Jean-Louis B. doit effectuer un déplacement à Dijon de trois jours qui ne l'enchante guère. Afin de prendre des réserves de détente et de bonne humeur, il demande à Richard de lui organiser une sortie en montagne pour le vendredi, veille de son départ. Jeudi, le temps se dégrade : dans l'après-midi, la température descend et les nuages accourent du fond de l'horizon, provoquant la fuite éperdue des estivants qui vident la plage de leur présence dans l'espace d'une demi-heure. Le soir, les prévisions météo confirment nos observations et annoncent la pluie pour le lendemain. Les rais de soleil à travers les persiennes au petit matin me font battre le coeur. Je me lève, ouvre grand rideaux et portes-fenêtres, et scrute les nuages, hauts dans le ciel, qui laissent à découvert des espaces de ciel bleu pur. Une heure après, Richard chuchote dans le téléphone (pour ne pas réveiller sa famille endormie) pour me donner rendez-vous à 10 heures : Hourra! Nous partons en balade en dépit des pronostics pessimistes.
Nous prenons la route de Cambo, passons par Espelette, puis Dancharia. Nous laissons l'Alkurruntz ( dont nous avons déjà fait l'ascension )sur notre droite puis nous prenons la voie rurale en face, en franchissant une grille aux larges barreaux parallèles placée au-dessus d'une fosse, infranchissable par le bétail. Nous nous garons au sommet du Goramendi, surmonté de grandes antennes et dont une partie est recouverte de décombres de bâtiments militaires démolis. C'est la troisième fois que je viens ici. La première fois, c'était en plein brouillard, nous avions fait l'ascension à pied et nous étions un peu perdu en redescendant. La deuxième fois, montés en voiture avec les enfants de Max et de Richard, nous avions pu profiter du magnifique panorama sur la côte et les montagnes environnantes. Aujourd'hui, le temps est mitigé : en nous garant, un nuage coiffait l'Irubela, but de notre marche du jour. Le temps de nous chausser, celui-ci nous atteint et nous enveloppe de son humide opacité. Nous cherchons un peu notre chemin, évident par temps clair puisqu'il doit suivre la ligne de crête, mais peu visible en raison des multiples traces et sentiers creusés par les troupeaux de moutons. Nous nous retrouvons face à deux pentes abruptes encombrées de rochers : ce n'est sûrement pas la bonne route. Un peu sur notre droite, nous choisissons de descendre par la pente douce et herbeuse, creusée d'une ornière rougeâtre : cette fois-ci, c'est bon, et le nuage qui s'en va progressivement nous confirme dans notre choix. Nous pouvons naviguer à vue. Des moutons dorment encore, allongés les uns contre les autres, et bêlent à notre passage. Certains ont de grosses cornes recourbées en colimaçon, d'autres pas. De jeunes poulains aux pattes encore tremblantes et la robe pelucheuse et brillante se pressent contre leur mère : les pottoks se déplacent librement dans la montagne, sans surveillance. Quelques uns sont pourvus de cloches, comme des vaches, et d'autres pas. Sous les nuages mouvants nous apercevons parfois le vol en spirale d'un vautour et les prairies sont effleurées par les choucards au coassement bruyant. Nous longeons de petits bois de frênes aux graines cachées dans des bogues brunes, légères et piquantes et observons ces enclos à moutons entièrement murés de pierres sèches empilées sur un petit mètre de hauteur et flanqués d'un kayolar bas (bergerie) recouvert de lauzes. Les herbes et fougères se répartissent le terrain, dessinant des formes énigmatiques de leurs verts contrastés, comme si un paysan fantasque, dont nous voyons le champ voisin labouré de sillons bruns réguliers, était passé avec sa tondeuse, créant les motifs d'un tissu géant pour vêtir la montagne.
Il ne faut pas croire que marcher sur les crêtes signifie avancer à l'horizontale : en fait, nous descendons longuement, puis remontons, pour redescendre encore et atteindre la dernière montée, plus spectaculaire, sur l'Iroubela proprement dit dont le dos étroit dresse vers le ciel, tel un stégosaure géant, ses écailles rocheuses, tandis que les flans vertigineux tombent en précipices jusqu'au torrent dont nous devinons le bruit de la course bien plus bas. S'il y avait de fortes rafales de vent, le sentier pourrait être dangereux, bien que les innombrables crottes de moutons indiquent qu'il est largement fréquenté. De temps à autre, nous apercevons également un reste des confettis répandus par les organisateurs de l'Hirukasko (ascension des trois montagnes de l'Artzamendi, Irubela et Iparla en un jour) à laquelle nous avons récemment participé. Après avoir atteint le sommet, marqué d'un empilement grossier de pierres, nous retournons un peu sur nos pas pour manger dans un espace exempt de crottes. Le temps est doux : le soleil fait de courtes apparitions, vite voilé par les nuages qui ne cessent d'accourir depuis l'ouest embrumé. Les sommets se découvrent tous les uns après les autres, et Richard peut nous les nommer tour à tour, nous faisant deviner notre altitude. Il observe que la perspective fausse les hauteurs relatives, et qu'il semble que des sommets plus bas dominent d'autres qui sont pourtant plus élevés. Après avoir partagé notre repas, nous décidons de chercher une aire propice à une petite sieste méritée. Nous redescendons l'Irubela, oreille dressée symétrique de celle du Goramakil, sur le même massif, mais très dissemblable quant à la forme, bien plus escarpée, et faisons halte sur une esplanade ensoleillée en bordure de la forêt qui recouvre le flan jusqu'à Xumus en bas, où nous avions mangé lors de l'Hirukasko. Comme d'habitude, Richard s'endort dans l'instant. Quelques minutes plus tard, Jean-Louis m'appelle : "Viens voir les vautours !". Nous observons sur la colline en face un manège curieux. Les uns après les autres, planant dans les masses d'air ascendantes au-dessus des vallées, les vautours descendent en une longue courbe giratoire, semblent piquer du nez vers une proie invisible, puis se redressent brusquement, ce qui les freine et leur permet de se poser en douceur sur la pente où ils sautillent maladroitement, encombrés par leurs ailes. Nous supputons la présence d'une charogne, puisqu'ils ne sont pas prédateurs, contrairement aux aigles, de proies vivantes. Pourtant nous n'avions rien vu à l'aller. Les moutons, massés sur le sommet voisin, continuent de brouter, indifférents à la présence de plus en plus nombreuses de ces grands volatiles aux becs et griffes acérés. Ils continuent à arriver, par groupes de deux ou trois, atterrissant puis se répartissant à la queue le leu sur la pente au-dessous des moutons et en masse dans le col qui sépare les deux collines. Nous essayons de les compter : dix, vingt, peut-être cinquante oiseaux. Nous n'en avons jamais vu autant ! Sur le sol, ils se déplacent en sautant sur leurs pattes et parfois en effectuant quelques battements de leurs immenses ailes, qui leur sont plutôt un handicap, lorsqu'ils sont posés sur le sol. Certains les replient, et restent immobiles, silhouettes caractéristiques du vautour au cou nu dont je me remémore la représentation dans les bandes dessinées de Luky Luke ou le dessin animé de Walt Disney sur Mowgli, le livre de la jungle. D'autres, dans une attitude qui calque celle des cormorans qui se sèchent au soleil après leur pêche, étalent leurs ailes, comme suspendues au fil à linge par des pinces invisibles, et maintiennent la position une petite éternité, sans fatigue apparente. Aucuns vautours n'ont l'air de se disputer une quelconque pitance, et nous comprenons peu à peu qu'ils ne se sont rassemblés ainsi en foule que pour faire la sieste au soleil dans le chaume abrité du vent ! Parfois, l'un d'eux s'envole pour se dégourdir les ailes, puis, après un tour au-dessus de la vallée boisée de sombres conifères, retourne se poser, semblant à chaque fois piquer vers le sol, puis il se redresse au dernier instant, se posant avec une douceur que j'admire. Que j'aimerais faire du parapente et planer à leurs côtés, me sentir oiseau le temps d'un vol et m'élever au-dessus des contingences terrestres ! Richard bouge un peu et Jean-Louis le hèle en chuchotant, craignant, malgré la distance, d'effrayer les oiseaux. Nous les observons tous trois puis nous levons et avançons en douceur, afin de les approcher au maximum. Les uns après les autres, rien qu'à la vue de notre tête qui dépasse, ils s'envolent et s'éloignent rapidement, atteignant en quelques courbes ascendantes le firmament où ils tournent indéfiniment sans jamais se heurter. Certains, moins farouches, nous laissent bien les admirer, et le dernier, surpris derrière une butée, s'enfuit dans un froissement d'aile. Nous faisons la dernière ascension d'un pas ferme, et c'est luisants de transpiration que nous rejoignons la voiture, d'où nous admirons une dernière fois le panorama avant de retourner dans nos familles respectives.