Buztanzelhay
L'automne
est la saison idéale pour faire des photos : la netteté extraordinaire
du paysage due à l'absence de brumes diffuses, l'angle rasant des
rayons du soleil qui accentue les contrastes et allonge les ombres, les
feuillus aux couleurs chatoyantes et les flans des collines roussis par
les fougères fanées qui font ressortir la verdeur des prés
contribuent au charme indéniable de ces promenades d'une année
finissante.
Ce
dimanche 15 décembre 2002, nous avons eu la chance de partager notre
amour du pays avec deux néophytes, Yann, Breton récemment
arrivé sur la côte basque, et Dominique, belle-soeur de Max,
originaire d'ici mais qui vit sur l'île de la Réunion et a
pour habitude de se tourner davantage vers la mer que la montagne. Michèle
est nouvelle dans notre groupe mais elle est accoutumée à
la randonnée : c'est une amie de Christine et Jeannot et nous avons
déjà fait sa connaissance lors de notre visite guidée
à la ría
d'Urdaibai.
Il
y a toujours un risque à amener de nouvelles recrues. Nombreux sont
ceux qui ne sont jamais revenus, découragés par le côté
sportif de cette découverte du milieu. C'est qu'il y a une grande
différence entre marcher en ville ou faire la promenade du bord des
plages, et entreprendre une randonnée sur la journée, pique-nique
dans le sac à dos, en faisant l'ascension d'un pic avec un dénivelé
compris entre 800 et 1200 mètres en général. Bien que
nous ne marchions pas tous à la même vitesse, nous avons maintes
fois constaté que le niveau du groupe, à force d'entraînement,
s'est élevé et que nous progressons à un rythme relativement
soutenu, avec peu de haltes récupératrices.
Le
Buztanzelhay est une montagne située non loin de Saint Etienne de
Baïgorri : nous avons emprunté une petite route sans indication
particulière à notre droite au village de Leispars où
nous sommes montés au gîte d'étape indiqué sur
la carte au 50 000ème, et avons fait halte près d'une ferme
dont la propriétaire nous a aimablement donné la permission
de nous garer sous un arbre devant chez elle.
Dominique,
en tenue légère, jogging et blouson, le teint bronzé
et les cheveux clairs vaguement nattés sur la nuque, montre de suite
qu'elle est une sportive. Habituée au footing, vélo, musculation
et natation, elle monte sans peine en nous faisant part de sa vie dans cette
île lointaine. Yann, plutôt marin, force de la nature que nous
avons vue à l'oeuvre à l'assaut des vagues fraîches,
membre de notre nouvelle association AASSC des nageurs en toute saison,
remplace l'entraînement par la volonté et, bien qu'il peine
un peu, de son propre aveu, dans les derniers raidillons, n'est pas homme
à se laisser décourager.
Tous
deux apprécient, comme nous, la beauté du paysage et la douceur
étonnante de l'air. Nous avions prévu anorak et gants de ski,
pull à col roulé et bonnet et nous nous attendions à
de fortes bourrasques en altitude. En fait, si nous nous refroidissons effectivement
rapidement à l'arrêt, il faut par contre nous découvrir
dans la montée, sous peine d'étouffer sous nos vêtements
qui ne laissent pas s'évaporer la transpiration. Yann, équipé
d'une chaude veste de quart, finit par en convenir et la quitte à
mi-pente.
Après
avoir gravi un moment un sentier encaissé dans un petit bois, nous
découvrons progressivement la vue sur les montagnes enneigées,
le Pic d'Orhy, point culminant du Pays Basque, et le sommet effilé
du Pic d'Anie, plutôt dans le Béarn, bien que les Basques le
revendiquent également. Depuis le Buztanzelhay, la vue porte loin
également jusqu'à la côte, où nous reconnaissons
Biarritz, entre deux ondulations, puis Anglet, et au-delà, le ruban
sableux de la côte landaise, avec l'étendue brillante du marais
d'Orx. La mer, confondue dans le bleu laiteux du ciel, est peu perceptible.
Max,
qui a désigné en cours de route à Dominique le Mondarrain,
où il emmène le groupe faire de l'escalade, lui montre, après
le pique-nique au sommet, le parcours de l'Hirukasko sur les montagnes proches
de l'Irubela, de l'Artzamendi et d'Iparla : elle est impressionnée.
Sur l'île de la Réunion, le fils aîné de Jacques
(frère de Max et mari de Dominique), qui est professeur de pelote
basque là-bas, a participé à la traversée de
l'île ("Le grand raid") qui représente quelque 8
000 mètres de dénivelé positif (et autant de négatif)
et 125 km de distance
avec
2200 participants en 2001 (informations impressionnantes sur l'organisation
du grand raid : http://m.jourdan974.free.fr/diago_sous.htm). Les meilleurs
font le parcours en 17 heures et les plus lents en 60 heures. Je crois qu'il
l'a faite en 40 heures environ, en se reposant 6 heures dans un gîte
car il souffrait trop des muscles. Quelle famille de sportifs ! En plus,
le temps était détestable cette année et Dominique,
qui s'était proposée comme bénévole au point
de ravitaillement du cirque de Mafate, avait été émue
par la joie avec laquelle les concurrents la rejoignaient, trempés,
transis et épuisés, heureux de boire enfin un café
chaud et reconstituant.
Dans
la descente, nous croisons un chasseur posté dans sa cabane, l'arme
au point. Nous passons le plus discrètement possible tandis que nous
entendons au loin souffler dans un cor. Plus bas, deux vieux au visage rubicond
se tiennent près de deux voitures tout terrain. Un chien proteste,
enfermé dans une remorque basse sans fenêtre. Il paraît
qu'ils chassent le sanglier. Ils pestent dans un français rocailleux
au lourd accent basque : "Ces chiens, ils sont distraits par les chevreuils
et s'égarent de la piste !" Nous les entendons effectivement
pousser au loin cet aboiement caractéristique des chiens de chasse.
Cette année, paraît-il, un vieil homme passait à bicyclette sur une route de montagne, et il a été tué net par une balle qui a traversé le corps d'un sanglier et l'a touché à son tour : le pauvre, il est vraiment passé pile au mauvais moment et au mauvais endroit ! Les chasseurs sont équipés d'armes de plus en plus puissantes, il vaut mieux que nous ne traînions pas trop par ici.
Comme
d'habitude, les hommes n'ont pas voulu faire un simple aller-retour et nous
effectuons donc une boucle en nous guidant sur la carte. Cela fait un moment
que nous marchons dans un bois en direction d'Urdos et soudain, qui reconnaissons-nous
au détour du chemin ? Ce même vieux Basque fort sympathique
qui nous avait longuement parlé l'an dernier de sa jeunesse de berger
en Californie et de sa vie dure au pays ! Bien sûr, il ne nous remet
pas, mais on voit qu'il aime toujours autant les randonneurs et qu'il lie
conversation avec un plaisir renouvelé. Michèle discute avec
lui directement en basque, tandis que Christine écoute. Il nous invite
même, dans un langage pittoresque, mêlant les deux idiomes que
Michèle nous transcrit du basque : "Si vous vous "emmerdatzen",
venez boire un pot à la maison !"
Comme
il nous accompagne jusqu'à son village, il nous confie un peu son
histoire : Urdos s'est totalement vidé de ses habitants. Autrefois,
l'école a hébergé jusqu'à 60 enfants. Elle a
été vendue et appartient désormais à un particulier.
La grande maison du "seigneur" des lieux qui a fait bâtir
la petite église afin d'y marier sa fille a été convertie
en gîte d'étape. Il ne doit pas être aisé d'en
chauffer les pièces, très hautes de plafond, et largement
ouvertes sur l'extérieur par de vastes fenêtres à meneaux.
Michèle déplore que l'on n'aide pas davantage les gens à
rester chez eux, mais je lui rétorque qu'il ne faut peut-être
pas trop idéaliser la vie paysanne. Qui voudrait de nos jours mener
une vie aussi dure que celle que nous raconte ce vieillard ? Lui qui a gardé
ce long pas régulier de berger qui a arpenté la montagne sa
vie durant raconte que son fils (ou petit-fils ?) va chercher les brebis
en moto-cross ! Le monde a changé, et il ne le déplore absolument
pas : "Avant, il n'y avait pas de retraite, pas de sécurité
sociale..., cela m'est égal de rester seul ici. A mon âge,
je ne vais pas partir."
Il
faut que nous le quittions, le soir tombe vite en cette saison et nos voitures
sont encore loin. Nous prenons une petite route de campagne peu fréquentée
d'où nous apercevons les falaises en haut desquelles nous marchions
tout à l'heure. Le ciel passe par tous les dégradés
de bleu, du plus clair au plus sombre à l'est. Le soleil frappe de
ses derniers rayons les cimes enneigées qui se nimbent d'une teinte
rosée et se détachent, irréelles, sur la nature brusquement
assombrie. Cet instant est fugace. Le temps de réaliser qu'il serait
bien de fixer ces images sur la pellicule, les lumières s'estompent
et une brume légère nous voile l'horizon.