Raquette à Lescun

C'est bien de pouvoir se décider au dernier moment. Nous avions projeté d'aller faire de la raquette ce week-end en dormant à Lescun, le gîte était réservé, et nous devions être une quinzaine de participants. Seulement, le temps était au redoux, puis il a neigé, mais ensuite le vent s'est mis à souffler très fort et, comme toujours, il valait mieux attendre pour savoir si la météo nous serait favorable. Entre temps, Sylvie est tombée malade, Rose était patraque, Michèle fatiguée, Jean-Paul indisponible, les enfants de Richard peu enthousiastes, sans parler des miens, Christine avait une formation à Toulouse et Alain recevait ses enfants... Je sentais que c'était compromis. Sur le conseil de Pierre, j'ai téléphoné à la Maison de la Montagne, à Lescun. Le responsable n'avait pas de raquettes disponibles, ni de guides, mais il m'annonçait un très beau temps pour les deux jours. J'ai pris mon téléphone, et j'ai appelé tout le monde. J'ai réservé les sept dernières paires de raquettes chez le loueur à St André, sans savoir encore exactement qui viendrait et Rose m'a apporté les clés du gîte dans l'après-midi.

Nous formons un petit groupe de neuf personnes, ce samedi. Mes guides habituels, Richard, Max et Pierre, ne sont pas là, c'est à moi de prendre le relais. Heureusement, Jeannot m'aide quand j'hésite sur la direction à prendre. Je pensais faire la balade du lac d'Estaëns, mais j'ai raté le point de départ. En fait, j'ai confondu les randonnées que nous avions faites précédemment, et nous nous sommes retrouvés sur le parking où nous avions fait notre première sortie raquette, en bus, avec des guides de montagne, il y a trois ans je crois. Ce n'est pas plus mal, car nous avons un souvenir émerveillé de cette journée qui nous avait fait découvrir une nouvelle façon d'explorer la neige en hiver et cela fait un peu comme un pèlerinage. Jean-Louis B. et Élisabeth découvrent les joies de la raquette ainsi que ce site du Somport qu'Alida ne connaît pas non plus, bien qu'elle ait fait déjà beaucoup de raquette et de ski de fond au Jura, Massif Central et Font Romeu dans les Pyrénées Orientales. Jeannot et Christine, ainsi que Jean-Louis et moi retrouvons nos marques. Cédric et Jonathan ne contestent plus : le temps est magnifique et ils s'amusent sur la neige comme des fous, multipliant glissades sur le ventre, descentes en courant, sauts et cabrioles variées. La neige, fraîchement tombée, est déjà molle comme au mois de mars. Il fait très chaud et elle fond déjà. Peu importe si elle est un peu lourde, il y en a suffisamment et ce sport ne nécessite pas une grosse couche pour que nous puissions le pratiquer. Ce qui est amusant, c'est lorsque nous nous retrouvons sur des buissons de myrtilles : nos pas s'enfoncent dans le matelas élastique et nous avons la surprise parfois de nous enfoncer profondément entre les branches souples. Nous retrouvons le plaisir de marcher dans la neige vierge, tentant de deviner à quels animaux appartiennent les traces légères que nous voyons parfois (lagopède, lièvre, biche ?). Au loin, nous apercevons les silhouettes sombres des skieurs sur les flans de la station de Candanchu et, de l'autre côté, les remontées mécaniques d'Astun. Comme nous sommes arrivés très tard (vers les midi), nous avons mangé avant la balade et nos sacs ne pèsent pas sur le dos. Les hommes et les enfants engagent une bataille de boules de neige et se bousculent à qui mieux mieux. Alida, Christine, Elisabeth et moi nous éloignons pour éviter les tirs mal ajustés. Nous passons le long des bornes frontières, gros parallélépipèdes de béton dressés verticalement, avec un numéro d'ordre gravé. Puis un panneau indique "Prohibido pasar, zona militar". C'est bizarre, nous sommes à flan de colline, entre deux stations de ski de piste (en Espagne) et de ski de fond (en France), je ne vois pas ce que les militaires peuvent faire ici, d'autant que la France et l'Espagne sont également au sein de l'Europe, quelle utilité peut-il y avoir de conserver cette zone tampon entre les deux pays, en pleine montagne ? En tout cas, il n'y a pas l'ombre d'un soldat ou d'un membre de la guardia civil, et nous traversons sans complexe la zone interdite pour regagner la ligne de crête un peu plus loin. Nous marchons tranquillement, faisant de nombreuses haltes pour admirer le paysage. A notre retour, les enfants ont les chaussures et les chaussettes trempées, mais sont enchantés de leur journée.

Nous redescendons en voiture du col du Somport pour rejoindre l'embranchement où nous remontons en direction du cirque de Lescun. J'ai oublié par mégarde les clés du gîte à la maison. Heureusement, Rose me dit au téléphone qu'il y en a un double chez la fromagère à côté. Le temps de commencer à débarrasser les voitures des bagages, et déjà le reste du groupe arrive : Michèle, Max et leurs jumeaux Julien et Jérémy et Pierre, Rose et son frère Jean-Paul qu'elle a décidé finalement à venir. Le groupe est réuni pour la veillée. Les femmes se mettent à la cuisine, je chauffe les pizzas, Rose et Michèle font l'omelette, Christine coupe les oranges en quartiers pour donner du goût à la sangria. Après le repas, comme d'habitude, ce seront les hommes qui rangeront et feront la vaisselle. Ainsi, cela ne nous pèse pas d'être nombreux, les tâches se répartissent naturellement et chacun aide de son mieux. Nous sommes déçus car la fermière n'a pas pu nous donner de "mamia", ce yaourt au lait de brebis dont nous sommes tous friands. A la place, je lui achète du fromage de vache, et un mixte qui a un goût extraordinaire, et que nous mangeons, accompagné des confitures de pêches et de mûres apportées par Rose : un régal ! Le feu a été allumé dans la cheminée et nous envahissons tous les sièges disponibles pour nous en approcher tandis que les quatre enfants galopent à l'étage au-dessus et font du bruit comme quinze tandis qu'un petit groupe est resté à table pour jouer aux cartes avec animation (Pierre, Max, Jean-Louis et Rose).

Le lendemain, Christine et Jeannot nous quittent et Philippe, un ami de Jean-Paul que nous avons déjà rencontré à la Korrikleta arrive pendant le petit déjeuner. Nous partons peu après, guidés par Jean-Paul à travers les routes de campagne sans aucun panneau indicateur, et grimpons en voiture le plus haut possible le long d'une route caillouteuse puis recouverte d'une épaisse couche de glace, afin de nous épargner une trop longue marche d'approche. Dans le cirque de Lescun, plus bas que le Somport, la neige ne couvre que les sommets. Nous arrimons nos raquettes à nos sacs, tant bien que mal, et marchons à travers la forêt pendant un bon bout de chemin. Pour le moment, le temps est plutôt couvert. Enfin, nous atteignons la limite de la neige, qui envahit progressivement le sentier par plaques intermittentes et de plus en plus continues, jusqu'à couvrir finalement les cailloux inégaux. Nous pouvons enfin enfiler nos raquettes. Le soleil s'est découvert, il fait chaud et nous ôtons anoraks et pulls. La forêt fait place à un vaste cirque dégagé aux cimes éblouissantes. Nous voyons enfin le but de notre randonnée : les aiguilles d'Ansabère, qui se dressent, leurs rochers brun-rouge dénudés face au soleil. Nous nous asseyons sur des rochers gris pour manger non loin d'un gîte situé en plein centre du parc national (et remis presque totalement en état, paraît-il, grâce aux subventions européennes, bien qu'il appartienne en propre à l'un des guides de Lescun). Les hommes repartent à l'assaut du col situé à la base des aiguilles. J'essaie de suivre, mais ils me distancent rapidement, et je m'installe sur une roche en hauteur, dominant la vallée, où je prends un bain de soleil dans un calme seulement troublé par les voix joyeuses d'un petit groupe de randonneurs qui pique-niquent un peu plus bas. Jean-Louis, également à la traîne, essaie de rattraper le peloton mais il finit également par y renoncer, la distance est trop grande, et le col, qu'il croyait tout proche, n'en finit pas de s'éloigner, il faut encore monter, monter, monter... C'est trop dur et je le vois revenir seul, marchant de façon irrégulière dans la pente raide, dérapant par endroit puis reprenant son équilibre. Nous rejoignons les autres en bas. Alida, puis Michèle, puis Elisabeth, puis Rose, nous racontent tour à tour les instants de bonheur pur offerts par un randonneur anonyme qui s'est mis à chanter du haut d'un gros rocher, face à la montagne, sa compagne assise à ses côtés, tout le répertoire de Luis Mariano, d'une voix extraordinaire. Elles en étaient toutes retournées. Les enfants, après avoir jeté un œil aux igloos de facture un peu fruste bâtis près du gîte, ont entrepris de faire un gros bonhomme de neige qu'ils s'évertuent maintenant à détruire. Nous nous installons sur un banc et des pierres plates, nous adossant à une maisonnette de pierre à l'abri du vent, et partageons gâteaux secs, pruneaux et chocolat, tandis que nous guettons les cimes. Des skieurs ont débouché du col, descendant en grands lacets. Puis nos randonneurs sont apparus, à la sortie de l'ombre croissante des montagnes. Michèle, la première, a reconnu Max, en tête, qui descendait en courant, suivi de près par Jean-Paul. Puis nous avons tenté de deviner, moqueurs, dans les trois silhouettes encore en contre-jour lequel était celui qui ne cessait de tomber : Jean-Louis B., Pierre ou Philippe ? Rose, croyant reconnaître les grands moulinets de bras de son mari, a opté pour Peyo : à l'arrivée, un peu vexé, il l'a détrompée, c'était Philippe, qui trébuchait dans les fondrières de neige, sans doute fatigué par la rude montée.

Nous redescendons en admirant la montagne éclairée de biais par le soleil alors que nous pénétrons dans la vallée voilée par les fumées de l'écobuage, pratiqué même en bordure de route par les habitants empreints de coutumes antiques. Je m'empresse d'aller chercher le "breuil" (sorte de fromage blanc) promis par la voisine pendant que les autres descendent les bagages, et nous nous restaurons une dernière fois en commun, avant de nous séparer pour regagner chacun nos pénates. A la sortie du gîte Cédric me fait remarquer la lune, énorme et ronde, ainsi que les cimes teintées de rose, qui semblent irréelles. Jonathan m'interroge : "Dis, maman, si on était dessus, elles seraient roses aussi ?", pensant probablement à l'arc-en-ciel qui s'échappe lorsqu'on s'en approche, insaisissable. En rendant les deux paires de raquettes supplémentaires et les bâtons loués à Accous, nous observons, étonnés, les feux de montagne qui se détachent dans l'obscurité, fronts de flammes incurvés qui se propagent sans surveillance à la merci d'un coup de vent incendiaire. De l'autre côté, c'est le ciel qui s'embrase, le soleil déjà couché teintant de dégradés de rouge les minces nuages étirés à l'horizontale.