Le temps était nuageux, mais il faisait trop doux pour que l'on craigne la pluie. En fait, il s'agissait de très épaisses brumes de chaleur qui ne descendaient pas jusqu'au sol et demeuraient suspendues au-dessus des collines, cachant les montagnes pourtant toutes proches. La nature était devenue très verte, plus intense et plus sombre qu'aux prémices du printemps. Rares étaient les arbres qui étiraient encore des rameaux dénudés. On sentait l'été.

Nombreuses étaient les voitures déjà garées avant le réservoir le long de la petite route pentue, dont nous allions croiser les occupants qui redescendaient alors que nous gravissions (péniblement, en ce qui me concerne) les flans de la Rhune. La sueur gouttait des sourcils et piquait les yeux, dégoulinait, collante, depuis la racine des cheveux le long des tempes, perlait autour des lèvres, suintait dans ma nuque, sous ma tresse, avant de se perdre dans le coton de mon large tee-shirt XL choisi exprès pour son ampleur aérée, malheureusement plaqué contre mon dos humide sous le harnais du sac à dos.

Les fougères déjà hautes maintenaient une touffeur odorante où vacillaient les mouches, nappant presque uniformément le vallon jusqu'aux premières maisons de Sare. Je me remémorais l'époque de la sécheresse où l'herbe devenue paille gisait lamentablement, dans un silence éclatant où retentissait l'absence du fond sonore du ruisseau dévalant en cascade aujourd'hui.

Lorsqu'on sort de la voiture, les sens sont encore engourdis, et ce n'est que progressivement, au fur et à mesure de l'ascension de la montagne, que nous nous rendons compte de l'espace qui nous entoure dans sa totalité. En premier, comme toujours, c'est la vue qui prévaut, et nous profitons du paysage avant de nous concentrer sur l'effort. Puis, les yeux fixés sur les pierres roulantes pour ne pas trébucher et les mains agrippées aux bâtons de marche dont les pointes glissent sur la roche, les odeurs nous pénètrent par tous nos pores, entêtantes et puissantes, et il faut prendre garde à ne pas respirer des insectes en même temps. Les fougères émettent des effluves tels qu'ils couvrent ceux des ajoncs en fin de floraison, ainsi que les odeurs plus subtiles de fleurettes blanches minuscules au ras du sol, parsemées de petits boutons d'or aux tiges plus longues et des hampes élancées de digitales aux clochettes rose foncé tirant vers le violet.

Enfin, les sons parviennent à dominer le bruit intérieur du coeur qui bat la chamade, malmené par l'effort brutal et soutenu, de la respiration bruyante et régulière, des pas trop lourds qui peinent à vaincre la gravité, et du bavardage amical qui détourne l'attention. Je crois que j'entends toujours mieux quand je descends, sans doute parce que c'est plus facile, mais aussi parce que les bruits montent le long des pentes avec l'air qui les emporte vers les cimes et qu'il est plus aisé alors de les saisir et les différencier en leurs composants multiples. Des sonnailles indiquent l'emplacement des juments accompagnées chacune de leur poulain de l'année qui cherche encore le pis en cognant de la tête la panse rebondie. Des oiseaux pépient dans les buissons, invisibles, un choucard lance son cri grinçant en planant prestement, un bourdonnement puissant envahit tout d'un coup le voisinage pour s'éteindre au bout de quelques pas, l'air s'insinue entre les feuillages et les eaux baignent l'air d'un bruissement intense que l'on ne perçoit qu'en y prêtant garde, tant il le nappe d'un son continu.

En montant, les plantes raccourcissent, les fougères rajeunissent, l'herbe rappetisse, les ajoncs se raréfient pour laisser place à un gazon dont les brins sont perlés de chapelets de gouttes de rosée qui en atténuent l'intensité pour tendre vers un gris-vert lumineux. Un peu partout, des filets sont tendus, rêts trop voyants pour être dangereux, alourdis qu'ils sont par les gouttes limpides : ce sont les araignées tisserandes dont les oeuvres imparfaites ravissent le regard, fils entrelacés luisants d'humidité dévoilant ainsi quelles multitudes peuplent les sommets et bravent leurs rigueurs. Je m'étends de tout mon long et me roule à plaisir dans cette fraîcheur humide, m'aspergeant bras, visage et nuque tandis que mes vêtements s'imprègnent de rosée. Quel plaisir, je revis !

A l'issue de l'ascension de la falaise défendant l'accès du plateau, l'azur se dévoile et le soleil libéré darde sans frein ses rayons qui sèchent la peau, les vêtements et l'herbe sous nos pas. Un fin lézard brun à la queue sombre se hâte et disparaît dans une rapide ondulation à l'allure serpentine. Les stridulations aiguës des grillons excités par la chaleur envahissent l'atmosphère. Traversant le ruisselet nous poursuivons, le regard tourné vers la droite où devrait s'étaler la mer et s'étirer la côte toute entière. Mais les nuages couvrent l'aval d'une masse multiple et brillante, douce et ondulée : nous avons l'impression d'être en avion et de planer sur une île rocheuse isolée. Un peu plus haut, nous découvrons derrière nous à l'horizon le sommet de l'Artzamendi, surmonté de ses dômes, les ondulations du Gorramakil et Gorramendi d'où jaillit une antenne, et l'Autza, pointu. Enfin, l'arrivée à la table d'orientation est récompensée par la vue splendide des cimes rapprochées des Trois Couronnes qui pointent leurs noirs rochers, comme nous ne les avons jamais vues. A 360° autour de la Rhune, une mer de nuages, et en guise d'îlots, les sommets des montagnes... Un enchantement !

 

 

Richard, Jean-Louis B. et C., Cathy
L'île aux nuages
Dimanche 28 Mai 2006