Falaises d'Hendaye (13 janvier 2002)
Fera-t-il
aussi beau qu'hier ? A 8 heures du matin, les rayons du soleil n'arrivent
encore pas à percer l'épaisse couche de nuages et de brouillard
qui cache l'horizon à l'orient. Par contre au-dessus, le ciel, quoique
sombre, semble limpide. Il fait très doux et les prévisions
sont à la pluie. Pierre, inspiré par la balade de dimanche dernier
de l'Adour à Bidart, a proposé de découvrir un nouveau
tronçon de la côte, au bas des falaises du château d'Abbadia
à Hendaye. L'heure de la marée basse est moins propice (10h30)
et il faut donc nous lever de bonne heure pour ne pas risquer de réitérer
l'histoire des amants de la Chambre d'Amour... Nous nous garons au parking
d'Abbadia situé non loin du bout de la grande plage que nous rejoignons
avant d'orienter nos pas vers le nord. Pour la plupart d'entre nous, c'est
une découverte.
Tout
le monde connaît la plage d'Hendaye, immensité de sable fin arpentée
sur toute sa longueur en été au ras des vagues mourantes par
les Espagnols rassemblés en petits groupes à l'heure du "paseo".
Mais nous ne nous étions jamais aventurés au pied des falaises
que j'imaginais d'ailleur longées par une bande de sable. Il n'en est
rien : les rochers s'allongent de toutes parts, découverts par la marée
basse, rendus glissants par l'humidité encore présente et surtout
les algues vertes, véritables patinoires à éviter à
tout prix si l'on ne veut pas chuter lourdement. Les creux sont emplis d'eau
de mer, les coquillages morts aux carapaces incrustées dans la roche
offrent une rugosité bienvenue. Des algues brunes aux bouclettes denses
et rêches présentent également un parcours plus sûr,
quoique parfois bien spongieux. La falaise est vive, ce qui signifie que les
chocs répétés des boutoirs liquides que forment les vagues
inégales provoquent de temps à autre des éboulements,
ce dont, fort heureusement, nous ne serons pas témoins durant notre
promenade. Cependant, il nous faut passer parfois sur des éboulis branlants,
déjà lissés et arrondis par le frottement permanent,
et la concentration est à son comble pour éviter à nos
chevilles une torsion malheureuse.
Nous
prenons tous conscience que l'absence de dénivelé n'est pas
tout, et que la difficulté de la progression, associée à
l'air marin, peuvent occasionner autant de fatigue que l'ascension d'un pic
montagneux. Nous sommes récompensés de nos efforts par la vue
superbe de la côte et des falaises que nous découvrons sous cet
angle inhabituel. Nous admirons les Jumeaux, en calcaire rose plus dur qui
tient tête aux éléments hostiles, témoins du recul
de la côte. La végétation s'y accroche encore et les oiseaux
marins, protégés par l'isolement bi-journalier de la marée
haute et leur accès escarpé, y ont élu domicile. Mouettes,
goélands et noirs cormorans se reposent de leur pêche et, peut-être,
choisissent au printemps ce lieu sûr pour nidifier. Nous grimpons à
mi-pente pour plonger notre regard dans la grotte creusée chaque jour
un peu plus à l'heure de la marée haute. Pierre raconte qu'il
aime y aller en été sur son petit canoë gonflable en plastique
d'où Rose se penche, masque plaqué sur le visage, pour observer
les fonds marins et les petits poissons. Par moments, les mouettes emplissent
l'air de leurs criaillements aigus, puis se calment, après avoir fait
place à quelques congénères supplémentaires sur
cet espace restreint.
Je
me rappelle le temps où, petite fille, mes grands-parents nous faisaient
découvrir au Port-Vieux à Biarritz la faune minuscule nichée
dans chaque creux de rocher découvert par marée basse. J'ai
l'impression qu'elle s'est beaucoup raréfiée, peut-être
en raison de l'accroissement des foules estivales qui piétinent ces
écosystèmes fragiles. Mes frères et soeurs et moi-même
apprenions à pêcher les poissons minuscules, crevettes et étoiles
de mer à l'épuisette ou à la main, nous les conservions
une heure ou deux dans nos petits seaux de plage, le temps de faire admirer
nos prises, puis, à l'instigation de nos grands-parents, les rejetions
à l'eau, jeu cruel mais inoffensif. Seules quelques jolies étoiles
de mer n'en réchappaient pas, que nous ramenions à la maison
pour les exposer dans notre vitrine à coquillages, séchées
après une longue agonie silencieuse, les bras tordus dans un ultime
sursaut. Maintenant, les rochers sont presque vides et il faut nous éloigner
beaucoup du rayon d'action des estivants pour commencer à trouver dans
les creux des anémones de mer aux tentacules verts ou bruns, des oursins
et mollusques divers enfouis dans leur coquille, bigorneaux, huîtres,
chapeaux chinois, et même une operne.
J'apprends
que cet animal bizarre, fixé à la roche telle une algue branchue,
est considéré comme un mets de choix par les Espagnols qui viennent
le récolter chez nous, jusqu'à l'embouchure de l'Adour. Il faut
le cuire, puis le casser en deux comme une pince de crabe pour en recueillir
la chair enfouie dans les branches tubulaires. Michèle, fin gourmet,
détache un oursin de la pointe du couteau et m'en fait goûter
la chair savoureuse, douce et goûteuse à la fois. De même
que pour l'huître, il faut faire abstraction du fait que nous mangeons
un être vivant pour profiter pleinement de la jouissance de nos sens
gustatifs... Un peu plus loin, c'est Max qui détache une huître
de petite taille et de forme irrégulière dont il déguste
avec délectation la chair imbibée d'eau salée. Jean-Louis
B., moqueur, nous menace de mille morts, disant que ces mollusques ont d'autant
plus de goût qu'ils sont arrosés par les eaux d'égoûts
de la ville voisine. Jeannot fait chorus, mais nous n'en avons cure. Ce n'est
pas pour une bouchée que nous courons grand risque, et, de même
qu'un fruit cueilli sur l'arbre a bien meilleur goût qu'acheté
au magasin, ces fruits de mer resteront dans mon souvenir associés
à cette promenade hivernale.
Le
plus étonnant, c'est la variété des falaises dont les
roches offrent à nos yeux émerveillés des strates aux
formes torturées, souvenirs de plissements lointains causés
par le choc du continent africain contre l'européen, et dont la tranche
fendue dans le vif présente un éventail bigarré. Mise
à part la mention des "schistes de Socoa", mon ignorance
est grande, et je ne sais nommer la roche grise, la jaune, la rouge, et les
fines lignes noires ou blanches qui alternent dans un ordre caché selon
la succession des ères pendant les millions d'années de leurs
formations, livre ouvert que nous ne savons déchiffrer. Je cherche
en vain la strate grise où se sont déposées les poussières
issues des pluies de météorites tombées à la fin
du Jurassique, époque révolue de l'extinction des dinosaures.
Nous escaladons le bas d'une falaise pour contourner un bras de mer qui recouvre
les roches tendres rongées plus profondément que les autres
("Vous pouvez passer sans problème, puisque Richard l'a fait !",
s'écrie Jean-Luc). Plus loin, nous passons dans un creux, oeil bridé
ouvert sur la baie de Loya, foulant une roche grise et lisse, marne curieuse
découpée en écailles, imitant la carapace au relief tourmenté
d'une tortue géante. Sur la droite, les rochers en pente plus douce
sont recouverts d'une mince pellicule de terre colonisée par les herbes
de la pampa ou plumets, et des buissons imunisés contre l'air iodé.
Enfin le sable ! Nous le foulons avec plaisir, heureux de pouvoir jouir du
paysage tout en marchant, alors que jusqu'à présent, il nous
fallait nous arrêter en pauses fréquentes pour observer au loin
par exemple un regroupement sur les écueils d'oiseaux de mer dont la
blancheur rivalise avec celle d'un voilier dont les trois voiles triangulaires
se détachent sur le bleu de la mer et du ciel ou bien, à l'opposé,
la fin de la chaîne pyrénéenne dont nous reconnaissons
la Rhune, les Trois Couronnes et le Jaizkibel, nimbés d'un fin voile
de brume.
Nous
bénéficions d'un temps anormalement doux et la marée,
étale, s'accompagne d'un air absolument calme. Lorsque les flots remonterons,
un vent frais chargé d'embruns se lèvera et nous devrons renfiler
les pulls d'hiver ôtés durant toute la matinée. Nous gagnons
à pied sec une presqu'île qui se transformera en île à
marée haute et examinons à nos pieds le sable, formé
de débris de myriades de coquillages. C'est là que nous choisissons
de déjeuner, avant de repartir à l'assaut des rochers, avec
un oeil inquiet sur les vagues qui commencent à s'allonger de plus
en plus vers la côte. Il faut escalader davantage pour éviter
les trous d'eau qui se multiplient et nous découvrons au détour
d'une avancée rocheuse des courbes douces et nervurées d'une
beauté saisissante, roche sculptée par la pluie et les vagues,
formes hyperboliques aux couleurs tendres et chaudes. Ne serait la présence
des autres, je cèderais à l'envie de caresser ces surfaces minérales
et de m'y lover, oublieuse de la mer qui monte.
Soudain
nous apercevons des filins rouillés qui barrent l'espace, depuis les
rochers en bas jusqu'au sommet des falaises dont la structure a changé,
strates verticales qui se délitent en gros pavés, glissant peu
à peu vers le bas sous l'effet de la gravité. Ils sont tendus
par une structure grossière, de construction artisanale, formée
de grosses poutres où sont fichés des crochets métalliques.
Ce matériel sert à la remontée dans de grosses caisses
cubiques de la récolte d'algue rouge Gelidium qui s'effectue de septembre
à mars, je crois. Cette algue est essentiellement utilisée dans
les cosmétiques et pour faire des gélifiants, et ne peut être
arrachée aux fonds marins. Il faut attendre que la marée la
rejette sur les roches et le sable pour avoir le droit de l'emporter, de même
que les marins ne doivent s'en saisir qu'avec des filets de surface, et non
des chaluts qui grattent le fond des mers. Malgré ces précautions,
la récolte est aléatoire et les usines de transformation doivent
également se fournir en algues en provenance d'Afrique du Nord, si
je me souviens bien de ce que relatait un journaliste du journal Sud-Ouest
récemment.
Il
me semble reconnaître sur ce même site l'endroit photographié
par un archéologue, où serait située une ancienne carrière
pour l'extraction de meules destinées à équiper des moulins
à céréales ou autres graines. Malheureusement, la marée
recouvre à grande vitesse les bandes rocheuses, et je n'arrive pas
à distinguer d'alvéole circulaire caractéristique d'un
ouvrage humain, bien que de nombreux rochers libres et de consistance rugueuse
soient déjà naturellement de forme vaguement arrondie. Evidemment,
mes compagnons se moquent de moi et raillent mon insistance à vouloir
explorer au ras des flots la surface troublée pour faire toucher du
doigt à ces Juda l'objet de ma quête. Il faudra revenir lors
des grandes marées d'équinoxe en mars, j'aurai plus de chance
de les voir. Leur mystère m'attire : cette carrière, dont l'exploitation
n'a pas encore pu être située dans le temps, devait exister à
une époque où le niveau des mers était plus bas, ce qui
signifie qu'il s'agissait d'une mini-glaciation, où le volume d'eau
pris dans les glaces polaires avait fait reculer la limite des côtes
vers le large.
Les
hommes de l'époque avaient alors plus de temps qu'ils n'en auraient
eu à l'heure actuelle pour extraire du fond rugueux d'épais
disques de pierre d'un mètre environ de diamètre destinés
probablement à servir de meules dans des moulins. Ils attendaient sans
doute la marée montante pour hisser sur des embarcations à fond
plat les lourdes charges qu'ils débarquaient sur des côtes moins
abruptes. Le problème, c'est qu'il n'a pas été possible
encore de trouver les moulins qui en étaient équipés,
ni des documents écrits mentionnant ce site ou ces meules (c'était
il y a un an ou deux, date à laquelle j'ai eu connaissance de cette
information lors de la réunion de l'assemblée générale
d'une association d'archéologues bénévoles à Saint
Jean Pied de Port).
Chassés
par la marée montante, nous gravissons la côte pour contempler
depuis le sommet la distance parcourue. Après nous être désaltérés,
nous laissons un petit groupe se reposer tandis que nous suivons le sentier
au sommet des falaises tracé par les pas de multiples promeneurs, puis
passons une barrière et traversons un champ bordé d'une haie
de jeunes pins pour aller voir sous un angle nouveau la piscine d'eau de mer
d'un ancien centre de vacances que l'on aperçoit également de
la route. Puis nous retournons sur nos pas et regagnons les voitures en passant
par les sentes de la propriété du château d'Abbadia, curieuse
bâtisse néo-gothique, ouverte au public depuis qu'elle a été
acquise par le Conservatoire du Littoral, à travers les landes d'ajoncs
et de bruyères exposées au vent d'ouest. Nous échangeons
nos informations sur le site et j'invite ceux qui ne l'ont pas fait à
visiter l'intérieur du château garni d'inscriptions en de multiples
langues et écritures et empli de souvenirs d'Ethiopie, sans parler
des curiosités telles que la lunette d'astronomie située dans
l'observatoire au sommet du donjon et les murs percés en direction
de la Rhune pour effectuer des mesures sur la réfraction de la lumière.
Il y a également le Conservatoire Végétal d'Aquitaine,
où sont cultivées des plantes anciennes. Pour plus d'informations,
on pourra se reporter aux deux sites suivants :
Site
d'Hendaye : http://www.bascoweb.com/VILLES/h/hendaye.htm
Site de la Côte Basque à la page d'Abbadia : http://www.cotebasque.net/dossier/abbadia.htm
Un faisan, dérangé par nos pas bruyants,
s'enfonce à grand bruit dans les fourrés en protestant vivement.
Près de la ferme du château, un autre se promène, presqu'aussi
apprivoisé qu'une poule, maintenant simplement une distance prudente
entre lui et nous. Nous suivons les circonvolutions de la falaise en repérant
depuis notre promontoire le trajet de notre promenade désormais envahi
par les flots. L'eau,
encore de faible profondeur, se teinte de vert ou de brun suivant les fonds
qu'elle recouvre et nous apprécions la chance d'avoir pu découvrir
ces falaises depuis leur base, qui ne se dévoilent que si peu de temps
chaque jour.La promenade se termine de bonne
heure (14h30), sans la pluie annoncée qui ne tombera qu'en fin d'après-midi,
et nous nous donnons rendez-vous pour bien terminer la journée chez
Pierre et Rose afin de visionner le diaporama de toutes les balades de l'an
passé autour de la galette des rois, arrosée de champagne ou
de cidre ... sans oublier de nous partager les huîtres apportées
par Max qui a perdu un pari contre Jean-Louis !