Après avoir eu une fin d'automne frigorifiante, nous avons un hiver anormalement doux et sec. Samedi, Jean-Louis et moi sommes allés en fin d'après-midi admirer la mer aux vagues immenses qui roulaient depuis l'horizon en déployant vers le ciel d'un bleu limpide leur panache d'écume ébouriffé par le vent. Comme d'habitude, des promeneurs imprudents se sont fait surprendre sur la promenade près du Rocher de la Vierge par une vague plus grosse que les autres qui a jailli au-dessus d'eux et, douche froide et salée, les a trempés jusqu'aux os sous les regards amusés de ceux qui en avaient réchappé. Un peu plus loin, de jeunes enfants pleurnichaient, déshabillés avant d'entrer dans la voiture par leurs parents qui n'avaient pas su leur éviter pareille mésaventure.

Mais ce dimanche matin, conformément aux prédictions de la météo et de Richard, le temps a tourné, des nuages galopent dans le ciel, noirs ou gris, poussés par un vent violent. De bonne heure, il m'a semblé entendre la pluie crépiter sur le vélux, mais je me suis peut-être trompée : la végétation tourmentée et secouée en tous sens perd en craquements incessants les dernières feuilles mortes et les rameaux desséchés. Ils sont projetés dans un crépitement discontinu sur les tuiles et les volets tandis que l'air qui s'engouffre dans le taillis de mimosas à moitié gelés au fond du jardin gronde sourdement. Sylvie m'appelle au téléphone : "Ne m'attendez pas, j'ai passé la nuit à guetter l'avancée des incendies sur la montagne au-dessus de Bidarray !" (Il s'agit de la pratique ancestrale de l'écobuage, théoriquement interdite ce week-end par arrêté préfectoral, et c'est justement là que Pierre compte nous amener en balade).

Michèle appelle Richard pour lui dire également son manque d'enthousiasme. Jean-Louis jette un œil à travers la vitre du fond de son lit où il décide de rester tranquillement devant son petit déjeuner. Par contre Rose, tout comme moi, tient à notre sortie. Finalement, à onze heures, nous nous retrouvons un petit groupe de sept personnes au rond-point "de Marrakech", et rejoignons Sylvie, qui a changé d'avis, et sa fille Diana au pont d'Enfer à Bidarray. Effectivement, nous apercevons de loin une épaisse fumée qui envahit les vallées et dont l'odeur pénètre même dans la voiture aux vitres closes. Malgré l'interdiction, les feux continuent leur progression en larges fronts que le fort vent du sud pousse vers les plus hautes maisons du village. Les crêtes d'Iparla sont méconnaissables, elles se détachent sur le ciel, noires et dénudées, et je regrette amèrement que cette pratique ancienne, à l'utilité contestable, perdure malgré le danger (morts d'hommes et d'animaux, brûlures et destructions d'habitations).

Heureusement, Pierre nous emmène du côté opposé, le long des ruisseaux où il aime pêcher la truite, dans des vallons où il fait bon chercher les cèpes, la saison venue. Tout le monde descend au parking du rafting avant le pont de Bidarray et Pierre reprend sa voiture pour la garer de l'autre côté de la colline tandis que je le suis avec la mienne pour le ramener. Chemin faisant, nous faisons une petite halte et, après avoir garé la voiture avant un petit pont, nous le traversons à pied et Pierre s'approche du ruisseau avec des ruses de Sioux afin de me montrer la truite qui réside là, sous un rocher, vieille connaissance qui réussit toujours à échapper à son hameçon tentateur. Manque de chance, cette fois-ci, elle n'est pas au rendez-vous et je n'aperçois aucun frétillement argenté dans la vasque d'eau claire. Nous remontons en voiture pour rejoindre les autres que j'embarque avec tous les sacs à dos, chaussures et bâtons, étonnée de la capacité de mon véhicule (neuf personnes, presque la contenance d'un minibus !). Pierre, chef de l'expédition, me dit de m'engager sur une petite route étroite qui grimpe dur sur la droite et nous roulons un petit quart d'heure jusqu'à notre point de départ de la balade pédestre.

Le föhn réchauffe tellement l'atmosphère que je reste en tee-shirt. L'ascension de la côte à la pente très prononcée au début sollicite toute notre énergie, sauf pour Max qui profite de notre lenteur pour s'élancer en avant afin de pouvoir nous photographier de face en plein effort. Les ajoncs illuminent de leurs fleurs d'un jaune éclatant les flans escarpés, et leur beauté nous fait pardonner leurs épines acérées qui agrippent peau et vêtements dans les sentes plus étroites. Les violettes fragiles jaillissent d'entre les rocailles et Rose demande à Max d'en photographier. Bousculées par les rafales, elles tremblent et vacillent sur leurs tiges fines, pétales chiffonnés retournés vers le sol. Richard vient faire écran de sa main, Michèle fait un rempart de son corps, chacun s'évertue à calmer les mouvements d'air alentour pour que la photo soit parfaite. A flan de talus, des fleurettes blanches de la taille et de la forme des fleurs de fraisiers ou de mûriers attirent notre œil par la délicatesse de leurs teintes, veinées de rose, dont les fines étamines jaunes se dressent en un bouquet minuscule.

Au fur et à mesure que nous nous approchons du sommet, le vent souffle de plus en plus fort, nous bouscule et nous dépeigne, malmène nos tympans désorientés par ces pressions changeantes et m'oblige à détourner la tête pour abriter mes yeux dont la surface desséchée tolère difficilement la présence des lentilles de contact. A la fin de la journée, nous aurons tous une sensation de brûlure sur la peau du visage, similaire à celle occasionnée par un coup de soleil, tant nous aurons été fouettés avec vigueur par cet air chaud et sec. Dans un chaos de roches roses (sans doute du grès), nous découvrons avec étonnement une meule taillée sur le dessus et le pourtour, pas encore détachée de son socle, mais dont le trou central a déjà été percé. Richard nous indique la présence de poudingue, amas de galets de rivière cimentés naturellement par des alluvions durcis, dont l'apparition sur ces sommets étonne autant que la vue des fossiles de coquillages en haut du Belchou. Nous découvrons bientôt sur la montagne en face, à peu de kilomètres à vol d'oiseau, les incendies qui se propagent sur plusieurs fronts dont nous voyons les flammes rouges s'élever au moins à quatre-cinq mètres de hauteur (ou dix ?), attisées par le vent. Vus d'ici, ils semblent se diriger vers les plus hautes maisons du village de Bidarray. Des pans entiers de montagne sont déjà dévastés.

Les herbes et les fougères, ainsi que les buissons de ronces et d'ajoncs, anormalement secs en raison de l'absence de pluie, alimentent le feu que rien ne semble pouvoir arrêter. Fort heureusement, notre côté est épargné. Tournant le dos au désastre, nous admirons le patchwork irrégulier des collines aux teintes infiniment diversifiées des brun-roux au vert le plus cru. La nature encore en hiver se pare déjà d'atours printaniers, les chatons éclatent le long des branches, douceurs duveteuses écloses à travers les rugosités des branches, les plantes à bulbes commencent à percer les mottes de terre dures, l'herbe envahit les prés, brindilles souples traversant les trames des fougères fanées, aux tiges brisées, répandues sur le sol. Nous glissons sur leurs fibres durcies, tentés de nous asseoir sur nos k-ways pour dévaler comme sur des luges d'été les pentes parsemées de rochers. Diana pousse de petits cris d'amusement en dérapant dessus avec ses chaussures de sport trop lisses. Pour le pique-nique, nous trouvons un refuge à l'abri du vent près d'un arbre moussu à flan de colline. Michèle nous fait goûter des échalotes en conserve préparées à la chinoise (délicieusement douces), je distribue mes cornichons à la russe et du nougat mou au sésame, pause reconstituante bien nécessaire avec ce vent éprouvant.

Ensuite, nous longeons une réserve à pottok entourée de grillage uniquement accessible en visites guidées. De toute façon, des pottok, il y en a partout de part et d'autre du grillage (je me demande ce qu'en pensent ceux qui sont enfermés), et particulièrement des jeunes à la robe merveilleusement épaisse et chatoyante. Trop sauvages pour tolérer une présence trop proche, nous avançons lentement pour gagner quelques mètres, mais les mères, méfiantes, nous surveillent de l'œil et emmènent leur poulain. Dans une ferme, une brebis a été isolée dans la bergerie afin de mettre bas. Elle reste tout au fond et défend de son corps l'agneau qui vient de naître, dont je ne vois que les pattes grêles sous son ventre. Le sol est recouvert d'une épaisse couche de crottes noires, il n'y a pas de mangeoire ni d'abreuvoir et je trouve que c'est un endroit bien triste pour donner naissance, même si, là, son petit est à l'abri du renard ou de la fouine...

Nous quittons les cimes pour longer le fameux ruisseau à truites, qu'il nous faut traverser dans un sens, puis l'autre, au gré des rives plus ou moins praticables où le pied s'enfonce brusquement dans un tas de feuilles, glisse sur la glaise humide et dérape sur une branche couchée qui casse brusquement. Max se retrouve tout d'un coup les fesses dans un trou d'eau, à sa grande honte. La branche à laquelle nous nous sommes maintenus chacun à notre tour a cassé brusquement sous son poids. Jean-Louis B. s'exclame : "Attention à l'appareil photos !" et Michèle rit aux larmes, tandis que nous nous inquiétons tout de même de savoir s'il ne s'est pas fait mal. Heureusement, il n'est pas tombé sur un rocher, mais il est bien trempé, et l'eau est fraîche ! Enfin, il paraît que les "bains de siège" sont bons pour la santé (dixit Rika Zaraï)... Quelques mètres plus loin, c'est Michèle qui a un problème : elle s'aperçoit que sa chaussure bâille, la semelle bien décollée sous l'avant du pied. Je lui passe deux élastiques qui me servaient à maintenir fermé un tupperware pour mon pique-nique, et nous voilà repartis !

Le paysage dans ce creux de vallon est très agréable : l'air y est calme et paisible, seul domine le bruit du ruisseau qui saute de roche en roche en cascades légères. Des arbres déjà grands poussent dans l'enceinte de murs à moitié éboulés de maisons abandonnées. L'humidité favorise la verdure et trois saisons coexistent, feuilles mortes, arbres dénudés et bourgeons éclatés, réceptacles de couleurs tendres et douces. Pierre nous fait passer par ses coins favoris, nous montre un pré où il aime reposer avec Rose, une vasque où il se baigna, un jour d'été, une cascade pittoresque. Le chemin est tortueux, il préfère cheminer dans le creux plutôt que de suivre la route goudronnée, plus facile mais ennuyeuse, située un peu plus haut, hors de vue et de faible fréquentation automobile. Enfin, après quatre à cinq heures de marche, nous atteignons la voiture.

Nous étions partis pour une petite promenade d'une heure et demie, il faut le dire, mais nous savions qu'avec Pierre, nous connaissions l'heure de départ, mais pas celle d'arrivée. Il aime suivre son humeur, aller au hasard, se perdre un peu et ajouter un zeste d'incertitude pour pimenter la balade. A Sylvie qui demandait quand nous arriverions, il répondait "Bientôt !". Au groupe dont les estomacs commençaient à crier famine, il disait : "Nous ferons halte au prochain rocher !". Sylvie avait failli donner rendez-vous chez elle à des amis vers les 15 heures ; heureusement, elle s'était ravisée. Richard voulait prendre sa voiture pour rentrer plus tôt et Pierre l'en avait dissuadé, lui disant que de toute façon, avec ce système de navette de voiture, il était obligé de suivre le groupe jusqu'au bout.

Finalement, nous étions tous bien fatigués mais enchantés de notre promenade et même Diana, malgré ses six ans, ne risquait pas de faire de récriminations : elle a gazouillé et chanté tout du long, en ramassant des fleurettes qu'elle venait m'offrir - adorable ! -. Nous avons découvert un nouveau chemin parmi les innombrables sentiers qui sillonnent le Pays Basque et avons passé un agréable moment entre amis, à discuter ensemble tout en prenant l'air, et quel air !

 

 

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