(2002)

J'ai retrouvé hier soir le plaisir ineffable de me laisser emporter dans l'imaginaire d'un auteur, une ambiance, une époque, par la voix de deux acteurs de la compagnie des Lézards qui bougent (Jean-Marie Fonbonne et Philippe Perrussel) et celle d'une chanteuse russe (Vira Chidyvar). Quand mes enfants étaient petits, j'adorais leur raconter des histoires et leur ouvrir la porte de mondes inconnus, de sensations nouvelles, avec pour seul support ma voix, et quelques lignes tracées sur les pages des livres. Cette fois, c'était mon tour d'écouter, et je m'y suis laissée prendre comme eux, saisie par la magie du verbe et des mimiques, proche du rire ou des larmes, captivée par le texte joué davantage que lu, et déçue comme eux lorsque la séance a pris fin, et j'aurais voulu pouvoir dire, encore une dernière, une petite, une toute petite histoire...

Il s'agissait de Tchékhov. Malgré mes ascendances russes et bien que j'aie toujours vu ma mère lire de la littérature russe, en français ou dans le texte original, je ne peux pas dire que j'aie beaucoup lu cet auteur. J'avais donc un esprit vierge, sans préjugé d'aucune sorte, ni pour, ni contre, et j'ignorais tout de son style, de sa biographie et de ses sujets de prédilection. La lecture avait lieu dans la salle des fêtes de la mairie d'Anglet. Mille fois trop spacieuse pour la vingtaine de spectateurs audacieux (surtout appartenant à la gent féminine), elle manquait totalement de charme et d'intimité. Les auditeurs, inhibés par ce cadre, n'osaient pas s'exprimer, applaudir, rire ni extérioriser d'aucune façon leurs sentiments. Quelques représentants de la mairie étaient venus, qui s'assirent tous ensemble sur le même rang derrière les spectateurs, et je saluai Claude Benavidès et M. Veunac, qui avaient mis cet espace à la disposition de la troupe de théâtre. J'y retrouvai également ma mère, ainsi qu'une de ses amies, qui prenait comme elle des cours de russe depuis des années et éprouvait beaucoup d'intérêt pour tout ce qui avait trait à la Russie, ancienne ou moderne.

Après le quart d'heure de retard habituel, les comédiens se sont installés sur la petite scène surélevée. L'un s'est assis derrière un petit bureau chargé de petits verres étroits emplis d'un liquide transparent (de la vodka) qui cachaient un livre ouvert. Le second s'est mis à astiquer les chaussures d'une femme imposante, également buveuse invétérée, qui s'est plus ou moins écroulée dans un fauteuil, dos au public, et qui s'est préparée, à coups de vocalises plus ou moins discordantes entrecoupées de gorgées de vodka et d'application de poudre à maquiller, à sa prestation musicale. Puis elle a fini par se lever et nous a chanté sa première chanson, dans une langue un peu difficile à comprendre même pour un russophone, car elle s'exprimait comme une paysanne avec le positionnement particulier de la voix caractéristique de la Sibérie. Elle avait un "coffre" extraordinaire, une palette ininterrompue du plus grave au plus aigu, un volume accentué par sa technique (qu'elle nous expliqua à toutes trois après le spectacle) qui lui rendait inutile l'usage d'un micro, un timbre un peu nasillard et des mélodies tout à fait originales pour nos oreilles occidentales. Puis elle s'est retirée sur son fauteuil à l'arrière-plan et la lumière s'est dirigée vers l'homme assis à son bureau. En un lien quasi naturel, il a commencé l'histoire que je nommerai "La laide" ("Elle et lui"), tableau humain d'un réalisme effrayant, description d'une femme, d'une épouse, dans ses moindres détails physiques et moraux, et parmi les plus repoussants, qui contrastait avec la deuxième partie, où le lecteur, l'auteur, l'époux, essayait d'expliquer et de faire comprendre les raisons pour lesquelles il continuait à vivre avec elle : avec un lyrisme touchant, il décrivait sa transformation, quasi sa transmutation, lorsqu'elle se mettait à chanter, qu'elle se trouvait au contact du public, dans un repas ou un bal, et l'entente mutuelle qui en découlait le soir, lorsqu'ils se retrouvaient ensemble, dans leur lit. Le lendemain, le cauchemar recommençait, et ainsi de suite dans une spirale sans fin. L'histoire terminée, la chanteuse est revenue sur le devant de la scène nous chanter une chanson très différente de la première. Puis le deuxième acteur s'est avancé (le cireur de chaussure) pour nous conter l'histoire des "Héritiers" ("Une idylle - hélas et hourra!"). Avec le même sens de l'observation acéré, de cruauté mêlée d'humour féroce, de pessimisme tempéré par son réalisme, Tchekhov nous a fait pénétrer plus avant dans les tréfonds de l'âme humaine. Puis, entrecoupés par de nouveaux intermèdes chantés, nous avons écouté "Comme j'ai convolé en justes noces", "Les fiancés" ("Le fiancé et le papa"), et enfin "L'apprenti cordonnier" ("Vanka"), ultime histoire, très touchante, pour clôturer la soirée.

Cette séance de lecture était gratuite, elle n'a duré qu'une heure, elle était programmée à 21 heures, de façon à pouvoir être accessible à toute personne, et nous avons été obligées de constater, étant donnée la faible affluence en regard de la qualité de la prestation, qu'elle aurait dû être payante afin d'attirer davantage de monde. Les gens ont-ils cru que les textes seraient dans leur version originale, en russe ? Se sont-ils imaginés, étant donné le lieu (la salle des fêtes de la mairie) et la gratuité, qu'il s'agissait d'un spectacle de "bienfaisance", ou bien réservé à une minorité (une élite ?), ou bien que la littérature ainsi transmise, au travers de lectures d'extraits de livres ou nouvelles, ne pouvait être accessible qu'à des "intellectuels" ? Je dois dire que je le regrette. Pas pour moi, j'ai passé une merveilleuse soirée, mais pour les comédiens, et surtout les autres, tous les absents, qui ont oublié que ces auteurs dits classiques le sont justement parce que leur langage est universel et intemporel et qu'ils peuvent toucher tout le monde, par leur humanité et leur art.

Nous sommes allées bavarder avec la chanteuse à la fin du spectacle. Il s'agit d'une jeune russe, émigrée avec son mari depuis plusieurs années. Elle a étudié la comédie et le chant en Ukraine, puis à Moscou, et enfin à Irkoutsk, en Sibérie. Ils vivent à Versailles mais elle se produit dans la France entière au gré des contrats. Elle s'est ainsi fait connaître dans notre région (qu'elle adore) en chantant lors d'un mariage devant 300 invités sans micro à Pau ! Elle est très inquiète au sujet de la situation économique et politique en Russie et dans ses anciens satellites, en particulier la Géorgie et l'Arménie, où ce qui s'y passe est "très grave" nous dit-elle. Le gouvernement local met tout en oeuvre pour dégoûter le peuple de son indépendance, l'affame, et les pires comportements ressortent en raison de ce dénûment. Il s'agissait de gens, comme dans tout l'ex-URSS, à l'hospitalité proverbiale, de même que leur joie de vivre et leur serviabilité. Elle nous dit qu'à Irkoutsk, en Sibérie, où les gens sont particulièrement chaleureux, il est coutume, lorsque l'on a un invité, de faire appel à tous les voisins pour qu'ils donnent ce qu'ils ont mis de côté tout au fond de leurs placards en prévision de visite exceptionnelle. Ainsi l'invité est reçu royalement, s'assied à une table emplie de victuailles et ne repart jamais les mains vides. Tout ceci, bien sûr, à charge de revanche, chacun étant obligé d'en faire autant à l'égard des voisins quand c'est leur tour de recevoir. Maintenant, les scènes de non assistance à personne en danger sont monnaie courante. Ne peuvent bénéficier de soins dans les hôpitaux que les personnes suffisamment riches. Elle nous a parlé d'une femme sur le point d'accoucher, désespérée, qui a assassiné son médecin et d'autres personnes de l'hôpital où l'on refusait de l'accueillir, d'un garçon, un poignard fiché dans le ventre, que le chirurgien ne s'est pas donné la peine de descendre voir. Résultat, il est mort, et, comble de tout, c'était son propre fils! Le chirurgien s'est suicidé en apprenant ce qu'il avait fait. Je ne peux pas déduire de ces faits divers que toute la population en est réduite à un stade de désespoir avancé, mais je pense que je regarderai plus attentivement désormais les maigres informations qui filtrent parfois de ces régions éloignées qui ne sont plus suivies par les journalistes, entraînés vers d'autres front au gré de l'actualité. En attendant, je vais lire Tchékhov, c'est sûr...