Irubela

Ce n'est pas la rentrée des classes qui va nous perturber : ce mois de septembre 2002 a un programme très chargé et nous commençons fort. L'Irubela est la montagne la plus escarpée des trois qui composent la manifestation annuelle de l'Hirukasko. Ce n'est pas tant le dénivelé (environ 1000 mètres) qui rend son ascension difficile mais la pente très raide dès le départ. Les pluies estivales ont totalement imbibé la terre et les sentiers sont transformés en patinoires fangeuses. Dès les premiers pas, je sue sang et eau. L'égalité n'est pas de ce monde. Alain n'a pas pris la peine de s'équiper de chaussures de montagne et avance sans peine malgré le handicap de ses deux jambes cassées dans un accident de voiture qui lui a imposé une convalescence douloureuse. Son travail en piscine paraît l'avoir totalement rétabli et il prend rapidement la tête de l'expédition. Tout de suite après, c'est Serge, le montagnard, qui monte les mains dans les poches d'un pas régulier imperturbable comme s'il marchait sur un sol plat.

J'essaie de calquer mon pas sur le sien mais il faut des muscles sans faille pour suivre le rythme. J'ai pourtant mes deux bâtons télescopiques et je suis bien chaussée, mais je dérape sur la boue, glisse sur les cailloux, peine à lever la jambe pour escalader les roches qui forment des escaliers aux marches inégales parfois trop hautes pour ma petite taille. Pourtant Serge n'est pas grand. Jean-Louis, derrière moi, ne semble pas avoir de problème, ni la mère d'un collègue de travail de Max qui escalade la montagne en face de chez elle tous les dimanches depuis des lustres. Pour souffler un peu, je suggère de faire une halte qui permette à Michèle et Elisabeth de nous rattraper. Leurs conjoints respectifs sont à leur côté, les soutiennent et les encouragent, mais cette montagne est une véritable épreuve sportive et c'est là que nous constatons que notre entraînement hebdomadaire porte ses fruits : elles se sont fait vite distancer et ont toutes deux un rythme beaucoup plus lent. Elles consacrent toute leur énergie à avancer et n'ont que peu de temps pour apprécier la beauté du paysage.

Les nuages menaçants ne font que s'agiter sans nous arroser. Ils défilent devant le paysage et adoucissent la température. L'humidité ambiante renforce les odeurs qui émanent de la terre, des fougères et des buissons de bruyère en fleur. Après la boue, ce sont les rochers, puis les racines de la hêtraie à l'ombre de laquelle poussent des tapis de myrtilles sans leurs baies déjà mangées ou tombées sur le sol pour l'ensemencer. A la jumelle, nous avons vu Elisabeth et Jean-Louis B. faire demi-tour. Michèle et Max nous raconterons qu'ils ont eu très peur. Elisabeth est devenue toute blanche, a dû s'allonger, et elle avait de grosses difficultés à respirer. Ils ont cru qu'elle avait un problème cardiaque. Son mari ne semblait pas inquiet. Apparemment, cela lui était déjà arrivé. Elle s'était tout bêtement asphyxiée à vouloir aller au-dessus de son rythme. Rien de grave, heureusement. Ils ont pris la journée pour rentrer tranquillement à leur voiture restée à Bidarray. Par contre, Michèle a tenu le coup et elle a droit à nos applaudissements à son arrivée au sommet.

Ce que j'apprécie dans cette balade, c'est la variété des paysages : pente couverte de fougères dans un premier temps, puis la crête rocheuse très caractéristique qui me fait immanquablement penser au petit conte sur les stégosaures qui enchantait mes enfants lorsqu'ils étaient petits, le bois de hêtres, et enfin, l'autre versant moins austère et moins pentu agrémenté d'un petit bois de chênes et de noisetiers aux sentes bordées de mûriers où nous grappillons les baies désaltérantes. Avec ce temps, les champignons sont à la fête. Serge trouve un cèpe, et nous évitons de marcher sur les bouquets de trompettes de la mort à la couleur rébarbative.

Une partie du groupe voulait faire un simple aller-retour. Moi, j'appréhendais de reprendre ce chemin glissant et préférais faire une boucle, bien que cela allongeât considérablement la distance. Jean-Louis en trouvait la dernière partie beaucoup trop ennuyeuse (une simple piste jusqu'à Xumus) et voulait nous engager à découvrir un nouveau versant. Max et Serge, qui n'avaient pas de carte, préféraient ne pas s'aventurer en terrain inconnu : bien sûr, d'en haut, nous voyions bien une partie du sentier, mais il semblait se perdre dans un canyon empli d'ajoncs piquants, et il y avait le problème du passage du torrent... Bref, nous avons opté pour la grande boucle, avec une variante par un côté de la montagne que nous n'avions pas encore exploré, fort plaisant ma foi, et tout ensoleillé, d'où nous avions un point de vue original sur le Gorra Makil.

Nous croisons des pottoks peu sauvages, juments accompagnées de leurs poulains au pelage soyeux allongés de tout leur long sur l'herbe rase en train de faire une sieste communicative. L'eau sourd de partout, des herbes et mousses caractéristiques des tourbières et marais poussent à mi-pente, l'eau jaillit en résurgence pour se perdre à nouveau dans les profondeurs du sol. Une source glougloute au creux d'une roche où des âmes prévoyantes ont glissé un bout de tuyau et un verre pour le passant assoiffé.

Des oiseaux poussent des cris bizarres au fond d'un vallon, comme s'ils étaient pris au piège. Un arbre terrassé par la foudre tend ses branches tordues, tentacules blanchâtres figés en d'ultimes convulsions au pied d'un grand rocher. Nous faisons un écart prudent pour éviter un chêne qui abrite dans un creux de l'écorce un essaim d'abeilles en pleine activité. Max tente de les prendre en photos, mais il faudrait s'en approcher dangereusement et mettre l'appareil photo en position macro pour qu'elles soient perceptibles... ce qu'il n'ose pas faire, découragé par leur bourdonnement aggressif. La marche est beaucoup plus facile et les bons marcheurs, qui ne se sentent plus obligés d'assurer une présence réconfortante, se laissent aller à accélérer de plus en plus, contents de dire à notre arrivée que cela fait une éternité qu'ils nous attendent !