Aussi gauche et lente que Gulliver au pays de Lilliput, je plane au-dessus d'un monde en miniature, ballotée par les courants chauds ou frais, entraînée au-dessus de montagnes frémissantes entrecoupées de sombres vallées encaissées, en bordure de vastes plaines quasi désertiques. Telle un vautour fauve qui écarte ses rémiges pour infléchir son vol, il me suffit de légers mouvements de doigts ou de mains pour me mouvoir en douceur. J'explore un univers en trois dimensions dont j'occupe exceptionnellement le plafond au lieu du plancher, et cela change énormément la perspective sur les choses. Je dois accommoder ma vue selon la direction et la profondeur où je souhaite porter mon regard, ainsi qu'en fonction de l'arrière-plan, plus ou moins coloré et de l'objet qui capte mon attention.
La vie foisonne dans les Bouches de Bonifacio, réserve naturelle où il est aussi intéressant d'explorer le maquis que les fonds marins. L'accès aux criques n'est connu que par le bouche à oreille, et l'on y parvient par des chemins escarpés aux odeurs capiteuses qui bruissent du crissement des cigales. Le paysage s'ouvre soudain sur des panoramas somptueux dans lesquels nous plongeons voluptueusement.
Se mouvoir dans la mer est bien plus aisé que sur terre ou dans les airs. Le corps, affranchi de la pesanteur (et du problème de la respiration), peut utiliser toute son énergie à sa locomotion et il n'y a rien de plus beau, malgré la méfiance qu'elles inspirent, que de voir évoluer une méduse translucide dont le corps en forme de parachute se fronce et se gonfle alternativement avec élégance, laissant ses tentacules vénéneux tâter mollement l'espace environnant en quête d'une proie facile. Lors d'une brasse un peu trop ample, j'en ai bousculé une qui m'a décoché une décharge, imprimant sur ma peau la marque de son corps et de ses tentacules en rouge vif aussitôt boursouflée. Jean-Louis, perdu au milieu d'un banc, a aussi été touché en plusieurs endroits. Après, nous étions plus circonspects, et la vision des fonds marins alternait avec l'examen attentif de l'épaisseur tiède juste sous la surface.
Méduse. Son corps possède des cellules urticantes capables de paralyser ses proies ; son poison est uniquement destiné aux êtres planctoniques portés par les eaux littorales. Lorsque la méduse entre en contact avec un autre animal, un tube fin enroulé en spirale sort de la cellule urticante et perce la peau de l’autre animal. L’extrémité de ce tube éclate alors à l’intérieur de l’animal en libérant un poison capable de paralyser.
Un groupe s'agite sur le sol : des poissons fuselés de la taille d'un doigt fouillent avec énergie entre les grains de sable à l'aide de deux barbillons blancs mobiles recourbés en forme de pics souples fixés sous la mâchoire. Une fois dénichés des animalcules invisibles au milieu d'un nuage de limon, ils fondent dessus en un frétillement de tout le corps. Je les observe un moment : ils explorent un endroit, puis partent ensemble un peu plus loin et recommencent leur manège. Ceux-là gagnent leur nourriture à la sueur de leur front. Ce n'est pas le cas de tous les poissons. En levant la tête pour regarder à travers l'épaisseur de la mer translucide, un scintillement intermittent m'alerte. Comme une pluie d'étoiles filantes ou un résidu de feu d'artifice, un banc de poissons minuscules évolue avec calme et coordination. Ils sont presque invisibles et n'apparaissent que par les reflets qui jouent parfois sur leurs corps incolores. Si j'avance vers eux, ils progressent un peu plus vite et s'écartent en douceur, restant toujours à une distance de sauvegarde de mes mains trop curieuses.
Des poissons plats bariolés et cerclés d'anneaux noirs allant de la taille d'une solette à celle d'une grosse limande, mais nageant en position verticale, broutent les algues en compagnie d'autres poissons fuselés également fortement teintés de couleurs vives ou sombres : par petits bonds vifs ils happent leur nourriture pourtant placide, fixée au rocher mais en mouvement permanent sous l'action des courants. Ils se faufilent à travers la forêt de longues herbes vert foncé qui ondulent au rythme de la houle. Dans les eaux trop fréquentées, celles-ci dépérissent en prenant une teinte paille tachetée de blanc sous l'effet probable d'une pollution chimique invisible induite par les nombreux bateaux de plaisance.
Nicolas relate qu'il doit retirer presque tous les jours de la plage de l'hôtel où il travaille des boulettes de bitume provenant de bateaux qui ont dégazé de façon illicite au large des côtes. Certaines plages non entretenues sont jonchées de ces herbes pourrissantes et malodorantes mêlées à des détritus divers, plastiques, poutres ou bouts de cordages effilochés. C'était l'un de nos premiers contacts avec les plages corses et cela m'a dégoûtée : il fallait franchir un espace fangeux qui noircissait les pieds, puis affronter le contact d'une eau gluante peu profonde encombrée de ces longues feuilles qui se frottaient aux jambes pour s'y coller. Auparavant, nous avions dû zigzaguer entre les bouses de vaches. Ces animaux errent quasi librement paraît-il, et nous les avons aperçues en repartant allongées à l'ombre des arbres à deux mètres de la mer, derrière les estivants qui bronzaient au soleil.
Corse |
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12 au 18 juillet 2006 |
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Cathy, Jean-Louis, Jonathan, Archangela |
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