Iraty (17 février 2002)

 

Lorsque nous étions encore en train de nous promener sur la voie romaine près d'Errazu dimanche dernier, nous évoquions déjà le programme des balades à venir. Pierre, Richard et Max examinaient attentivement les pentes et les sentiers en vue de les parcourir ultérieurement en VTT. Ils regardaient les maisons dans la vallée en essayant de se repérer pour savoir à quel village elles appartenaient et réfléchissaient à l'organisation d'une navette afin de partir en vélo d'un point haut. Cependant, malgré le temps clément, il fallait prévoir également le retour du froid - et de la neige - et Pierre se proposait d'interroger Christiane et Jean-Paul sur leur randonnée en raquettes à Iraty qu'ils effectuaient ce même jour.

Finalement, le temps ayant effectivement tourné en milieu de semaine, j'ai pris contact avec la station de ski de fond et de raquettes d'Iraty qui m'a annoncé une chute de neige dans la nuit du jeudi au vendredi de 70 cm d'épaisseur ! Évidemment, cela signifiait un accès difficile en voiture sur les dix derniers kilomètres, mais qu'importe ! J'ai réservé d'emblée une dizaine de paires, à tout hasard, puis j'ai cherché des participants. Le samedi soir, j'étais crevée : le footing du matin dans la forêt de Chiberta m'avait épuisée, j'avais dû enchaîner sans me reposer avec la confection du repas familial puis du gâteau du rugby, faire des va-et-vient l'après-midi pour véhiculer les enfants et acheter le pique-nique du dimanche, bref, si j'avais été seule, je ne serais jamais partie le dimanche à Iraty. Mais une fois de plus l'effet de groupe a joué.

Le dimanche matin, plus de fatigue, nous nous étions regroupés en deux voitures (nous étions neuf participants), celle de Pierre et la mienne, de contenance similaire et nous étions donné rendez-vous au rond-point "Marrakech". Arrivés les premiers, nous avons un peu avancé la voiture pour voir si les autres ne nous attendaient pas plus loin. Puis, nous avons patienté, puis "impatienté" (il faut dire que, d'habitude, c'est nous qui sommes en retard, nous manquions d'habitude). Max, qui ne tenait pas en place, sortait de la voiture pour mieux les guetter et il avait même parcouru l'ensemble du parking, au cas où. Enfin, nous les voyons : nous étions en fait en train de nous attendre respectivement chacun à une extrémité ! Lorsque Max était allé voir, ils avaient décidé d'aller chercher du pain frais pour nous laisser le temps d'arriver... Comme quoi, il vaut mieux toujours se mettre à la place habituelle, et surtout ne pas bouger.

Après ce contretemps, subi dans la bonne humeur, nous avons pris la route pour Iraty. Il pluviote, mais les nuages ne sont pas trop bas. Nous avons téléphoné à la météo locale : il fait -1°C à la station. Nous sommes à la mi-février mais la nature arbore déjà sa parure de printemps, forsythia jaunes, pommiers du Japon rouges, tulipiers mauves, cerisiers blancs, prunus roses, un saule pleureur éclate en pousses vert tendre tout le long de ses rameaux souples, les chatons adoucissent les silhouettes squelettiques des noisetiers. Nous apercevons bientôt la neige, qui descend à un niveau exceptionnellement bas : à Bidarray, les crêtes d'Iparla en sont recouvertes, de même que le Jara au-dessus d'Ossès. A partir de Saint Jean le Vieux, le paysage est un enchantement : le printemps verdoie dans la vallée et l'hiver d'un blanc immaculé rappelle sa présence sur les contreforts montagneux à notre droite. La bruine tombe toujours par intermittence, mais nous laissons derrière nous une brume grisâtre et nous dirigeons vers une zone plus lumineuse.

A seize kilomètres d'Iraty, nous prenons la petite route qui monte sur la gauche vers la station. Nous croisons un chasse-neige dont le conducteur, interrogé par Pierre, annonce que la route est praticable sans chaînes. En fait, ce n'est pas tout-à-fait exact. Il est vrai que nous croisons des voitures qui redescendent non équipées mais certains passages sont réellement délicats à monter. Nous devons nous arrêter. Et c'est là que Pierre nous annonce qu'il a omis de les prendre dans son coffre ! Une seule solution : c'est faire une navette. Nous ne sommes plus qu'à cinq kilomètres du col situé à une altitude de 1327 m. Les hommes équipent rapidement les pneus avant de ma 806 (à plusieurs, c'est plus facile, chacun faisant assaut d'intelligence et de sens pratique pour en comprendre le maniement) et Jean-Louis, qui a pris le volant, nous dépose au premier parking de la station, qui existe depuis 1960, où nous nous mettons vite en tenue (il fait un froid de canard, après la chaleur confinée de la voiture). Nous nous dirigeons vers le local de location de raquettes, à 700 mètres de là, tandis que la voiture redescend chercher les autres qui sont allés se garer plus en aval en prévision du gel de la chaussée en fin de journée. Le "timing" est bon : lorsque nous ressortons raquettes et bâtons à la main, ils passent devant nous et cherchent une place où se garer sur le bas-côté.

Pierre, vite préparé, houspille Jean-Louis : "Alors, tu nous retardes, on n'attend que toi !" Il ne manque pas d'air... Enfin, nous effectuons nos premiers pas en raquettes. Quelques flocons émanent par intermittence des épais nuages blancs, descendent avec hésitation et se posent en silence. La forêt est magnifique. J'ai l'impression de me retrouver au royaume de la Reine des Neiges des contes d'Andersen que je lisais dans mon enfance (ou plutôt chez "Basajaun" - le Seigneur de la forêt - et les "laminak", selon les mythes basques) : hêtres et sapins sont entièrement recouverts d'un manteau luminescent, leurs branches ploient sous la charge inhabituelle. Le vent et le froid ont plaqué des cristaux de neige sur l'écorce rugueuse et le lichen des troncs verticaux. Des stalactites de glace pendent aux talus, accrochées à la terre dénudée ou aux mousses durcies. Je les heurte de la pointe ferrée de mon bâton, espérant en tirer quelques sonorités musicales. Non, cela ne marche pas, elles sont à la fois trop fragiles et trop dures et cassent au lieu de vibrer. Les autres s'en emparent pour jouer et se défier en un duel factice. Aux endroits plus dégagés, la neige craque sous nos pas : il a dû geler dur, sans doute durant la nuit de vendredi à samedi, et une plaque de glace aussi épaisse et transparente qu'une vitre de verre se cache sous la dernière pellicule de neige fluide toute récente. Jean-Louis en tend un fragment à Élisabeth en lui conseillant de le sucer, pour "se réchauffer" : elle n'arrive pas à retrouver l'usage de ses doigts où le sang ne circule plus tant elle est frigorifiée. Je lui conseille de faire de grands moulinets avec les bras, puis échange mes gants avec les siens. Nous reprenons la marche. Au bout d'un moment, elle ne souffre plus. Il ne fait pas si froid que ça, particulièrement dans le sous-bois, mais nous manquons d'habitude et nos corps ont du mal à s'acclimater.

Pierre, qui a pris ses repères au bout d'un moment, veut nous emmener sur les cimes malgré les protestations de Rose. Nous quittons la forêt et entreprenons l'ascension de la montagne dénudée, battus par des rafales de vent glacé. Nous mettons nos pas dans ses pas, dérapant parfois sur une roche dégagée par ceux qui marchent en tête, la raquette à l'oblique et le pied à moitié déchaussé. Nous observons les palombières à moitié enfouies dans la neige. La face orientée au nord offre un aspect grumeleux : la neige s'est transformée sous l'action du vent frigorifiant en bourrelets de glace. Nous réalisons que l'aspect irrégulier des toitures est dû aux bottes de fougères qui servent de camouflage et dont nous n'apercevons plus que quelques lambeaux roussis par le gel. Je m'enfonce brusquement dans une couche élastique : la neige a recouvert des buissons de myrtilles accrochés en bordure de ravin. Quelques cailloux apparents sur l'arête sont recouverts de blocs de glace. Finalement, Rose a raison. Il fait froid, les nuages occultent l'horizon, il n'y a aucun intérêt à gagner à tout prix le sommet d'où nous ne pourrons pas distinguer le pic d'Occabé, point culminant à 1466 m. En outre, c'est plutôt dangereux. Nous faisons demi-tour et regagnons la forêt où nous faisons halte à l'abri pour pique-niquer rapidement, afin de ne pas trop nous refroidir.

Au cours de mes lectures sur internet, j'apprends que les sapins d'Iraty, pourtant bien protégés par un accès difficile, n'ont pas résisté aux forges et verreries installées dans les vallées et dès le XVIIe siècle à la construction navale. Aujourd'hui la forêt d'Iraty est une futaie de hêtres, essence caractéristique des forêts des montagnes basques au-dessus de 700 mètres d'altitude qui y trouve des conditions idéales de croissance. Le sapin est présent dans une faible proportion : Iraty est ainsi la limite occidentale de l'aire naturelle du sapin des Pyrénées. Aujourd'hui, il est pratiqué la sylviculture dynamique du hêtre qui permet d'obtenir des arbres très droits aux houppiers bien développés et équilibrés : ce bois d'œuvre d'Iraty est très recherché, notamment par les acheteurs espagnols et c'est lui qui est choisi lors des concours d'aizkolaris (bûcherons).

Puis nous suivons Pierre hors des sentiers battus. Cela nous procure un sentiment d'ivresse indescriptible, de marcher sur cette neige vierge, poudreuse à souhait, un peu au hasard (mais pas trop, car nous apercevons bientôt des chalets isolés et croisons plus tard une piste damée de ski de fond). Malheureusement, nous n'apercevons aucune trace des animaux qui hantent habituellement ce bois : les cerfs, chevreuils, sangliers, renards, de même que les loups préfèrent les lieux moins fréquentés par cette humanité bruyante. Aucun pépiement d'oiseau non plus. L'un d'entre nous croit juste distinguer un pivert agrippé au tronc d'un hêtre et qui le gravit avec agilité. Les hommes (Pierre, les deux Jean-Louis et Max) retrouvent leur âme de gamins (jamais très éloignée) et secouent les branches basses au-dessus des dames... Puis ils se bousculent et se bombardent de boules de neige. Pierre se met à pousser un gros tronc. Michèle, Elisabeth, Rose et moi nous moquons de lui, c'est qu'il se prendrait pour Obélix, ce fat ! Mal nous en prend ! Nous avons sous-estimé l'équilibre instable de la neige sur les branches : le mouvement insensible s'est propagé jusqu'en haut et, avec un peu de retard, nous nous prenons toutes les quatre une averse blanche et glacée sur la tête et les épaules en poussant des cris d'étonnement et de protestation ! Seul Jean-Paul est très sage.

Nous descendons une pente raide, où Michèle et Élisabeth ne sont pas très à l'aise puis marchons pour nous reposer sur une piste de ski de fond, en prenant garde à ne pas abîmer les traces (en principe, elles sont interdites aux luges, raquettes et marcheurs). Nous contournons parfois des branchages qui jonchent le chemin. Le poids excessif de la neige les a cassés net au point que je crois tout d'abord qu'ils ont été sciés mais pas déblayés. Un tronc a même été fendu sur toute sa longueur et une moitié gît à terre, brisée en plusieurs tronçons tandis que l'autre expose au ciel sa blessure béante. En fin de journée, nous évitons de justesse une branche qui tombe sur notre passage, annoncée par les craquements de rameaux qui freinent sa chute et les amas de neige qui dégringolent en s'éparpillant en un nuage de flocons mêlés de brindilles. Finalement, heureusement qu'il n'a pas fait plus chaud, sinon toute la neige amassée sur les arbres se serait répandue sur nos têtes en une douche glacée !

La neige damée, c'est bien, mais certains s'ennuient rapidement. Ils décident de grimper de nouveau dans la neige profonde directement à flan de coteau. Seulement, Michèle et Élisabeth ne sont pas d'accord et Rose a beau leur crier qu'il ne faut pas se séparer, elles s'éloignent en faisant la sourde oreille. Nous commençons à monter tandis que Pierre et Max sont envoyés en négociateurs. Nous les voyons revenir au bout d'un moment avec les deux rebelles qu'ils ne quittent pas d'un pouce et encouragent abondamment ! Nous nous regroupons de nouveau et faisons une dernière boucle sur le pan de montagne de l'autre côté de la route, que nous traversons dans un crissement de crampons ferrés sur le bitume. Je crois que ce coin de forêt est encore plus joli que l'autre, si c'est possible.

Après avoir passé une haute futaie, nous passons en hors piste à travers un bois d'arbustes déliés (peut-être du sorbier des oiseleurs) à la neige si gelée que chaque branche, chaque brindille, se termine en un doigt de glace argentée : tout scintille et nous avançons dans la neige vierge comme dans un rêve, émerveillés, contournant un arbuste, puis nous baissant pour passer sous une branche basse, en écartant une autre ; la lumière sourd mystérieusement du sol et des arbres et non du ciel, toujours ennuagé. Rose nous fait remarquer l'impression bizarre que cela fait d'avancer, les yeux fixés sur le tapis de neige immaculée : il semble que nous voyons flou, aucune aspérité, aucun relief n'est perceptible, et cette absence de repère visuel nous ferait presque perdre la notion d'équilibre et de verticalité.

Le matériel rendu, nous nous entassons tous dans ma voiture (les sacs sont vides et nous n'allons pas refaire encore une navette) : Max a pris Michèle sur les genoux, Élisabeth est sur Jean-Louis B., Jean-Paul (qui n'a pas la plus mauvaise part) s'est allongé dans le coffre sur les sacs et c'est Jean-Louis qui prend la responsabilité de conduire tout ce monde à bon port, en espérant ne croiser aucun policier, ni aucune plaque de verglas trop coriace. Il fait -2°C à la station, mais la température doit monter très vite en perdant de l'altitude car il se met à pleuvoir copieusement. Nous avons eu de la chance ! Arrivés à la voiture de Pierre, nous nous déchargeons de notre équipage en surnombre et roulons jusqu'à Saint Jean Pied de Port où nous faisons halte pour un goûter reconstituant, crêpes et chocolat chaud. Nous nous retrouverons bientôt, au cinéma, au concert ou bien une autre balade...