Ce plafond nuageux ne va donc jamais partir ? Nous avons déjà failli nous perdre à deux reprises, lorsque nous étions sur l'Adarza, il y a dix jours et également sur les monts Gorramakil et Gorramendi dimanche dernier. Aujourd'hui, jour de l'Ascension, nous avons décidé de marcher depuis Bidarray jusqu'à Saint Etienne de Baïgorri en passant par les crêtes d'Iparla. Il paraît que c'est la plus belle balade des Pyrénées dans le coin, mais encore faut-il qu'il y ait de la vue !

 

Sur le parking du fronton, dans la partie haute de Bidarray, nous nous comptons : il y a deux défections et deux nouvelles recrues, nous formons donc un petit groupe de dix bons marcheurs amoureux de la montagne. Chacun s'équipe, se charge du sac à dos, et c'est parti !

 

Le démarrage est rude. Finalement, ce n'est pas si mal que le ciel soit couvert. Il faut monter quasiment la valeur d'une Rhune (soit environ 900 mètres de dénivelé) pour atteindre les crêtes, et ce n'est pas une mince affaire ! Très vite, nous sommes tous en sueur, et retirons pulls et sweat shirts, malgré le passage dans des sous-bois à l'ombre légère et fraîche. Nous nous ménageons des haltes reconstituantes, nous désaltérons et partageons des barres de céréales, fruits secs ou autres aliments riches en sucres. Pour le souffle, pas de problème : nous devisons et chantons un répertoire très varié de chansons tout en grimpant. C'est Alain le meilleur : grâce à sa mémoire, à son goût pour la musique, ... et à sa pratique assidue des boîtes de nuit ..., il connaît par coeur l'intégralité des textes des chansons de tout style, c'est époustouflant !

 

Le soleil donne des coups de projecteur sur la vallée au travers de déchirures intermittentes d'un bleu voilé, disque d'une luminosité pâle, dont les rayons printaniers nous réchauffent brusquement, et nous obligent à chausser les lunettes protectrices. Chaque brin d'herbe brille des mille éclats projetés par les gouttelettes de rosée suspendues tout du long. Les bruyères en tapis doucement bourrelé laissent pointer leurs minuscules fleurettes blanches, surmontées de tiges souples ornées de clochettes rose-mauve aux teintes vives dont j'ignore le nom. Puis les cumulus redescendent, bloqués contre le flan abrupt des crêtes, qu'ils tentent de franchir en rampant vers nous, pour nous envelopper d'une chape humide.

 

Les grillons des prés envahissent l'air de leurs crissements, les oiseaux vocalisent dans les bois, le paysage est très varié et nous ne nous lassons pas de l'admirer. A un embranchement, fatigués de monter, nous nous trompons (presque) volontairement de chemin pour continuer à mi-pente sur un sentier quasiment à l'horizontale. Mais Max, toujours en tête pour nous photographier de face et non de dos, a pris, lui, consciencieusement le GR10. Pendant plus d'une demi-heure, nous le perdons de vue et Rose s'inquiète. Elle monte avec Christine jusqu'aux crêtes où il nous attend depuis un bon moment, interloqué de ne pas nous voir arriver. Le groupe reconstitué, nous nous arrêtons un peu plus loin pour pique niquer. C'est là que nous réalisons que nous sommes sur un vrai boulevard, que dis-je, les Champs Elysées ! Un vrai défilé de promeneurs passe devant nous et nous salue. Nous parlons avec un jeune Belge qui marche, avec ses 20 kilos sur le dos, depuis la côte atlantique. Il compte ensuite faire du stop pour atteindre l'Andorre, d'où il reprendra le sentier à pied jusqu'à la Méditerranée : un sacré périple pour un mois de vacances en solitaire ! Cela le change du plat pays ! Christine reconnaît tout d'un coup une vieille connaissance et échange joyeusement les dernières nouvelles. J'ai la surprise de voir moi-même une tête connue, institutrice à la retraite qui s'est occupée de mes enfants. Alain retrouve également deux de ses élèves, des dames âgées toutes étonnées de voir leur maître-nageur évoluer en haut de la montagne.

 

Sortis du néant et attirés par les odeurs de nourriture, les insectes nous entourent d'un bourdonnement continu, abeilles, mouches et autres guêpes, sans pour autant nous déconcentrer dans le déballage de nos victuailles.

 

Délestés d'un bon poids, l'humeur égayée par le vin rosé de Richard et le vin rouge de Jeannot, le nougat de Rose et le chocolat de Christine, nous reprenons la marche en longeant au plus près la falaise. Des chèvres sont perchées sur les aspérités d'une barre rocheuse irrégulière, perpendiculaire à la nôtre, qui dégringole vers le bas, peu enclines à se laisser déranger par tous ces humains et sûres de leur refuge inaccessible, d'où elles dominent un petit troupeau de moutons dans le vallon, taches blanches disposées dans l'enceinte d'un cercle sur fond vert. Les vautours profitent de la vue qui se dégage pour surveiller leur territoire en planant en courbes ascendantes ou descendantes. J'admire leurs plumes du dessus, brun clair moucheté de sombre, les rémiges largement écartées pour stabiliser le vol et la tête mobile, toujours aux aguets. Un oiseau de proie plus petit, peut-être un faucon, se laisse tomber comme une pierre et redresse au dernier moment son vol, sans doute avec un mulot ou un levraut dans les serres.

 

Loin du précipice, les pottoks broutent, juments avec leurs poulains de l'année dressés sur leurs pattes frêles qu'elles câlinent à larges coups de langue. Les grillons se sont tus. Est-ce l'heure de la sieste, ou bien avons-nous dépassé l'altitude à laquelle ils subsistent ? Il est vrai que nous constatons par paliers les changements de végétation, auxquels doivent correspondre également des différences dans la faune. Sur les crêtes, seules des plantes courtes aux formes arrondies subsistent, alors qu'au fur et à mesure que nous descendons dans des vallons, nous voyons les buissons croître et les arbres se mettre à pousser. Le mois de mai nous offre le plaisir d'admirer des myriades de fleurs, petites ou grandes, de toutes les couleurs, qui sont un enchantement pour les yeux. Enfin le soleil réussit à vaincre l'humidité ambiante, et nous nous étalons dans les herbes douces et tièdes où nous aimerions nous abandonner aux bras de Morphée. Las ! Une passante nous indique complaisamment que nous n'avons parcouru que la moitié du chemin. Il est bientôt deux heures de l'après-midi, et d'après elle, il nous reste encore quatre bonnes heures de marche ! Alain s'affole. Exceptionnellement, il a décidé de proposer ses cours un jour férié : il doit être rentré de bonne heure pour travailler. Allez ! Tout le monde debout ! Comme nous faisons un aller simple, tout le monde doit suivre pour rejoindre les deux voitures laissées avant le départ à Saint Etienne de Baïgorri pour nous éviter de revenir en stop à Bidarray, ou bien d'être obligés d'effectuer une boucle, bien trop longue pour une seule journée. J'ai du mal à me relever et j'espère bien que la dame d'un certain âge qui nous renseignait a surévalué la durée. Elle prétend que nous avons de nouveau une côte à monter aussi raide et aussi longue que celle qui nous a mené jusqu'aux crêtes. Cela nous paraît peu vraisemblable, mais nous verrons bien.

 

Tout en avançant d'un bon pas, sans oublier d'admirer le paysage, nous discutons ferme. Je raconte à Pierre, qui veut y aller, notre séjour à Enciso dans la Rioja en Espagne, où nous avons observé des traces de pas de dinosaures. Je demande à Richard s'il connaît la date de l'apparition des plantes à fleurs. C'est alors qu'il nous raconte l'une des théories sur la disparition de ces reptiles géants. A l'époque où ils faisaient trembler le sol sous leur poids gigantesque, la Nature a inventé une nouvelle façon de se reproduire, parallèlement d'ailleurs, chez les plantes et chez les animaux. Elle a créé les plantes à fleurs d'une part, et les mammifères d'autre part. D'après Richard, qui se base sur des lectures savantes, les dinosaures (de même qu'une quantité d'autres herbivores) n'auraient pas été capables de s'adapter à cette nouvelle source alimentaire qui commençait à envahir la Terre et à supplanter les autres végétaux moins efficaces. Empoisonnés par ces sucs étrangers, ou plus simplement affamés par la raréfaction de leur nourriture habituelle, ils se seraient ainsi peu à peu éteints, entraînant dans leur disparition les carnivores qui dépendaient d'eux pour vivre. 

 

Bien sûr, cette théorie est moins spectaculaire que celle de la pluie de météorites qui aurait plongé la Terre dans une obscurité profonde, les poussières en suspension dans les airs faisant obstacle au passage des rayons lumineux. Par suite,  les réactions chlorophylliennes des plantes vertes en auraient été inhibées, et donc le processus de création permanente d'oxygène ainsi que le développement de la base de la chaîne alimentaire. D'autre part la température au sol serait descendue de plusieurs degrés, tuant ainsi nombre d'espèces végétales et animales. 

 

Peut-être que les deux théories sont exactes et que l'effet conjugué de ces deux catastrophes naturelles a effectivement eu raison d'une bonne partie des êtres vivants sur terre et dans les mers. Cela, je l'ignore et peut-être l'ignorerons-nous toujours. Il y a eu ainsi plusieurs épisodes de disparitions en masse d'espèces vivantes, celle des dinosaures étant la plus connue du grand public, mais la Terre a toujours su imaginer d'autres formes de vie capables de s'adapter aux conditions nouvelles imposées par l'univers immense.

 

Après après notre halte trop brève et la montée annoncée, que nous trouvons difficile en ces heures chaudes de début d'après-midi, mais moins longue que prévue, nous amorçons la longue descente. Je ne suis pas tranquille : les muscles de mes cuisses tremblent et mes genoux me semblent peu sûrs. Nous évoluons dans un sentier raviné, à la poussière ocre glissante parsemée de gros cailloux instables. Ce n'est pas mieux de marcher à côté, dans l'herbe amassée en touffes irrégulières et mobiles sous le pied qui se tord. Heureusement que j'ai les bâtons pour m'aider. Finalement, c'est plus dur de descendre que de monter, surtout avec la fatigue dans les jambes. De temps à autre, je me retourne pour admirer la chaîne montagneuse qui s'éloigne progressivement. Une ombre géante m'effleure rapidement. Est-ce un archoeopteryx, ce grand reptile volant aux os creux, ancêtre de nos contemporains les oiseaux ? Je lève la tête : à quelques mètres à peine, un vautour à l'envergure imposante passe en silence par dessus un escarpement rocheux. 

 

Les grillons ont repris leur concert : j'ai l'impression d'être en plein été. Notre peau découverte commence à rougir sous le soleil étincelant dans le ciel débarrassé de tout nuage. Les hirondelles fendent l'air à la poursuite des insectes, virevoltant brusquement pour les saisir au vol. Leurs cris aigus percent l'air transparent, moins bruyants cependant que ceux de leurs congénères du sud-est de la France. Nous atteignons le bocage, griffés par les buissons épineux des ajoncs au jaune étincelant, et longeons dans un sous-bois une barrière fruste formée de pierres sèches accumulées en un muret surmonté de branches tordues maladroitement disposées en équilibre. Le temps de s'orienter, et nous retrouvons les voitures où sont remisés au frais dans une glacière deux bonnes bouteilles d'un cidre rafraîchissant et un délicieux gâteau aux pommes onctueux confectionné par Rose. 

 

Nous revenons à Bidarray récupérer les autres voitures ; les plus pressés s'en vont, tandis que nous restons à cinq. Nous dépensons ce qui nous reste d'énergie à faire une partie de pelote, ou du moins, à essayer, car seul Pierre en est adepte. Nous autres, joueurs de tennis, avons des difficultés à nous adapter à la dureté de la balle, la lourdeur de la raquette en bois, et surtout sa dimension, inférieure à celle de tennis, qui fait que je rate le plus souvent la balle ou ne la touche que du bout de la pala ... Nous terminons la journée autour d'une superbe omelette baveuse et d'une salade de crudités plantureuse, assortie d'un bon verre de bière !

 

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Photos 2