Dernier élément à prendre en compte pour analyser les paramètres de la survie de l'anguille et de la reconstitution des zones humides des Barthes, c'est l'histoire. Une étude très bien faite pour le compte du Conseil Général des Landes en 1971 me laisse à penser que bien des résistances se dresseront contre un retour en arrière en faveur de zones humides. En voici quelques extraits :

1 - le rôle stratégique de l'eau : de la domination à l'éviction
Dès le XVIème siècle, l'eau appartenait déjà au règne des transports. De Mont de Marsan à Bayonne, une activité économique liée au fleuve particulièrement florissante fut générée dans la vallée de l'Adour dépourvue de voies de communications (transport des vins de la Chalosse, blés de la Gascogne gersoise, bois pour la construction navale). Ce trafic se développa considérablement au XVIIIème siècle, en passant d'un échange commercial de dimension locale à une relation économique liant tout à la fois le local, le national et les contrées lointaines. A cette même époque, le statut d'inscrits Maritime fut donné aux riverains de l'Adour, leur proposant ainsi une solde régulière et l'équivalent d'une retraite dès l'âge de 50 ans sous condition d'être mobilisables à tout moment dans la marine royale dès lors que celle-ci aurait besoin d'eux. Ce statut particulier eut pour effet de créer en parallèle au milieu rural agricole un corps de métier lié à l'activité fluviale, lui accordant ainsi un statut privilégié. De cette époque, il reste encore aujourd'hui certaines traces économiques et culturelles de cette opposition qui pendant près de deux siècles maintiendra à distance deux milieux que sont "les gens de la terre et les gens de l'eau", les "Sequets et les Barthais" comme on les appelle dans le Bas Adour. Les terriens, dit-on, considéraient les pêcheurs et les gabariers comme des gens en marge de la société car ils n'étaient pas asservis aux besognes ingrates. Ils leur reprochaient implicitement d'utiliser le bien public et d'en tirer profit sans aucun frais ni travail préparatoire. Ils jalousaient leur statut d'indépendance ainsi que leur pension de fin de carrière. Les inscrits maritimes voyaient, dit-on, dans les métayers ou paysans, des gens enracinés, fixés à leurs terres et qui ne connaissaient rien en dehors de leur environnement immédiat. Il faut rappeler qu'au début de ce siècle, vers 1725, des travaux impressionnants dans le bas Adour furent commencés par les Hollandais afin de canaliser le cours de la rivière et permirent ainsi non seulement de rendre plus praticable le trafic sur le fleuve mais aussi d'entamer une véritable reconquête de terres jusqu'alors incultes en aval de l'Adour. Au milieu du XIXème siècle, le chemin de fer et le développement du réseau routier ruineront progressivement ce trafic maritime en destructurant profondément l'économie locale qui persistera en régressant jusqu'à la première guerre mondiale.

2 - les barthes, territoires convoités : de la tradition à la modernité
Durant plusieurs siècles, la quasi totalité des terres de la vallée, jusqu'à une période récente, étaient possédées par une faible population de nobles (trois hobereaux se partageaient la propriété d'un village). Des survivances de cet héritage foncier sont encore visibles aujourd'hui sur certaines communes. Le monde rural était ainsi partagé entre les terres nobles exploitées par les métayers ou résiniers, les terres roturières appartenant à des fermiers qui pour nombre d'entre eux ont pu acheter leur exploitation semble-t-il à la Révolution et les communaux appartenant à la communauté villageoise. La structure foncière de la propriété faisait ainsi apparaître la domination extrême des nobles locaux dans leur main-mise sur le territoire. Ainsi, à l'origine, les Barthes qui appartenaient à la communauté villageoise, représentaient-elles un enjeu majeur de subsistance pour tous les métayers qui pouvaient ainsi échapper, sur cette partie du territoire, à l'imposition des contraintes et gages que leur dictaient les nobles locaux sur les terres qui leur appartenaient. De même, constituaient-elles un enjeu important pour tout ceux qui, propriétaires et exploitants, pouvaient ainsi libérer les bonnes terres tout en conservant leur droit de pacage sur les communaux. Certains travaux d'assainissement ayant exigé une mobilisation collective eurent pour conséquence d'améliorer certaines prairies des Barthes, d'y augmenter la production d'herbe et de foin, de dégager de nouvelles perspectives de rentabilité de terres inondables jusqu'alors considérées comme non productives. Il s'agira tout autant d'une volonté pour certains propriétaires fonciers de préserver voire même d'étendre leurs privilèges que d'une volonté pour le monde paysan d'accéder à de nouveaux droits de propriété. De même, les effets produits par l'introduction des progrès dans le domaine agricole et forestier, et ceux produits par l'impulsion de l'Etat dans sa volonté de moderniser le monde rural et ses modes d'exploitation des terres, de considérer le département des Landes comme un territoire de reconquête grâce à l'utilisation de nouvelles techniques défendues par les ingénieurs et administrateurs, renforceront cet élan de privatisation.

Le XIXème siècle va accélérer les choses. Le discours des hommes de pouvoir sur les Landes est un discours de reconquête, un discours de colonisation qui se voulait général en regard d'un pays considéré comme particulièrement sous-développé. Un vaste programme d'assainissement et de dessèchement des marais sur l'ensemble du département sera lancé parallèlement à un plan de fixation des dunes sur la côte landaise. Une loi de septembre 1807, réglementant les dessèchements de marais, tend ainsi à légitimer et favoriser le droit des colons sur le droit des communautés. Des contestations apparurent qui remettaient en question la manière dont se traitait ainsi la prédominance du droit de propriété sur le droit d'usage. Les métayers voyaient dans la réduction des communaux la perte d'un espace de jouissance qui aurait de graves répercutions sur leur niveau de vie déjà faible. Ils y voyaient également en contre partie l'augmentation des contraintes déjà lourdes à assumer. Des corvées supplémentaires leur étaient ainsi attribuées qui les obligeaient à entretenir les fossés de drainage, ils seront en effet les premiers à subir dans certaines communes de la région les effets d'une individualisation des terres communales.
Une première crise sociale à laquelle allait contribuer cette évolution remua le monde paysan emporté par les revendications syndicales des métayers sur leurs conditions de vie et leur statut. Vers le milieu du XIXème siècle, les nobles locaux commenceront à s'inquiéter fortement des velléités d'organisation et de revendications des métayers.
Les aliénations de communaux ont en effet été très nombreuses au XIXème. La loi de 1865 qui reconnaissait l'établissement d'associations syndicales entre propriétaires en vue du dessèchement des marais eut un effet majeur: "Partout où la propriété des Barthes était encore communale, on se mit à aliéner soit la totalité, soit une partie des communaux afin de pouvoir constituer une association syndicale qui allait assécher les marais et tirer un meilleur parti des terrains de la vallée". Ainsi peut-on en effet repérer sur l'ensemble de la vallée de l'Adour, une très grande différence d'usage et de gestion de ces territoires. En amont de Dax et à sa proximité, la plupart des communes ont conservé des parcelles communales très étendues. Le droit de vaine pâture y est conservé, le pacage y est entièrement libre et ceci sans restriction de saison.
Cependant, de nouvelles formes d'exploitation sont apparues dès le début du siècle dans la vallée, la plantation de peupliers par les collectivités locales alimentant ainsi les recettes communales, le transfert au régime forestier de territoires plantés en chênes s'étant également plus ou moins généralisé a entraîné de fait une rupture avec les anciennes pratiques qui voulaient que chacun puisse se servir selon ses besoins sur les communaux.
Dans le Bas Adour Supérieur, les modes d'appropriation des Barthes ont été intimement liés à une amélioration des sols grâce aux ouvrages réalisés antérieurement.
La production de foin n'y est cependant pas suffisante pour nourrir le bétail tout l'hiver entraînant en conséquence la persistance du pacage hivernal. Ainsi fut conservé un système souple permettant la cohabitation tout à la fois de la propriété individuelle et de l'usage communautaire. Lors de la période de production et de récolte du foin, le pacage y est interdit, l'ouverture de la barthe aux pratiques collectives se réalisant après cette période. La vaine pâture y est ainsi autorisée mais réglementée. Dans le Bas Adour Inférieur, pour des raisons qui tiennent sans doute tout autant à une évolution plus radicale des modes d'exploitation des terres, à une meilleure utilisation des prairies, à un progrès agricole plus manifeste, ainsi qu'à la réalisation d'ouvrages plus importants de protection contre les eaux, les usages collectifs des Barthes ont totalement disparu. A noter également que dans cette partie géographique de l'Adour, la plupart des barthes sont des territoires habités et que cette spécificité a rendu d'autant plus évidente l'individualisation des terres barthaises du fait même de leur intime proximité des exploitations. Le droit de vaine pâture fut en effet définitivement exclu des pratiques locales dans le courant de l'entre deux guerres.

La révolte des métayers en 1920 apparaît comme une remise en cause fondamentale de l'ensemble des droits acquis qui, jusqu'à présent, régissaient la propriété en milieu rural. En 1946, la législation sur le métayage transformera ce statut en fermage.
La structure de la propriété foncière évoluera peu jusqu'à nos jours. Ce sont surtout les modes d'exploitation et les nouvelles conditions imposées par les effets du marché qui feront progressivement se mêler tout à la fois de petites exploitations traditionnelles, exploitées par le monde paysan ou par de nouveaux ruraux multi actifs, à des exploitations modernes basées principalement sur la monoculture et l'élevage.
Sur le plan des usages et de l'entretien des Barthes, des modifications majeures apparaîtront cependant. Plusieurs facteurs peuvent ainsi être mis en avant:
- la disparition progressive des chevaux, l'armée et l'agriculture principales utilisatrices évoluant vers une mécanisation accrue
- le passage du métayage au fermage, moins contraignant sur le plan de l'entretien, ayant provoqué l'abandon progressif de nombreux canaux et esteys
- l'abandon prolongé des barthes au cours des deux dernières guerres ayant rendu difficile la remise en état des digues et des surfaces en friches
- plus récemment, la modernisation de l'agriculture ayant entraîné un abandon de parcelles devenues trop petites pour envisager une mécanisation rentable
- enfin, le contexte économique agricole ayant profondément modifié la pratique de l'élevage à la baisse
Parallèlement, sur le plan foncier, les Barthes offrent cependant de sérieux avantages (moindres valeurs, pas de taxes particulières), et vont ainsi devenir un enjeu majeur pour des exploitations qui se trouvent trop à l'étroit dans leur périmètre. La reconquête des territoires humides participera jusqu'à aujourd'hui encore à une logique de modernité introduite progressivement dans le tissu rural.
Bien que territoires "marginaux", les Barthes sont au coeur même des équilibres et déséquilibres qui structurent aujourd'hui les sociétés locales où s'évaluent en permanence les logiques contradictoires de la modernité et de la tradition, du rural et de l'urbain, de la nature et de son contrôle par les hommes.

RETOUR

 

 

 

 

« Pressions anthropiques et évolution des habitats de l’anguille européenne (Anguilla anguilla). Application aux zones humides du Bas-Adour ».
IFREMER LRHA Anglet, UPPA (Journée Mondiale des Zones Humides - 2 février 2008)

L'anguille et les barthes de l'Adour

Conférence à Montaury (Anglet - Université de Pau et des Pays de l'Adour)

29 janvier 2008

Sources documentaires et illustrations : Conférence du 29 janvier 2008 - Sites Internet de l'IFREMER et de ses partenaires, Sites Internet d'INDICANG et de ses partenaires, Site Internet "barthes.asa" : étude commandée par le Conseil Général des Landes en 1971 - Les fondements identitaires des barthes, Site Internet Libération.fr, Eco-Terre - chronique "Les pibales d’Europe menacées par les gros appétits de l’Asie - Laure Espieu - Quotidien : mardi 1 janvier 2008