Cela fait quelque temps déjà que Richard veut nous faire découvrir le Pays-Quint, que nous ne connaissons que par ouïe-dire. Cette région très particulière mi-espagnole et mi-française, au fin fond de la vallée des Aldudes, nous intrigue. Ce premier dimanche d'août est la journée idéale : il fait très beau, mais pas trop chaud, le temps est clair et la vue dégagée, les enfants sont contents d'être ensemble et babillent avec animation. Il faut quand même près d'une heure et demie pour atteindre notre destination. La route est belle, nous prenons Pierre et Rose au passage, à Bidarray, ainsi qu'un auto-stoppeur au tee-shirt blanc maculé de taches de vin qui a fait presque toute la route à pied depuis Bayonne, où il a passé la nuit à festoyer.
A l'embranchement pour Saint Etienne de Baïgorri, nous le laissons poursuivre vers Saint Jean Pied de Port et nous pénétrons dans la vallée des Aldudes. La barrière frontalière est relevée, plus symbolique qu'autre chose, depuis le traité de Schengen de libre circulation des marchandises et des gens au sein de l'Europe : plus aucun douanier n'arrête quiconque pour contrôler les papiers à cet endroit. Un grand panneau indique que nous pénétrons en Navarre, Espagne. Rien n'indique le statut particulier de cette zone. La route est belle (sauf une portion partiellement effondrée et réduite de moitié, vaguement consolidée par quelques rochers en contrebas, que nous franchissons au ralenti et avec prudence).
Il n'y a pas foule. Forêts et pâturages recouvrent les montagnes alentour. Un poulain dort sur la chaussée. Nous ralentissons pour lui laisser le temps de rejoindre sa mère sur le bas-côté, imperturbable, qui continue de brouter l'herbe rase semblable au gazon d'un jardin bien entretenu. Nous passons devant une épicerie (venta) mitoyenne d'un bar-restaurant, puis devant la maison du gouverneur du Pays Quint (simple villa isolée en bord de route) et enfin devant deux anciens bâtiments de douane désaffectés, avant d'atteindre le col d'Urkiaga, point de départ de notre promenade.
Voyant l'heure avancer et constatant qu'il n'y a pas d'autre endroit pour nous restaurer, nous préférons retourner sur nos pas pour manger à la venta (exceptionnellement, nous n'avons pas prévu de pique-nique) et remontons ensuite au col pour faire l'ascension de l'Ocoro tandis que les jeunes, peu enthousiastes, préfèrent rester jouer à l'orée de la forêt sous la surveillance de Sabah. Jean-Louis reste avec eux et s'endort sur son livre.Nous montons dans la forêt en suivant la barrière de fils de fer barbelés qui limite le Pays Quint. Il y a de nombreuses palombières, haut perchées pour que les chasseurs n'aient pas la vision gênée par la cime des arbres parés des couleurs automnales à l'époque des migrations. Nous débouchons sur les estives où résonnent au loin les sonnailles des troupeaux de moutons. Là aussi, des cabanes camouflées sous des épaisseurs de fougères sont alignées sur les prés à l'herbe rase.
Par endroit, des "nids de mitraillettes" (bunkers semi-enterrés) rappellent à notre souvenir les époques tourmentées où la circulation à la frontière était sévèrement contrôlée par l'armée espagnole. Les collines sont bicolores, nettement délimitées tout le long des crêtes par ces barbelés qui séparent les pâturages des terres en friche. Nous sommes sur la ligne de partage des eaux : il est étonnant de voir la différence entre les deux versants. L'un est vert, boisé de frênes, de chênes et de châtaigners, l'autre est brun, envahi d'ajoncs, de fougères et de bruyères en fleurs ; les pins aux formes torturées, de petite dimension, annoncent déjà l'espace méditerranéen. Vers le sud, nous apercevons les pilônes élancés des éoliennes de la région de Pampelune. A vol d'oiseau, nous en sommes très proches. Le temps est si clair que Richard peut nous nommer un à un chacun des pics qui nous entoure. Dans le lointain, se confondant presque avec les nuages, nous apercevons les silhouettes à demi-effacées des hautes montagnes des Pyrénées centrales encore partiellement enneigées.
Nous nous asseyons pour profiter tranquillement de la vue que je compare
avec la description de son pays que me fait Adam, étudiant australien
de 22 ans hébergé durant quelques semaines chez Richard.
Là-bas, dans le nord-est (face à la Nouvelle Zélande),
le plus haut sommet ne dépasse pas neuf cent mètres. C'est
une région tropicale : il y fait tellement chaud qu'il ne vient
à personne l'idée saugrenue de faire des randonnées
à pied ou à vélo comme nous le faisons couramment
dans le Pays Basque, d'autant qu'il n'y a aucun point de vue d'où
il pourrait y avoir une vue intéressante sur les alentours. Les
routes s'étirent, interminables, dans un paysage de steppe poussiéreuse
où les seuls animaux visibles sont les cadavres de kangourous qui,
éblouis la nuit par les phares, se sont immobilisés sur
la chaussée et n'ont pu être évités par les
chauffeurs fatigués par les longues distances monotones et rectilignes.
Même la mer est hostile : les fortes pluies du climat tropical entraînent
le ruissellement anarchique des eaux. La rivière transformée
en torrent dévale les pentes, arrachant au passage boue, arbres
et arbustes, au gré de son parcours changeant. Nulle digue ne peut
en pérenniser le lit, nul barrage ne peut en réguler les
flots. Les troncs arrivés à la mer sont rejetés au
bord par les courants côtiers et, portés par les vagues du
Pacifique, manquent d'assommer les nageurs et surfers imprudents épargnés
par les requins et les crocodiles de mer.
Adam profite au maximum des bains de
mer sur la côte basque et découvre avec étonnement
qu'il est capable de faire des randonnées en montagne, d'un bon
pas de surcroît, lui qui s'était présenté à
son arrivée comme un garçon peu sportif à son hôte
(il aura, quand même, le lendemain, de bonnes courbatures, étant
donné son manque d'habitude). Nous redescendons dans les sous-bois
fleurant bon l'humus et les champignons invisibles à notre oeil
peu averti et, après une petite halte à la venta pour y
faire quelques courses, nous nous retrouvons sur les plages d'Anglet pour
bien clôturer la journée par une petite baignade dans les
vagues tièdes de l'Atlantique.