Le récit de Cathy (21 janvier 2001)

 

Qui a dit que la Terre était surpeuplée ? Une fois de plus, nous avons pu constater que, très près de chez nous, il existe des endroits sauvages et quasiment dépourvus d’habitations qui semblent être de petits « bouts du monde ».

Nous avons roulé une heure à partir d’Anglet, en prenant d’abord la route de Cambo, puis en obliquant vers l’ancien poste de douane de Dantxaria. Laissant Souraïde à notre droite, nous sommes passés à travers le superbe village d’Aïnhoa, aux grandes maisons basques majestueuses, aux poutres apparentes, aux murs soigneusement peints en blanc, portes et fenêtres flanquées de larges pierres plates rose sombre de la Rhune, aux rues spacieuses impeccablement entretenues autour de l’imposante église.

Puis nous avons découvert (ou redécouvert pour certains) le village – frontière de Dantxaria, avec l’ancien poste de douane désaffecté, ses « ventas » gigantesques dont la dénommée « Lapitxuri », totalement rénovée, au devant pavé de marbre, a même inspiré un chansonnier du Pays Basque nord (Richard et Pierre se remémorent l’époque où ils y venaient à mobylette). Je ne peux pas dire que ce village ait du cachet : d’immenses magasins procurent aux Français les produits espagnols dont ils raffolent à un prix peut-être encore intéressant pour leurs bourses, qui voisinent avec les inévitables terrains vagues de chantiers en construction et quelques immeubles inesthétiques. Nous quittons la route de Pampelune pour prendre la direction de Zugarramurdi et ses « cuevas de Bruja » (grottes de sorcière) et optons sur notre droite pour une étroite route de campagne, dont l’accès, à la barrière ouverte aujourd’hui, est défendu par une grille au sol qui empêche le bétail de s’échapper de cet enclos géant.

Nous avons l’impression d’entrer dans une propriété privée. Pierre conduit lentement. La route serpente sur les flancs raides et escarpés de la montagne, et n’offre qu’à de rares endroits la possibilité de se croiser avec une voiture arrivant en sens inverse. Le précipice d’un côté et la roche de l’autre n’invitent pas à la prise de risque et l’ascension continuelle tout en virages barbouille légèrement les estomacs des passagers assis à l’arrière. La vue est sauvage et superbe, sur la montagne aux arbres dépouillés de leurs feuilles qui poussent au milieu d’un tapis de fougères rousses, parsemé d’ajoncs en fleurs et de bruyère. Aucun fil électrique, aucun poteau téléphonique, le bitume de la route devient de plus en plus lépreux, laissant place par endroit à la sous-couche de graviers. Des fermes subsistent, isolées, vivant en quasi autarcie. Rose nous signale l’une d’entre elles qu’ils ont longé la fois précédente : le propriétaire cuvait son vin assis sur le pas de sa porte à côté d’une caisse de bouteilles éventrée. Deux énormes truies allongées près du tas de fumier lui tenaient compagnie. Les poules picoraient à petits pas pressés entre les pattes de la vache qui attendait placidement de se faire traire devant la maison. Tous ces animaux vivent au rez-de-chaussée, l’homme se réserve l’étage de la ferme.

Nous chassons devant nous sur la route deux poneys nains à poils longs de proportions imposantes (genre percheron), puis un troupeau de moutons à la laine boueuse. Des pottoks plus élancés broutent plus haut, quasi sauvages. Il fait un temps superbe, qui contraste avec les intempéries essuyées la veille durant mon footing du matin (deux averses gelées dégringolant de nuages couleur d’encre qui accouraient depuis l’horizon sur la mer houleuse).

Nous atteignons enfin le restaurant « Etxebertzeko Borda », but de notre voyage dominical, unique issue de cette route en impasse. Nous nous garons près du fronton où les hommes et le petit Jérémie se mettent aussitôt à jouer à la pelote, tandis que Rose et moi avertissons (en espagnol) l’hôte de notre arrivée et allons voir les bassins d’élevage de truites dont nous nous régalerons au déjeuner.

Mais d’abord, la marche ! Nous reprenons la route bétonnée et l’abandonnons rapidement pour descendre à travers champ et barrière pour rejoindre le sentier qui borde un petit cours d’eau qui hésite entre le ruisseau et le torrent. Nous sommes au fond d’une vallée encaissée qui, malgré l’heure tardive de la matinée, est encore plongée dans l’ombre des montagnes environnantes. Il y fait frais et humide, les mousses épaisses vert tendre recouvrent arbres et rochers de leur masse épaisse arrondie, les fougères y ont pris racine, même sur les branches, et j’ai l’impression d’être de nouveau sous les Tropiques aux forêts remplies de plantes épiphytes. Je cherche les fougères arborescentes et ne trouve à la place que des chênes et autres arbres de nos latitudes aux formes tourmentées, dont nombre d’entre eux sont couchés, à demi déracinés, et persistent encore à vivre. De petits ponts de bois ou simple poutre grossièrement équarrie ou tronc d’arbre jetés en travers enjambent le ru qui scintille aux premiers rayons du soleil de midi. Des affluents dévalent en cascades légères et les talus moussus laissent tomber en continu des gouttes. Jérémie se penche sur une petite mare où frétillent des têtards. Les œufs flottent en algues gélatineuses translucides agglomérées dans l’eau tiède. Pierre enfonce son bâton de marche dans l’eau et déloge des couples de grenouilles en pleine activité de reproduction qui ne se séparent pas pour autant et sautent avec colère, dérangées mais visiblement pas perturbées puisqu’elles continuent sans relâche leur tâche de perpétuation de l’espèce.

Nous délaissons ce petit biotope et reprenons notre marche gaiement vers le « Moulin d’Enfer » (« Infernuko Errota » - tous les panneaux sont en basque, de ce côté-ci de la frontière-). Si j’ai bien écouté Pierre, il s’agirait d’un ancien moulin, fort bien entretenu, mais qui n’est plus en activité, qui aurait été construit il y a 150 ans à l’époque où les troupes carlistes (1ère guerre, puis 2ème guerre) se réfugiaient dans la montagne et devaient y survivre en autarcie, cultivant leurs céréales, dont les sacs de grains portés à dos d’homme (ou bien d’ânes ou de chevaux peut-être) sur les sentiers étroits étaient amenés au fond de la forêt dans une gorge étroite où l’eau, amenée en conduite forcée de quelques mètres, faisait tourner une roue équipée de godets qui mouvait à son tour les meules de pierre abrasive. Nous franchissons le seuil de l’entrée dont le sol est orné de meules sculptées, de part et d’autre de la porte : il y fait sombre ; par un orifice du plancher, nous apercevons la roue à godets immobile. Un mini canal en U de béton d’une cinquantaine de centimètres de large s’échappe à flan de montagne sur le côté opposé, portant le trop plein vers l’aval, tandis que le ruisseau libéré s’échappe en cascades à travers le défilé de roches. Le site est superbe. Nous nous promettons d’y revenir pique-niquer et faire du canyoning l’été prochain.

Nous décidons de revenir par un autre chemin. Nous traversons un petit pont et montons à flan de montagne, désireux de trouver le soleil. Ah ! les raccourcis de Pierre ! Richard nous disait bien de nous en méfier ! Le trajet est superbe, çà oui, d’en haut, nous découvrons la mer, à peine visible, et les sommets alentours, la Rhune, l’Erebi, le Gorramakil, sommet espagnol et bien d’autres que Richard, Max et Pierre s’amusent à reconnaître. Nous apercevons en contrebas le village de Zugarramurdi. Il est déjà plus de deux heures de l’après-midi. Nous craignons de ne plus être servis, si nous nous retardons trop. Heureusement que nous sommes en Espagne, où l’on mange bien plus tard que de l’autre côté de la frontière ! Après nous être désaltérés en buvant la bière allemande (très forte) de Richard et l’eau de Max, nous redescendons au jugé vers le ruisseau, nous courbant sous les branches, accrochés par les ronces, moitié glissant, moitié sautant sur les feuilles mortes qui recouvrent la glaise gorgée d’eau entre les racines. Richard manque de perdre sa chaussure en enjambant un ruisselet, aspirée par la boue gorgée d’eau, sur le passage « sûr » indiqué par Rose.

A notre arrivée, surprise ! le fronton sert de parking à une dizaine de voitures au moins. Je comprends pourquoi il fallait réserver ! Nous qui imaginions cet endroit totalement perdu et oublié du monde, sa table est si réputée qu’ils ne s’offrent que le mercredi comme jour de relâche. Après avoir ôté nos chaussures crottées, nous longeons la sympathique terrasse couverte à retenir pour l’été et pénétrons dans la salle cossue, pleine de convives. Moscatel, asperges et salade variée, petites truites du torrent salées au gros sel, accompagnées d’épaisses tranches de jambon cuit copieusement lardées de graisse, côtelettes des agneaux des troupeaux environnants aux pommes de terre sautées, assorties de rosé de Navarre, puis d’un petit vin rouge espagnol, et enfin, pour couronner le tout, une pleine jatte de mamia, lait caillé de brebis, mangé pur ou assorti de sucre en poudre, ou encore mieux, de miel. Quel régal ! (pas très léger, évidemment, mais nous n’allons pas au restaurant pour faire du régime …).

Le retour se fait dans la joie, Rose, qui a pris le volant d’autorité à son mari, puisqu’elle a touché à peine aux alcools, nous charme de ses cassettes de Joe Dassin, Francis Cabrel et de musiques basques que nous entonnons en chœur. Comme toujours, nous préparons déjà nos prochaines retrouvailles, et organisons une sortie en raquettes de neige, pour varier les plaisirs.