nous garons au col du Tourmalet. Nous enfilons nos chaussures de montagne et endossons les sacs chargés du pique nique et d'un anorak, au cas où. Cela nous fait drôle de voir la station de ski de La Mongie sans neige. Les bâtiments nous paraissent incongrus, disproportionnés et laids, de même que les installations de remontée mécanique. Franchement, ils auraient pu faire un effort architectural d'insertion esthétique dans le site montagnard. Enfin !

La route vers l'observatoire est fermée par une grille. Nous entamons donc la montée directement à flan de montagne, pensant rejoindre la piste rapidement. En nous retournant après quelques mètres d'ascension, nous avons la surprise de reconnaître la silhouette de lamas mêlés à un troupeau de vaches, qui donnent un petit air andin à ces flans pyrénéens. Le ciel est coupé en deux : grand bleu au-dessus de La Mongie et gros nuages annonciateurs de pluie du côté de Barèges. Il n'est pas évident que le temps se maintienne au beau toute la journée. A l'altitude où nous avons garé les voitures, l'air est déjà frais, et la température descendra peu à peu, au fur et à mesure qu nous grimperons vers le sommet. Les montagnes alentour sont à dominante brune, sauf les plus hautes dans le lointain ennuagé, déjà saupoudrées des premières neiges automnales ou bien blanchies par les quelques plaques de neige et de glace mêlées des années précédentes, légèrement ternies par les poussières estivales. L'herbe et les graminées ont pris une couleur paille d'où jaillissent parfois en parterres dispersés les corolles mauves des colchiques. Les teintes, sous le soleil levant, sont dures et franches, les pics nettement découpés dont les pans encore empreints de nuit accentuent l'acuité du relief. Les nuages poussés par le vent laissent traîner leurs ombres qui sautent allègrement les précipices.

Ce n'est pas notre cas : comme nous avons finalement choisi l'option de marcher sur les crêtes, la marche est immédiatement éprouvante. Nous devons grimper dur, sans échauffement préalable, à une altitude où la raréfaction de l'oxygène dans l'air est déjà sensible à nos poumons d'habitants des plaines côtières. Assez rapidement, mon rythme se ralentit par rapport à celui des trois hommes qui me distancent mais restent quand même à vue, m'attendant de temps à autre pour me laisser les rattraper. Jean-Louis, toujours pessimiste, rouspète : "Nous nous trompons de chemin, nous aurions dû rejoindre la route, nous faisons un détour inutile, nous nous fatiguons pour rien à monter et descendre les crêtes au lieu de suivre la route en pente douce, etc., etc." Max, quant à lui, préfère ces sentes de montagne où le pas doit se régler à la nature du terrain, mottes d'herbes sèches, roches dénudées ou pierriers branlants, dans les effluves de serpolet ou d'anis. Richard, guide de l'expédition, contrôle les traits et pointillés de sa carte et interroge, pour plus de sécurité, quelques gardes qui patrouillent en contrebas. Son genou douloureux lui fait regretter de n'avoir pas rejoint aussitôt la route que nous apercevons de loin en loin sur notre gauche. Quant à moi, malgré mes difficultés à avancer à un bon rythme, je préfère comme Max marcher loin de tout signe de civilisation, de cairn en cairn, mes pas suivants les traces de passages de troupeaux errants ou d'autres promeneurs. En bordure du sentier, une famille de marmottes a creusé un terrier profond. Je me penche pour voir s'il est occupé : il me faudrait une lampe-torche, c'est trop sombre. Etant donnée la chaleur, je ne pense pas qu'elles soient déjà endormies de leur sommeil hivernal. Je regarde autour de moi dans la rocaille et guette d'éventuels sifflements, par lesquels elles s'avertissent mutuellement de l'apparition d'une visite potentiellement dangereuse. Malheureusement, elles se cachent et je ne surprends que de petits oiseaux de la taille de moineaux qui volettent d'un pré à l'autre. Les choucards au plumage noir rasent les crêtes et quelques vautours planent en altitude, le long de spirales d'air ascendant invisible. Mon coeur bat la chamade, un voile passe devant mes yeux et j'ai le souffle court. Je m'assieds sur la première roche plate venue, bois une goulée d'eau et extirpe de mon sac ces pruneaux mi-cuits absolument délicieux, onctueux à souhait, apportés d'Agen par ma belle-mère lors de son récent séjour à Anglet. Leur haute teneur en sucre me requinque et, reposée, je peux reprendre ma marche vers le sommet.

Nous finissons par rejoindre la route à l'endroit où elle domine deux petits lacs, l'un brun, peu profond et l'autre vert, avec des reflets bleus du ciel. Il est empli d'algues ou d'herbes et doit probablement abriter en son sein tout un biotope très particulier. J'ai lu récemment que ces lacs de haute montagne ont une eau particulièrement pure et dépourvue de sels minéraux. Cela a deux conséquences. Pour les chercheurs, elle constitue un lieu d'observation du degré de pollution de la haute atmosphère dont les gaz chargés d'éléments issus de l'activité humaine se mêlent aux eaux pures. Il est ainsi aisé de déceler, même en quantités infimes, des éléments exogènes et de les comptabiliser. D'autre part, cette eau très pure constitue pour les êtres vivants qui l'habitent, et en particulier pour les poissons, un milieu particulièrement hostile où ils doivent faire preuve de capacités d'adaptation extraordinaires pour survivre. En effet, la très faible teneur en sels minéraux du lac contraste avec celle, comparativement considérablement plus élevée, des poissons. Ces derniers auraient tendance naturellement à trop s'imbiber (au risque de gonfler et d'exploser) et à perdre corollairement leur substance par le biais de la vessie. Leur survie est à la fois un mystère et un miracle.

Je finis enfin par arriver au sommet où mes trois compagnons, lassés de m'attendre, ont déjà entamé leur pique-nique sur la terrasse ensoleillée de l'observatoire et dans un recoin abrité du vent qui balaie les cimes. La vue est magnifique, bien que les nuages aient commencé à occulter une partie des sommets lointains. Ce pic est disposé en avant de la chaîne pyrénéenne, relativement isolé, ce qui a motivé le choix de ce site pour l'installation des télescopes. Au nord, le regard porte loin sur la plaine parsemée de villes et villages et au sud, la chaîne s'étire, majestueuse. Après nous être restaurés, nous visitons (un peu trop rapidement, il faudra revenir) le musée très intéressant de l'observatoire. J'avais toujours pensé qu'il n'y avait qu'un seul dôme. En fait, il y en a plusieurs, et de tailles et utilisations diverses. Le plus proche du musée est dédié à l'observation du soleil (coronographe), auprès duquel des associations d'amateurs ont installé le leur, qui abrite un petit télescope de 600 mm pour l'observation du ciel nocturne. Un peu plus loin, les autres dômes dressés près d'un gros bâtiment rectangulaire sont également dédiés à l'observation des étoiles par les astronomes du CNRS, basés à Tarbes et à Toulouse.

Lorsque nous entamons la descente (bien plus facile), nous avons la chance de rencontrer l'un des astro-physiciens qui fait une petite marche avant d'entamer son travail de nuit. Je le bombarde de questions. Jean-Louis et Max en profitent également pour lui demander des explications. Quant à Richard, il est descendu comme une flèche, à son habitude, et nous le retrouverons un peu plus bas en train d'émerger d'une petite sieste réparatrice. "Notre" astronome est seulement couvert d'un pull et d'une grosse écharpe de laine, et il renifle de temps à autre (je le surnomme "in peto" en mon for intérieur Rastapopoulos, personnage de Tintin dans Vol 717 pour Sydney). C'est que le froid est vif et nous supportons volontiers nos anoraks, particulièrement lors des passages nuageux devant le soleil d'automne. Il nous explique son parcours un peu atypique : passionné par les étoiles dès sa prime jeunesse, il a fait des études d'ingénieur physicien puis des études universitaires. Il a séjourné aux USA, enseigné en collège et lycée, avant de postuler vers l'âge de trente ans pour un poste au CNRS qu'il a obtenu. Il est donc actuellement chercheur à Toulouse et passe une semaine, deux à trois fois par an, à l'Observatoire du Pic du Midi de Bigorre. Il n'a pas l'oeil directement vissé derrière l'objectif du télescope, la tête rejetée en arrière, comme cela se faisait autrefois. Il travaille dans une salle chauffée, devant un ordinateur qui lui donne sous forme chiffrée le résultat des mesures prises. Il étudie les étoiles variables. Il nous explique en mots simples ce que c'est. Il s'agit d'étoiles dont l'enveloppe gazeuse a tendance à confiner la chaleur au coeur de l'étoile et à ne la laisser s'échapper que par bouffées intermittentes. De ce fait, l'étoile émet des vibrations, des ondes (comme une corde de violon frottée par un archet ou l'air insufflé dans un instrument à vent) que le télescope détecte. Leur analyse permet de reconnaître les éléments qui composent l'étoile. Perfidement, je lui demande son point de vue sur l'utilité de ces recherches pour notre vie de tous les jours. Sans s'émouvoir, il nous rappelle que ce sont très souvent des astronomes ou des scientifiques exploitant des résultats en astronomie qui ont bouleversé notre perception du monde, et par là-même, engendré des modifications dans notre mode de vie par l'introduction de nouveaux concepts (rotondité de la Terre, gravitation universelle...) ou de nouvelles machines (télégraphe, énergie atomique, fusées...). Galilée, Kepler, Newton, Einstein ont profondément influé sur notre évolution actuelle.

Bien sûr, il n'est pas évident à court terme qu'une meilleure connaissance de la structure des étoiles variables puisse avoir une quelconque répercussion sur notre vie terrestre, mais qui sait ? Il se passe souvent des dizaines d'années ou même des siècles avant qu'une recherche fondamentale puisse arriver à une application tangible. En attendant, il sait au moins une chose, c'est qu'il travaille dans un domaine qui le passionne, en collaboration avec des chercheurs du monde entier qui s'associent à son étude et permettent l'observation 24 heures sur 24 de ces objets célestes. Des Australiens, Indiens, Chinois, Américains, Espagnols, astronomes comme lui, unissent leurs observations ainsi que les résultats de leurs réflexions dans des publications auxquelles il contribue également. Personnellement, il n'est pas passionné par l'observation des étoiles proprement dite, mais il exploite durant le reste de l'année les données fournies durant sa semaine à l'observatoire pour en extraire des calculs de modélisation des phénomènes. Je comprends mieux après la description de son travail la raison pour laquelle il m'a déclaré sans ambage qu'il n'avait jamais envisagé de travailler en entreprise !

Nous nous quittons après avoir échangé nos adresses internet : il promet d'envoyer à Jean-Louis une réponse claire à la question (astronomique) qui hante ses nuits et me donne au passage le titre de deux livres de science-fiction, déjà anciens mais qui, selon lui, sont assez proches des dernières recherches pour mieux faire appréhender nos difficultés de perception et de représentation d'un univers aussi immense et complexe. Il lui faut remonter à son observatoire. Il est descendu en 55 minutes (il a chronométré). Il lui faudra davantage de temps pour rejoindre la chaleur de son habitation temporaire.

Nous reprenons la descente d'un pas vif en discutant d'astronomie, bien sûr : Jean-Louis, qui déteste le noir, craint de se faire surprendre par la nuit ! Nous en sommes loin. En fait, elle ne tombera que lorsque nous serons sur l'autoroute, près de notre domicile. Durant tout le retour, nous aurons une vue superbe sur les Pyrénées, aux couleurs mauves, clairement détachées sur le ciel encore clair. Le soleil qui descend sur l'horizon interfère avec les nuages blancs qui décomposent la lumière comme un prisme, en se parant de teintes mordorées puis de portions d'arc-en-ciel à peine ébauchées. Pour éviter que Richard ne bâille à qui mieux mieux, comme à son habitude, nous allumons la radio et zappons d'une chaîne à l'autre, captant des chansons des années 70 ou 80 que nous reprenons en choeur. Quelle bonne journée !