Une conférence intéressante

"Le monde basque : expression sociale et linguistique d'une logique égalitaire"

par Anne-Marie Lagarde, à la maison franciscaine Zabalik de Saint Palais, le 25 avril 2002

C'est ma sœur Caroline qui m'a entraînée hier soir, après avoir lu un article sur la Semaine du Pays Basque qui avait éveillé son attention. Le titre de la conférence est un peu rébarbatif, mais le sujet traite en fait de l'hypothèse de l'organisation initiale des Basques en société matriarcale et des indices que l'on peut trouver dans certaines caractéristiques grammaticales de la langue basque.

Nous n'étions jamais venues, ni l'une ni l'autre, à Saint Palais, et ignorions même sa localisation et la route à prendre. Cela a donc été un double retour aux sources que de circuler, une fois sorties de l'autoroute de Pau à la hauteur de Bidache, dans cette campagne isolée aux fermes traditionnelles et aux champs bardés de barbelés, d'autant que nous nous sommes trompées en bavardant et avons fait un détour par Hasparren, et d'autre part, d'entendre parler de nos origines, nous qui avions toujours vu notre grand-père étudier la langue basque sans jamais nous en faire l'apprentissage.

Après avoir un peu erré dans le bourg et demandé notre chemin à une bande de jeunes aux boosters et motos pétaradants nous nous sommes introduites en catimini dans la salle bien remplie d'auditeurs (au moins une trentaine) alors qu'une personne était déjà en train de présenter la conférencière. Lorsqu'elle a pris la parole, nous nous sommes inquiétées : elle s'exprimait en basque ! Difficilement, certes, en cherchant ses mots, et apparemment avec une prononciation approximative, comme quelqu'un qui parle une langue étrangère apprise trop tard pour se l'approprier complètement, mais tout de même du basque ! Avions-nous fait tout ce chemin pour rien ? Heureusement, au bout de cinq minutes, le flot irrégulier s'est interrompu, et elle a enchaîné en français, dans une langue parfaitement fluide où elle se sentait visiblement plus à l'aise. Ouf !

Elle s'adressait à un public de connaisseurs, d'initiés, bascophones, bascophiles, basquisants, qui avaient probablement déjà beaucoup lu et réfléchi sur leur basquitude et leur spécificité en tant que basques, et je me sentais très novice en la matière, avec mes dix leçons d'assimil de basque et mes quelques séances de chant choral basque à Ibaialde. Elle a su cependant s'exprimer de telle façon que même quelqu'un d'ignorant pouvait comprendre son exposé.

Son objet n'est pas de faire une peinture, actuelle ou passée, de la civilisation basque, mais d'en analyser les structures pour en relever ce qui la distingue des civilisations indo-européennes au milieu desquelles elle a réussi à subsister. L'unité de base de la société basque (du "social", comme elle dit) est l'etche, qui n'est pas seulement la maison (la ferme à l'origine), mais aussi un concept. C'est un bien inaliénable, indivisible, rattaché au cimetière par un chemin. Dans l'etche vit la famille étagée sur trois ou quatre générations (grands-parents, parents et enfants) qui coexistent sur un même pied d'égalité. Chaque etche a droit à une voix dans la communauté paroissiale qui délègue à son tour un représentant (également une voix) à l'assemblée générale de la vallée et ainsi de suite jusqu'à la province avec la représentation au biltzar - assemblée représentative des communes du Labourd - (ou son équivalent dans les autres provinces basques). Il n'y a pas de roi, c'est une société démocratique dont la cellule de base est l'etche. Je réalise en écrivant que cela signifie que ceux qui ne possèdent pas d'etche n'ont pas voix au chapitre. S'il y a davantage de cadets que d'aînés à marier, ceux-ci en sont réduits à se marier entre eux. Il se crée alors des "etche-gorri". J'ignore si ces entités avaient les mêmes droits que les autres. Je compare à notre suffrage universel où c'est l'être humain adulte qui a droit au vote, et je trouve ce système un peu curieux, qui oblige des maisonnées entières, aux occupants d'âge et de sexe différents, à se mettre d'accord pour choisir leur représentant.

Chaque etche entretient des relations étroites avec les trois etche voisines, de façon à ce qu'il n'y ait pas de jalousie. C'est un système d'entraide élevé au rang d'une véritable institution (aitzgoa).

Cette organisation sociale est basée sur le droit d'aînesse "intégral" qui s'exerce indifféremment, que l'aîné soit une fille ou un garçon. L'aîné(e) hérite de l'etche, c'est-à-dire d'un bien et d'un nom, lors de son mariage ; le nom introduit une symbolique, c'est celui de la maison, c'est un nom de lieu ("à la hauteur de l'église", "en haut de la colline") appelé domonyme (par opposition au patronyme, nom du père). Les cadets prendront le nom de l'aîné. Le mariage de l'aîné s'effectue de préférence avec un(e) cadet(te) d'une autre famille qui apporte une dot (une armoire, une petite somme d'argent, des draps, nappes...) fournie par ses parents comme une part d'héritage à cette occasion. Cette dot permet à ce dernier (ou cette dernière) d'accéder au rang de "seigneur". En effet, tout possesseur d'un etche est noble, et tout le monde peut devenir noble par mariage. Un mariage entre deux aînés est très mal vu et découragé par la pression sociale : la société basque initiale est anticapitaliste et rejette l'accumulation de biens ; elle favorise la protection de l'etche mais non le regroupement au sein d'une même famille de plusieurs etche. A partir du moment où l'aîné(e) est marié(e), il (elle) se trouve de plein droit à égalité avec ses parents et ses grands-parents (c'est une situation unique en Europe), à tel point que l'ancienne dénomination de grand-père "osaba" signifie à présent "oncle", et c'est un mot dérivé de "aïta" (père), "aïtatchi", qui a pris sa place sous l'influence de la société patriarcale environnante. En fait, grands-parents, parents et enfants mariés (fils aîné et belle-fille ou fille aînée et gendre) deviennent du point de vue de l'autorité des uns par rapport aux autres comme frères et soeurs. C'est ce qu'on appelle la coseigneurie des jeunes et des vieux. Le système de parenté est ramené à deux degrés.

En ce qui concerne le départ obligatoire des cadets (et cadettes) de l'etche, souvent mal perçu et mal compris par les historiens et sociologues, la conférencière l'analyse comme la coupure obligatoire du cordon ombilical : le père sépare ses enfants de l'emprise maternelle, c'est l'abandon de la part impartageable (la mère). D'autre part, ce renvoi correspond à l'interdiction de l'inceste qui existe dans les sociétés humaines depuis des temps immémoriaux et l'obligation pour les jeunes adultes d'aller chercher un époux (une épouse) qui ne soit pas un frère (une sœur). C'est également la reconnaissance du tiers-père, qui permet à l'enfant d'accéder à l'état adulte. Le départ des cadets forme le fondement du "social". Il se crée ainsi des maisons-soeurs (lorsqu'un cadet épouse une aînée ou inversement).

Cette égalité parfaite de traitement de l'homme et de la femme se reflète dans une tournure désuète improprement appelée tutoiement et considérée maintenant comme vulgaire et trop familière (bien qu'elle soit encore employée, très rarement, et surtout dans le sens parents-enfants). Après l'emploi du pronom personnel "hi" (tu), le verbe transitif est suivi ou bien d'un "n", si on s'adresse à une personne féminine, ou bien d'un "k" si on s'adresse à une personne masculine. Cette tournure très sexuée ("toka-noka") a été considérée dès l'avènement de la chrétienté au Moyen-Age comme un manque de pudeur et c'est une forme plurielle "zu" asexuée qui est venue remplacer ce tutoiement trop gênant (parce qu'il désignait le corps de façon trop directe). A l'origine, "zu", marque de pluriel (vous), était adressé aux personnes puissantes, pour leur montrer qu'elles valaient plusieurs personnes (on leur parlait au pluriel), c'était une métaphore du pouvoir. Il n'y a pas non plus de dominance de genre en basque (en français, tout le monde se souvient de la règle "le masculin l'emporte sur le féminin" lorsqu'on marque le pluriel), mais une reconnaissance des sexes à part égale. Maintenant, la forme de politesse s'exprime avec une forme à la troisième personne du singulier, "berori". Le "toka-noka" a été évacué à partir du XVIII° siècle avec l'avènement du catholicisme (qui ne s'adresse qu'aux garçons), et une véritable chasse aux sorcières et au féminin. Le système égalitaire glisse alors vers une société hiérarchisée.

Un deuxième coup a été porté à l'égalité au moment de la Révolution Française. Ce système sexuellement indifférencié d'héritage de l'etche (de même que l'attribution des dots) a été purement et simplement interdit, et il a fallu toute la complicité des notaires pour réussir à maintenir indirectement, jusque vers 1950 environ, cette structure sociale incompatible avec la société patriarcale française très hiérarchisée, dans laquelle la femme avait juridiquement et socialement une position très inférieure à l'homme. Voici des coutumes qui étaient inconcevables dans la société française : une vieille coutume de Basse-Navarre notée au XVII° siècle interdisait à quiconque d'obliger un garçon et une fille à se marier contre leur volonté ; une fille pouvait témoigner dès l'âge de 12 ans, un garçon à 14 ans ; le viol était puni de la peine de mort (plus tard, le viol d'une roturière deviendra moins grave que celui d'une noble). Dans le même ordre d'idées, la création poétique est l'apanage des femmes. Sur le plan religieux, il se crée l'ordre des Benoites qui détiennent le monopole de la fabrication du linge et, outre leurs activités strictement religieuses, jouissent de l'indépendance économique. Elles ne sont pas les seules. Les femmes ont une activité économique à l'égal des hommes et peuvent être armatrices, chefs d'entreprise et diriger leur ferme.

Notre conférencière insiste pour montrer qu'une telle structure n'a pu exister que dans une société matriarcale, c'est-à-dire fondamentalement égalitaire sur le plan du traitement des sexes. Les historiens, sociologues, anthropologues (tous des hommes) considèrent que, si des sociétés matriarcales ont pu exister, et encore, ils en doutent et pensent plutôt qu'il s'agit d'un mythe, cela n'a pu être que dans des temps très anciens. Si elles ont disparu, c'est forcément parce qu'elles étaient moins "évoluées" que la société patriarcale actuelle qu'ils estiment être un progrès par rapport aux autres. D'ailleurs, ils situent toutes les sociétés matriarcales hypothétiques dans la périphérie des pays "civilisés", dans des sous-régions peu développées. Pourtant, il ressort d'une étude effectuée au XVIII° siècle sur toute l'Europe que la proportion de pauvres était notablement inférieure au Pays Basque, et que, là encore, l'égalité des sexes se faisait sentir puisqu'il n'y avait pas beaucoup plus de femmes pauvres que d'hommes, contrairement à ce qui se passait ailleurs.

Une telle société matriarcale avait également pour particularité d'avoir une religion dominée par l'adoration d'une déesse, appelée Marie (Maité) chez les Basques. C'est la raison pour laquelle la religion chrétienne et les prêtres ont bien pu s'implanter au Pays Basque où une prééminence du culte à Marie s'est rapidement fait sentir et où Jésus était adoré plutôt comme l'enfant de Marie. Autre signe distinctif que l'on ne retrouve pas dans les sociétés indo-européennes, la lune et le soleil sont tous deux des entités féminines, ce dont elle a pu s'assurer en recueillant des invocations au soleil levant du Guipuzkoa (région de Saint Sébastien).

Enfin, notre conférencière évoque des coutumes découvertes par l'anthropologue américaine Sandra Hot, comme l'"aldizka", qui ont perduré jusqu'à une époque récente à Saint-Engrâce. Chaque vendredi, la maîtresse de l'etche fait du pain qu'elle amène à l'église le dimanche pour être béni. Une partie est distribuée aux fidèles. Elle ramène le reste qu'elle donne en partie à sa famille. Ensuite, elle se rend chez sa voisine, qu'elle appelle d'un mot qui veut dire maintenant "servante" mais signifiait plutôt "vierge" à l'origine, pour lui donner le reste de pain accompagné d'une formule rituelle signifiant qu'elle lui fait don de sa "semence". La voisine fait de même avec une autre voisine le week-end suivant, et le tour du village s'effectue ainsi en deux années environ, scellant son unité de cette façon très originale. Cela, c'est la partie féminine du rite qui contribue à l'intégration du voisinage. Les hommes, quant à eux, ont une autre coutume, symétrique sur le plan symbolique. En ce qui concerne la confection du fromage de brebis, chaque participant passe par toutes les fonctions, depuis simple serviteur ou manœuvre, puis il franchit jour après jour les grades de l'autorité, jusqu'à devenir le patron, et ainsi en boucle sur une semaine je crois, quel que soit son âge. Un jeune homme de 18 ans peut donc avoir à commander à un homme de 70 ans qui ordonne au jeune, qui hésite à le faire, de lui indiquer sa tâche du jour à accomplir, pas à pas.

Ces deux rites symbolisent la conception (pain=semence) et la croissance d'un enfant (fromage=enfant). Les rôles entre hommes et femmes sont inversés, signe de l'ambivalence humaine (chacun a une part féminine et masculine en soi). Le passage quotidien du sceptre de l'autorité d'un homme à l'autre est caractéristique de l'importance du sentiment égalitaire : chaque humain en vaut un autre, quel que soit son rôle dans la société. D'autre part, il symbolise l'évolution d'un enfant du bébé jusqu'à l'âge adulte.

Une conséquence économique de l'absence de capitalisation et de l'égalité entre les hommes et les femmes a été la constitution de coopératives. Les pacages étaient des biens communs à un ou plusieurs villages (et le sont encore dans des endroits reculés comme le Pays Quint, à cheval entre l'Espagne et la France, au fond de la vallée d'Urepel). Il en a été de même pour l'exploitation des mines de fer, ou autres métaux, ainsi que pour la fonction d'armateur pour aller pêcher en mer ou commercer au loin. Il y avait une codification très détaillée du partage des bénéfices de la pêche par exemple, entre pêcheurs et armateurs. Un exemple actuel florissant est la coopérative de Mondragon (non citée à la conférence) aux activités multiples commerciales, industrielles, bancaires, qui a créé son propre système de protection sociale, ses écoles techniques, son université et ses laboratoires de recherche.

En conclusion, la conférencière rappelle qu'elle n'a pas cherché à faire de portrait historique de la société basque. En effet, l'humanité étant ce qu'elle est, et les Basques pas différents des autres, des distorsions ont pu apparaître çà et là au schéma de base. Par exemple, elle a ignoré le cas des cadets (cadettes) qui n'épousent pas d'aîné(e), et se retrouvent serviteurs ou employés des propriétaires jusqu'à la fin de leur vie, que ce soit dans leur propre etche ou bien placés dans un autre.Un intervenant disait que sa famille avait toujours été métayer et qu'elle n'avait pu accéder que depuis peu au statut de propriétaire. Elle n'a également que légèrement évoqué la situation des aînés qui ne se sentent pas de reprendre l'affaire familiale et laissent leur place au puîné, ou à un cadet plus volontaire, et se trouvent donc ramenés au même plan que leurs frères et sœurs, exclus de l'etche avec une dot pour viatique. Certaines mères de famille font également preuve de préférence envers l'un de leurs enfants auquel elles confient en héritage l'etche, le favorisant quel que soit le rang de naissance.J'imagine les rivalités qui ont pu naître au sein des familles, identiques peut-être, quoique l'enjeu était moindre, à celles dont nous avons eu écho en étudiant l'histoire des rois de France...