Un dimanche à la neige (18 février 2001)
Nous sommes entourées d'un silence ouaté. La neige, d'une blancheur qui n'éblouit pas, est douce et poudreuse en surface, dure et craquelée dessous. Nous avons les doigts gelés d'avoir tant peiné à mettre des chaînes aux roues pour les dix derniers kilomètres de montée et, avant de commencer notre promenade en raquettes, nous buvons avec délice un délicieux thé vert parfumé au miel qui coule, brûlant et fumant, du thermos dans le large bouchon-verre en plastique. Le sang circule de nouveau et notre humeur devient joyeuse. Nous sommes un tout petit groupe à avoir choisi la raquette : Christine, Myriam et moi (et Jean-Luc, qui a dû redescendre dans la vallée chercher des chaînes, et que nous n'attendons pas, ne sachant quand il arrivera). Tous les autres, jeunes et adultes, (soit les occupants de nos cinq voitures) ont opté pour le ski de piste (à l'exception de Marie-Christine qui a proposé de s'occuper de Ramona - 5 ans et la benjamine du groupe - qui fait de la luge). C'est vrai que La Pierre Saint Martin est principalement une station de sport d'hiver équipée de remonte-pentes et télésièges et dont les flans pentus aux sommets environnants aigus font davantage penser à la glisse qu'à la randonnée. Mais je n'aime plus perdre la moitié, si ce n'est les trois quarts de mon temps de la journée, à patienter dans des files d'attente ou à me geler dans les remontées mécaniques, je n'ai plus de plaisir à skier au milieu du monde sur des pistes damées et limitées, spécialement aménagées pour un sport qui exige une très bonne condition physique et des qualités de souplesse et de musculation, que, ma foi, je ne possède plus.
Il a plu tout au long du trajet depuis Anglet. Nous sommes partis vers les 8 heures moins le quart (le quart d'heure de grâce ayant été accordé aux retardataires) et, malgré notre direction constante vers l'est, nous n'avons pas vu le soleil se lever sur les montagnes enneigées. En s'en rapprochant, les gouttes d'eau se sont progressivement transformées en neige fondue, puis en flocons de neige, et le paysage a commencé à se saupoudrer de blanc. Après notre halte pour louer chaussures, skis, bâtons et raquettes, Jean-Louis prend le volant et peu après, nous observons les réactions inquiètes des conducteurs qui s'arrêtent sur le bas-côté pour mettre les chaînes, alors que la route est encore fort praticable. Bientôt, des gendarmes incitent les automobilistes à se garer sur le côté pour s'équiper, tandis que le chasse-neige passe et repasse à toute vitesse. Le temps que nous bataillions, perdions une chaîne, puis l'autre, et la route est redevenue dégagée, les gendarmes sont partis, et nous montons, au ralenti derrière la file de voitures, mais sans encombre, jusqu'au parking de la station.
Sac au dos, nous enfilons nos raquettes et commençons la montée en suivant un petit circuit situé à droite de la station, aménagé pour le ski de fond. Nous devisons de concert, car la vue est limitée, nous avons atteint le plafond nuageux qui nous entoure d'un épais brouillard et nous isole du reste du monde. Il ne neige plus. La brise est faible, et sensible seulement par endroit. Nous sommes chaudement emmitouflées mais il ne fait pas bon s'arrêter : il vaut mieux marcher, cela réchauffe. Soudain, les nuages s'écartent et dans un soleil radieux, nous découvrons la station dans son écrin de montagnes, avec la fourmilière agitée des skieurs, nombreux au bas des pistes et plus dispersés dans les hauteurs. Vite, je sors l'appareil photo pour immortaliser l'instant, mais les nuages reviennent en masse et je n'ai que le temps de faire un cliché. Nous reprenons la montée dans une opacité variable : parfois, nous ne voyons pas au-delà du prochain poteau indicateur de notre circuit, et à d'autres moments, la vue s'étend un peu plus loin. Ce n'est pas désagréable d'avancer dans ce cocon mouvant et silencieux, c'est même très dépaysant. Nous ne sommes jamais inquiètes car le circuit est très bien balisé et la neige sûre et ferme sous nos pas. Arrivées au virage qui marque le retour vers la station, nous sommes encore pleines d'énergie et préférons poursuivre hors piste. Nous prenons nos repères : à droite, la route en direction de l'Espagne sur laquelle circulent quelques voitures immatriculées SS (San Sebastian) ou NA (Pampelune) et sur notre gauche, un grincement métallique de temps à autre indique la proximité d'un tire-fesse. Lors d'une éclaircie, j'aperçois au loin devant nous des arbres qui me donnent envie de pique-niquer sous leurs ramures. Las ! J'ai mal évalué la distance et nous devons bientôt nous arrêter, près d'un buisson tout de même, aux rameaux alourdis d'une épaisse couche de neige, en haut d'une butte. J'étale ma cape blanche sur le sol décapé du sommet, au versant abrité du vent, et nous déballons nos victuailles. Notre assise nous gèle le soubassement, il faut superposer les couches de plastique pour tenir, malgré l'épaisseur de nos vêtements. Je prends mes gants pour m'asseoir dessus, mais sitôt la mandarine et le dernier carré de chocolat avalés, nous reprenons notre marche.
Nous avons décidé de tenter de rejoindre le G.R. de l'autre côté de la haute vallée, que Myriam a suivi en été. Nous rejoignons la boucle que nous terminons et traversons la station emplie des rires et de l'agitation bruyante des enfants qui débutent en ski ou s'activent sur les luges : quel contraste ! Nous passons devant une enceinte en plein air emplie de motifs sculptés dans la neige ou la glace. Dans un coin se dressent les tôles pliées en angle droit qui ont servi de moules pour fabriquer des parallélépipèdes de glace. L'artiste de l'éphémère manie avec dextérité une scie électrique, puis passe au burin. Nous admirons les oeuvres déjà accomplies : des ours, un éléphant aux oreilles géantes, véritable Jumbo pittoresque, des bonshommes de neige et, surtout, dans un coin, un magnifique aigle translucide, ailes dressées à la verticales et tête basse, prêt à s'envoler avec sa proie.
Les yeux emplis de la vision de cette oeuvre d'art, nous reprenons notre marche en longeant une piste de ski nommée "les sapins". En effet, de ce côté-ci, le paysage est totalement différent, plus accidenté, parsemé de gros rochers, et surtout, planté de conifères à la forme très caractéristique, les pins à crochet, les mal-nommés, que j'aurais plutôt appelés "les pins bien accrochés". Ils donnent aux flans de cette montagne un aspect méridional : ceux sont des pins bas pour la plupart, aux formes souvent tourmentées, similaires à celles des tamaris torturés par les vents marins, aux troncs qui jaillissent des endroits les plus invraisemblables, vie surgissant du minéral, recourbés vers le ciel en vrilles acrobatiques, les branches recouvertes de multiples touffes d'aiguilles courtes et droites et de minuscules pommes de pin. Le gel, le poids de la neige, le froid et le vent, la rareté des substances nutritives dans le sol, ont parfois raison de ces végétaux coriaces et des carcasses claires et fines, dépouillées de leur écorce, dressent leurs bras décharnés. Des arbres subsistent, la moitié de leur corps exsangue et l'autre encore vivace, d'autres laissent pendre une branche à demi arrachée, et poursuivent leur croissance dans une autre direction, interrompant le flux de vie des vaisseaux déchirés, pour le réserver aux membres encore intacts.
Tout en montant, le ciel se découvre tout d'un coup, bleu profond, et inonde la nature d'un soleil généreux. Le cadre est magnifique. Nous nous découvrons au fur et à mesure, transpirantes, et obliquons hors piste entre les pins, bâtons en avant comme des aveugles, pour tâter le terrain et éviter les crevasses traîtres, invisibles sous le manteau neigeux. Nous sommes de nouveau seules au monde, en pleine nature à la beauté sauvage et inhospitalière, survolées uniquement de temps à autre par quelque choucard sombre, planant en quête d'une nourriture parcimonieuse. Quel plaisir ! Nous rejoignons bientôt une nouvelle piste éloignée et peu fréquentée que nous longeons en surveillant l'heure, calculant pour être de retour au parking à 5 heures. Un crissement, un cri, un éclat de rire, nous levons la tête pour voir un couple qui dévale la pente imbriqués l'un dans l'autre en une courte chenille : ceux sont des bons ! Ils s'arrêtent en remontant sur le talus un peu en amont de nous, et elle s'écroule derrière lui. Christine pense un moment qu'il s'agit de Nico et Marie-Ch'. Nous attendons pour les voir passer. Il repart (ce n'est pas Nico, et ce jeune homme est plus âgé). Un instant après, elle déboule et vient s'encastrer brutalement derrière son compagnon qui vacille mais résiste, et ils poursuivent leur descente infernale, tout schuss, skis en position de chasse-neige, dans les rires et les éclats de voix. Nous montons encore un peu, pour voir le point de vue et admirer le pic sur notre droite. "Ah!", s'exclame Myriam, "si nous étions parties plus tôt de ce côté, nous aurions pu arriver au sommet !". - Quelle montagnarde ! Elle ne conçoit la randonnée qu'en terme de sommets à vaincre ! Soit dit en passant, elle évoque ceux qui font les 8000 dans l'Himalaya et en reviennent avec des séquelles, notamment cognitives, et doivent être suivis médicalement car ils perdent la mémoire : le manque d'oxygène a atteint leur cerveau qui ne fonctionne plus correctement.
La descente est rapide pour rejoindre le groupe des skieurs. Nous saluons au passage Marie-Christine, le dos cassé mais l'humeur joyeuse, d'avoir remonté Ramona et sa luge toute la journée et croisons une partie des effectifs en train de se regrouper. Les autres sont déjà autour des voitures à s'activer pour le départ. Heureusement, la route est sèche et dégagée, pas besoin de recommencer le cirque avec les chaînes qui doivent être, tout compte réfléchi, inadaptées à la taille des pneus, ce qui explique que nous les ayons perdues en route. Chacun est ravi de sa journée : les enfants racontent leurs exploits, les adultes arborent un visage ouvert et détendu. Malgré le brouillard persistant, chacun a apprécié cette journée de détente et dévore dans la bonne humeur un solide goûter. Nous écoutons les anecdotes des uns et des autres : Jean-Louis a perdu un bonnet (qu'il avait enfilé par-dessus sa cagoule), Max a eu un instant de frayeur en ne retrouvant pas les plus jeunes laissés sur la piste des débutants, Mathieu n'est tombé que quatre fois (!), Jonathan a skié presque aussi bien qu'Ana, sans tomber d'un télésiège, comme cela lui était arrivé l'année dernière, Marie-Ch' a une cheville énorme, Cédric a skié aussi vite que Christine, qui a passé une journée super ! ... Ils sont tous volubiles. Christine, Myriam et moi sommes contentes de notre journée au calme mais enchantées de retrouver nos bruyants compagnons heureux et joyeux, en bon état surtout, et rien de cassé. Il paraît que Jean-Louis s'apprêtait à appeler police-secours pour aller nous chercher : il pensait que nous nous étions perdues au milieu du brouillard ! C'était mal nous connaître !
Nous avons envie de nous retrouver tous ensemble autour d'une bonne soupe sur le trajet, avant de nous séparer pour rejoindre nos foyers respectifs. Malheureusement, c'est dimanche soir et rien de sympa n'est ouvert à Oloron. Je cherche un peu plus loin un restaurant en bord de route, fais une halte dans un terrain vague qui sert de parking à une auberge : seul le bar est ouvert, ils ne servent pas. Jean-Louis est rassuré - vu l'environnement, il craignait qu'on ne nous serve du chat ou du rat bouilli ! Nous retournons donc directement dans nos pénates où nous n'avons guère de peine à trouver le sommeil, sitôt la tête posée sur l'oreiller.