Le Pic du Midi de Bigorre
L'été
indien se prolonge grâce au vent du sud qui adoucit considérablement
l'air sur la côte basque. Nous continuons à nous baigner dans
la mer qui n'a pas encore rafraîchi au point de nous rendre insupportable
l'entrée dans l'eau sans combinaison protectrice.
Après nous être enquis à plusieurs reprises dans la semaine des prévisions météo pour la journée du dimanche 14 octobre 2001, nous prenons la voiture dès 7 heures du matin en direction du Pic du Midi de Bigorre. Il fait noir, nous traversons des pans de brumes qui obligent Jean-Louis à ralentir. Puis le soleil se lève, disque rouge géant au-dessus des collines, tandis que les brouillards matinaux persistants occultent la vue sur les Pyrénées pourtant toutes proches. Il paraît que c'est signe de beau temps, nous dit Max. J'en accepte l'augure.
A
10 heures, après avoir pris un second petit déjeuner dans
un village de la vallée (sauf Max, qui fait régime pour arriver
à courir aussi vite que Richard au footing bi-hebdomadaire de Chiberta),
nous nous garons au col du Tourmalet. Nous enfilons nos chaussures de montagne
et endossons les sacs chargés du pique nique et d'un anorak, au cas
où. Cela nous fait drôle de voir la station de ski de La Mongie
sans neige. Les bâtiments nous paraissent incongrus, disproportionnés
et laids, de même que les installations de remontée mécanique.
Franchement, ils auraient pu faire un effort architectural d'insertion esthétique
dans le site montagnard. Enfin !
La route vers l'observatoire est fermée
par une grille. Nous entamons donc la montée directement à
flan de montagne, pensant rejoindre la piste rapidement. En nous retournant
après quelques mètres d'ascension, nous avons la surprise
de reconnaître la silhouette de lamas mêlés à
un troupeau de vaches, qui donnent un petit air andin à ces flans
pyrénéens. Le ciel est coupé en deux : grand bleu au-dessus
de La Mongie et gros nuages annonciateurs de pluie du côté
de Barèges. Il n'est pas évident que le temps se maintienne
au beau toute la journée. A l'altitude où nous avons garé
les voitures, l'air est déjà frais, et la température
descendra peu à peu, au fur et à mesure qu nous grimperons
vers le sommet. Les
montagnes alentour sont à dominante brune, sauf les plus hautes dans
le lointain ennuagé, déjà saupoudrées des premières
neiges automnales ou bien blanchies par les quelques plaques de neige et
de glace mêlées des années précédentes,
légèrement ternies par les poussières estivales. L'herbe
et les graminées ont pris une couleur paille d'où jaillissent
parfois en parterres dispersés les corolles mauves des colchiques.
Les teintes, sous le soleil levant, sont dures et franches, les pics nettement
découpés dont les pans encore empreints de nuit accentuent
l'acuité du relief. Les nuages poussés par le vent laissent
traîner leurs ombres qui sautent allègrement les précipices.
Ce n'est pas notre cas : comme nous avons
finalement choisi l'option de marcher sur les crêtes, la marche est
immédiatement éprouvante. Nous devons grimper dur, sans échauffement
préalable, à une altitude où la raréfaction
de l'oxygène dans l'air est déjà sensible à
nos poumons d'habitants des plaines côtières. Assez rapidement,
mon rythme se ralentit par rapport à celui des trois hommes qui me
distancent mais restent quand même à vue, m'attendant de temps
à autre pour me laisser les rattraper. Jean-Louis, toujours pessimiste,
rouspète : "Nous nous trompons de chemin, nous aurions dû
rejoindre la route, nous faisons un détour inutile, nous nous fatiguons
pour rien à monter et descendre les crêtes au lieu de suivre
la route en pente douce, etc., etc." Max, quant à lui, préfère
ces sentes de montagne où le pas doit se régler à la
nature du terrain, mottes d'herbes sèches, roches dénudées
ou pierriers branlants, dans les effluves de serpolet ou d'anis. Richard,
guide de l'expédition, contrôle les traits et pointillés
de sa carte et interroge, pour plus de sécurité, quelques
gardes qui patrouillent en contrebas. Son genou douloureux lui fait regretter
de n'avoir pas rejoint aussitôt la route que nous apercevons de loin
en loin sur notre gauche. Quant à moi, malgré mes difficultés
à avancer à un bon rythme, je préfère comme
Max marcher loin de tout signe de civilisation, de cairn en cairn, mes pas
suivants les traces de passages de troupeaux errants ou d'autres promeneurs.
En bordure du sentier, une famille de marmottes a creusé un terrier
profond. Je me penche pour voir s'il est occupé : il me faudrait
une lampe-torche, c'est trop sombre. Etant donnée la chaleur, je
ne pense pas qu'elles soient déjà endormies de leur sommeil
hivernal. Je regarde autour de moi dans la rocaille et guette d'éventuels
sifflements, par lesquels elles s'avertissent mutuellement de l'apparition
d'une visite potentiellement dangereuse. Malheureusement, elles se cachent
et je ne surprends que de petits oiseaux de la taille de moineaux qui volettent
d'un pré à l'autre. Les choucards au plumage noir rasent les
crêtes et quelques vautours planent en altitude, le long de spirales
d'air ascendant invisible. Mon coeur bat la chamade, un voile passe devant
mes yeux et j'ai le souffle court. Je m'assieds sur la première roche
plate venue, bois une goulée d'eau et extirpe de mon sac ces pruneaux
mi-cuits absolument délicieux, onctueux à souhait, apportés
d'Agen par ma belle-mère lors de son récent séjour
à Anglet. Leur haute teneur en sucre me requinque et, reposée,
je peux reprendre ma marche vers le sommet.
Nous
finissons par rejoindre la route à l'endroit où elle domine
deux petits lacs, l'un brun, peu profond et l'autre vert, avec des reflets
bleus du ciel. Il est empli d'algues ou d'herbes et doit probablement abriter
en son sein tout un biotope très particulier. J'ai lu récemment
que ces lacs de haute montagne ont une eau particulièrement pure
et dépourvue de sels minéraux. Cela a deux conséquences.
Pour les chercheurs, elle constitue un lieu d'observation du degré
de pollution de la haute atmosphère dont les gaz chargés d'éléments
issus de l'activité humaine se mêlent aux eaux pures. Il est
ainsi aisé de déceler, même en quantités infimes,
des éléments exogènes et de les comptabiliser. D'autre
part, cette eau très pure constitue pour les êtres vivants
qui l'habitent, et en particulier pour les poissons, un milieu particulièrement
hostile où ils doivent faire preuve de capacités d'adaptation
extraordinaires pour survivre. En effet, la très faible teneur en
sels minéraux du lac contraste avec celle, comparativement considérablement
plus élevée, des poissons. Ces derniers auraient tendance
naturellement à trop s'imbiber (au risque de gonfler et d'exploser)
et à perdre corollairement leur substance par le biais de la vessie.
Leur survie est à la fois un mystère et un miracle.
Je
finis enfin par arriver au sommet où mes trois compagnons, lassés
de m'attendre, ont déjà entamé leur pique-nique sur
la terrasse ensoleillée de l'observatoire et dans un recoin abrité
du vent qui balaie les cimes. La vue est magnifique, bien que les nuages
aient commencé à occulter une partie des sommets lointains.
Ce pic est disposé en avant de la chaîne pyrénéenne,
relativement isolé, ce qui a motivé le choix de ce site pour
l'installation des télescopes. Au nord, le regard porte loin sur
la plaine parsemée de villes et villages et au sud, la chaîne
s'étire, majestueuse. Après nous être restaurés,
nous visitons (un peu trop rapidement, il faudra revenir) le musée
très intéressant de l'observatoire. J'avais toujours pensé
qu'il n'y avait qu'un seul dôme. En fait, il y en a plusieurs, et
de tailles et utilisations diverses. Le plus proche du musée est
dédié à l'observation du soleil (coronographe), auprès
duquel des associations d'amateurs ont installé le leur, qui abrite
un petit télescope de 600 mm pour l'observation du ciel nocturne.
Un peu plus loin, les autres dômes dressés près d'un
gros bâtiment rectangulaire sont également dédiés
à l'observation des étoiles par les astronomes du CNRS, basés
à Tarbes et à Toulouse.
Lorsque
nous entamons la descente (bien plus facile), nous avons la chance de rencontrer
l'un des astro-physiciens qui fait une petite marche avant d'entamer son
travail de nuit. Je le bombarde de questions. Jean-Louis et Max en profitent
également pour lui demander des explications. Quant à Richard,
il est descendu comme une flèche, à son habitude, et nous
le retrouverons un peu plus bas en train d'émerger d'une petite sieste
réparatrice. "Notre" astronome est seulement couvert d'un
pull et d'une grosse écharpe de laine, et il renifle de temps à
autre (je le surnomme "in peto" en mon for intérieur Rastapopoulos,
personnage de Tintin dans Vol 717 pour Sydney). C'est que le froid est vif
et nous supportons volontiers nos anoraks, particulièrement lors
des passages nuageux devant le soleil d'automne. Il nous explique son parcours
un peu atypique : passionné par les étoiles dès sa
prime jeunesse, il a fait des études d'ingénieur physicien
puis des études universitaires. Il a séjourné aux USA,
enseigné en collège et lycée, avant de postuler vers
l'âge de trente ans pour un poste au CNRS qu'il a obtenu. Il est donc
actuellement chercheur à Toulouse et passe une semaine, deux à
trois fois par an, à l'Observatoire du Pic du Midi de Bigorre. Il
n'a pas l'oeil directement vissé derrière l'objectif du télescope,
la tête rejetée en arrière, comme cela se faisait autrefois.
Il travaille dans une salle chauffée, devant un ordinateur qui lui
donne sous forme chiffrée le résultat des mesures prises.
Il étudie les étoiles variables. Il nous explique en mots
simples ce que c'est. Il s'agit d'étoiles dont l'enveloppe gazeuse
a tendance à confiner la chaleur au coeur de l'étoile et à
ne la laisser s'échapper que par bouffées intermittentes.
De ce fait, l'étoile émet des vibrations, des ondes (comme
une corde de violon frottée par un archet ou l'air insufflé
dans un instrument à vent) que le télescope détecte.
Leur analyse permet de reconnaître les éléments qui
composent l'étoile. Perfidement, je lui demande son point de vue
sur l'utilité de ces recherches pour notre vie de tous les jours.
Sans s'émouvoir, il nous rappelle que ce sont très souvent
des astronomes ou des scientifiques exploitant des résultats en astronomie
qui ont bouleversé notre perception du monde, et par là-même,
engendré des modifications dans notre mode de vie par l'introduction
de nouveaux concepts (rotondité de la Terre, gravitation universelle...)
ou de nouvelles machines (télégraphe, énergie atomique,
fusées...). Galilée, Kepler, Newton, Einstein ont profondément
influé sur notre évolution actuelle.
Bien
sûr, il n'est pas évident à court terme qu'une meilleure
connaissance de la structure des étoiles variables puisse avoir une
quelconque répercussion sur notre vie terrestre, mais qui sait ?
Il se passe souvent des dizaines d'années ou même des siècles
avant qu'une recherche fondamentale puisse arriver à une application
tangible. En attendant, il sait au moins une chose, c'est qu'il travaille
dans un domaine qui le passionne, en collaboration avec des chercheurs du
monde entier qui s'associent à son étude et permettent l'observation
24 heures sur 24 de ces objets célestes. Des Australiens, Indiens,
Chinois, Américains, Espagnols, astronomes comme lui, unissent leurs
observations ainsi que les résultats de leurs réflexions dans
des publications auxquelles il contribue également. Personnellement,
il n'est pas passionné par l'observation des étoiles proprement
dite, mais il exploite durant le reste de l'année les données
fournies durant sa semaine à l'observatoire pour en extraire des
calculs de modélisation des phénomènes. Je comprends
mieux après la description de son travail la raison pour laquelle
il m'a déclaré sans ambage qu'il n'avait jamais envisagé
de travailler en entreprise !
Nous
nous quittons après avoir échangé nos adresses internet
: il promet d'envoyer à Jean-Louis une réponse claire à
la question (astronomique) qui hante ses nuits et me donne au passage le
titre de deux livres de science-fiction, déjà anciens mais
qui, selon lui, sont assez proches des dernières recherches pour
mieux faire appréhender nos difficultés de perception et de
représentation d'un univers aussi immense et complexe. Il lui faut
remonter à son observatoire. Il est descendu en 55 minutes (il a
chronométré). Il lui faudra davantage de temps pour rejoindre
la chaleur de son habitation temporaire.
Nous
reprenons la descente d'un pas vif en discutant d'astronomie, bien sûr
: Jean-Louis, qui déteste le noir, craint de se faire surprendre
par la nuit ! Nous en sommes loin. En fait, elle ne tombera que lorsque
nous serons sur l'autoroute, près de notre domicile. Durant tout
le retour, nous aurons une vue superbe sur les Pyrénées, aux
couleurs mauves, clairement détachées sur le ciel encore clair.
Le soleil qui descend sur l'horizon interfère avec les nuages blancs
qui décomposent la lumière comme un prisme, en se parant de
teintes mordorées puis de portions d'arc-en-ciel à peine ébauchées.
Pour éviter que Richard ne bâille à qui mieux mieux,
comme à son habitude, nous allumons la radio et zappons d'une chaîne
à l'autre, captant des chansons des années 70 ou 80 que nous
reprenons en choeur. Quelle bonne journée !