La nuque raidie par la traction du sac vers l'arrière pendant la randonnée, les yeux brûlés, malgré les verres fumés, par le soleil, le froid et le vent des cimes, je suis heureuse, calme et détendue et je me remémore les instants qui m'ont marquée pendant cette journée d'ascension de l'Adi.

Nous sommes partis d'Anglet au printemps, et nous arrivons au Pays Quint, une heure et demie plus tard, en hiver. Sur les hauteurs de la vallée des Aldudes, les hêtres et les mélèzes gardent leurs bourgeons clos. Je me souvenais d'une forêt touffue, puisque notre dernière visite datait du mois d'août dernier, mais aujourd'hui les arbres sont nus, le bois lisse des feuillus alterne avec le bois rugueux des conifères qui, par exception à la règle, ont leurs aiguilles caduques. Nous nous sommes garés au col d'Urquiaga. Jeannot traduit ce terme du basque : "le bouleau blanc". Cette appellation remonte peut-être à une époque reculée où le climat plus froid avait répandu sous nos latitudes cet arbre du grand nord disparu par la suite avec le réchauffement du sol qui a permis l'expansion d'essences plus méridionales.

Le sol est recouvert de feuilles et d'aiguilles brunes et nous progressons sur un large passage creusé d'ornières par les tracteurs des bûcherons. La terre est creusée de tranchées encore vives et des buttes artificielles cèlent des blockhaus aux souterrains communicants dont l'un d'eux ouvre vers le ciel un cercle béant où les hommes imaginent la présence d'une tourelle meurtrière munie d'une mitrailleuse virant sur son axe pour arroser de projectiles l'ennemi en contrebas. Richard raconte que sa grand-mère était à l'époque de la seconde guerre mondiale institutrice à Banca, dont elle était la secrétaire de mairie et l'unique francophone (tous les habitants ne connaissant que le basque). Le village avait été déclaré zone interdite et seuls pouvaient y accéder les autochtones. Les bergers n'avaient plus le droit de mener leurs brebis sur les estives, au Pays Quint, puisqu'elles s'étaient transformées en champ de bataille.

Nous montons en petits groupes, et je me retrouve (comme d'habitude) en bout de file avec pour compagne Christine qui a des difficultés à se remettre du trajet sur le siège arrière de sa voiture avec cette montée pleine de virages. Des palombières bien entretenues indiquent que nous sommes à l'emplacement d'une voie de passage des oiseaux migrateurs. Bientôt, nous apercevons sur notre gauche la barrière hérissée de fil de fer barbelé sur quatre rangs caractéristique de cette région. Nous la longeons un bon moment, jusqu'au portail qui nous donne accès aux pâturages et aux pentes plus prononcées vers l'Adi dont nous voyons aujourd'hui clairement le sommet dans l'axe du soleil. Nous quittons l'abri des arbres et nous élançons sur l'herbe rase balayée par le vent glacé : il faut nous couvrir comme pour le ski, bonnet, gants et anorak. Seule la jeune Mikela semble insensible au froid et grimpe vaillamment enveloppée d'un mince tricot de laine, les cheveux ébouriffés remuant comme les serpents de la Gorgone d'une vie indépendante de la tête qui les porte. D'ailleurs, nous devons bientôt traverser un champ de pierres et il semble que nous suivions Méduse, pétrifiant de son regard les marcheurs innocents.

Au fur et à mesure de notre progression, le paysage devient plus grandiose. Les montagnes surgissent alentour jusqu'à l'horizon très lointain. Quelques névés se nichent dans les flans glacés de l'Adi. Des choucas et des vautours nous survolent en cercles lents, indifférents aux bourrasques. Derrière nous se détachent la Rhune, les Trois Couronnes, le Mendaur où nous étions il n'y a pas si longtemps. Parmi les cimes enneigées les connaisseurs décèlent le pic d'Anie, le pic d'Orhy, et même derrière, plus sombre, le pic du Midi d'Ossau, à la double cime caractéristique. Arrivés au sommet, nous découvrons la vallée de l'Ebre et sans doute Pampelune, cachée par un pan de montagne, non loin de là, dont nous n'apercevons que les toits brillants des serres. Au-delà, d'autres cimes enneigées nous intriguent : est-ce que ce sont les monts cantabriques, les cimes des pics d'Europe près de Santander, les sierras sur la route de Burgos ? Les paris sont ouverts, les têtes se penchent sur la carte, évaluant la direction : sud ? sud-ouest ? par rapport au soleil et à l'heure de la montre.

Nous cherchons un endroit abrité pour déjeuner, enjambons les barbelés pour trouver une herbe dépourvue de crottes rondes (sèches, mais quand même !) et nous installons aussi confortablement que possible. Comme les chiens, nous changeons plusieurs fois de place, jusqu'à trouver l'emplacement idéal. Après le repas, une douce torpeur nous prend, malgré la conversation bruyante des espagnols au-dessus de nous. Richard et les deux Jean-Louis s'endorment, la tête enfouie sous leur chapeau, je cherche un emplacement moins glissant pour m'étendre à mon tour tandis que le reste du groupe s'en va faire une promenade digestive vers le bout du plateau. Le calme s'instaure, mes membres s'assouplissent, mes pieds extraits des chaussures de marche lourdes et raides se détendent. C'est étonnant comme le vent est absent ici, particulièrement au ras du sol, où la chaleur du soleil se concentre. D'ailleurs, rapidement, j'étouffe et relève la tête en quête d'un peu d'air frais. C'est alors que je saisis le manège des petits oiseaux des prés, grands comme des moineaux, qui pépient avec excitation. Tout d'un coup, j'en vois deux qui jaillissent de la blondeur des foins brisés de l'été dernier, ils se poursuivent à toute vitesse en zigzaguant jusqu'à un mètre de hauteur puis replongent dans l'herbe verte qui commence à poindre en se becquetant amoureusement. Toute la prairie bruit de ces ébats printaniers et l'air est empli de pépiements d'oiseaux suraigus alors que passe en vrombissant, de temps à autre, un gros bourdon affairé.

Le groupe revient, je me lève pour prendre l'air à mon tour et m'éloigne pendant que mes compagnons s'éveillent. Je marche jusqu'à la limite imprécise où les masses d'air chaudes et froides entrent en contact, non loin de la barrière qui dessine la ligne de crête. La beauté du paysage me saisit, tandis que je m'enfouis de nouveau dans mon anorak. Un grondement monte de la vallée (torrent, train, avion ?) ; il se transforme en chuintement, stridence accélérée des pailles raides secouées et frottées les unes contre les autres, puis en sifflement sur les pierres glacées qui déchirent le son.

Enfin les piquets de bois s'agitent et les fils de fer barbelés se mettent à chanter, vibrant sous la force des molécules d'air qui s'engouffrent avec hargne dans chaque interstice et bousculent violemment les obstacles sur leur passage. Le visage giflé par la bourrasque, je plisse les yeux derrière mes verres protecteurs pour ne pas perdre une miette du spectacle. Puis le vent s'apaise et j'ai chaud de nouveau. Bientôt le bruit reprend et j'en guette les prémices, en sachant désormais la raison et cherchant à détailler de l'oreille les indices de l'approche du monstre invisible.

En redescendant, j'admire les vautours dont le plumage brun clair sur le dos fonce vers la pointe des rémiges écartées jusqu'à un noir profond : ils professent une économie de mouvement exemplaire, épousant à la perfection les formes invisibles des volutes ascendantes. Heureusement que j'ai les bâtons, la descente est presque plus éprouvante que la montée, surtout sur les rochers branlants. J'admire les autres plus habiles, aux jambes plus sûres, qui dévalent à toute vitesse et terminent en courant sur l'herbe douce boursouflée de mottes vertes.

Je revois encore le petit bosquet de chênes perdu dans la brume, tel que nous l'avions découvert et photographié l'été dernier. Aujourd'hui, les teintes sont franches, les arêtes vives sous le soleil radieux, et il n'y a plus de place pour le rêve et le mystère. Près de la barrière, le groupe s'est réuni autour d'un cromlech auquel nous n'avions pas prêté attention à l'aller : pointes de pierre situées en un cercle d'environ 5 mètres de diamètre. Maïté explique que, normalement, il doit y avoir un cercle concentrique intérieur d'autres pierres, maintenant enfouies sous l'herbe et que, bien sûr, l'ensemble était bien plus dégagé de sa gangue de terre qu'il ne l'est à présent. Les questions fusent : de quand date-t-il ? Qu'est-ce que cela signifiait ? J'essaie d'apporter quelques éléments de réponse. Les cromlechs ont été érigés à la fin du néolithique, avant l'âge des métaux : menhirs, dolmens, étaient dressés par les hommes préhistoriques dont nous ne pouvons qu'imaginer les motivations : religieuses, astronomiques, sépultures ou lieux de fêtes. Ils vivaient à cette époque extraordinaire où les fondements de notre vie actuelle ont été instaurés : sédentarisation, élevage, agriculture, premiers villages et cités, artisanat. Il ne faut pas croire que ces pierres dressées étaient le fait d'âmes frustes et peu évoluées : à la même époque ont été peintes les grottes de Lascaux, de Gargas et d'Isturitz-Oxocelhaya, des sculptures d'une grande finesse étaient élaborées en pierre, bois de renne, en os ou même dans l'ivoire des dents. Il est dommage que se soient perdues les matières putrescibles comme le bois, le cuir ou les fibres végétales dont ils façonnaient peut-être aussi des merveilles d'art et de sensibilité.

Nous retirons les anoraks pour pénétrer dans la forêt abritée du vent. En cette heure chaude, les fleurs se sont ouvertes et même quelques bourgeons se fendent le long des branches et laissent entrevoir les boules vertes des feuilles ou aiguilles encore tout enroulées sur elles-mêmes. Des violettes s'étalent en nappes précieuses, des renoncules baissent encore la tête, les premières jonquilles éclatent d'un jaune éblouissant : ici aussi, le printemps arrive, avec quelque retard mais d'autant plus rapide à se mettre en place. Max et Xavier nous attendent pour que nous prenions à la suite du groupe un sentier de traverse odorant parmi les mélèzes qui offrent sous nos pas le doux tapis de leurs aiguilles souples, vestige de l'an passé. Nous ne manquons pas de faire une halte au retour pour boire un pot à la venta qui marque l'entrée du Pays Quint et je fais provision de nougat d'Alicante en prévision d'une balade prochaine...

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