Depuis
le col d'Izpeguy, l'accès aux crêtes d'Iparla peut paraître très (trop)
facile pour certains, et bien raide pour d'autres (dont je suis). Inutile
de garder la petite laine, un tee-shirt suffit amplement :
nous
montons presque tout droit, le nez dans les brins d'herbe encore humides
de rosée
et scintillants dans les rayons obliques du matin. Les insectes dorment
encore, laissant plusieurs heures durant après l'aube diffuser
la chaleur à travers leur carapace de chitine et sécher leurs ailes diaphanes.
Tout à l'heure, ils commenceront
à s'animer
les
uns après les autres, quelques gros bourdons,
un
scarabée suicidaire égaré sur le sentier, des moucherons au vol erratique
qui se déplacent
en groupe,
des abeilles qui s'insèrent dans les corolles tombantes des digitales
au rose intense et les explorent avec application avant d'en ressortir
à reculons, chargées de pollen. Mais pour le moment, seuls
sont visibles des animaux
à sang chaud comme les vautours : ils planent avec élégance en ne relevant
que le bout de leurs rémiges pour infléchir leur trajectoire en suivant
des voies aériennes invisibles pour nous autres, pauvres terriens plaqués
au sol par la gravité cruelle. Elle ne tarde pas à se faire sentir et
chacun de nos pas accroît le nombre de gouttes de sueur qui perlent
sur la peau
du visage rougi par l'effort.
Les
troupeaux ont investi les alpages, chaque femelle a déjà mis bas, et
dans les prairies s'égaient agneaux, veaux et poulains à proximité de
leur mère respective. Je guette aussi en vain dans les falaises la présence
de jeunes vautours perchés sur le nid, mais
les couples tournent sans discontinuer, ne me laissant aucun indice pour
orienter mon regard sur
la roche rose irrégulière tombant à pic dans une vallée émeraude. Comme
toujours, nous remarquons la présence rare et étonnante d'un agneau noir
dans un troupeau de brebis uniformément blanches, ainsi qu'un jeune pottok,
noir également, près d'une jument à la robe claire. La
génétique nous étonne à chaque fois par ses irrégularités.
Je
ne sais si tous les petits sont issus du même mouton.
Nous
avions été témoins, une année, au pied du pic d'Anie, d'un combat impressionnant
de béliers
pourvus de cornes (de race manech, sans doute), où l'ancien avait vaincu
le jeune mâle, tandis que la femelle semblait se désintéresser totalement
de l'issue de ce choc de titans dont l'écho retentissait jusque dans
nos poitrines, les faisant vibrer : rien qu'à les voir, j'avais mal
à la tête.
Aucune
sonnaille ne tinte, ce qui me réjouit : je plains ces pauvres animaux
condamnés à supporter ce bruit
au moindre de leur geste, comme si les humains qui les possèdent souhaitaient,
malgré leur absence, leur rappeler à tout instant qu'ils ne jouissent
que d'une liberté concédée, illusoire, qui peut leur être ôtée sans prévenir,
en même temps que leur vie.
L'errance
de ces troupeaux sur les flancs les plus accessibles de la montagne modèle
profondément le paysage, et la présence incongrue près de la crête d'un
arbre dont la graine a réussi à pousser grâce à la présence protectrice
d'une
grosse
roche affleurante permet d'imaginer des reliefs plus sauvages où les
humains devaient allumer des
incendies pour ouvrir dans des forêts touffues des clairières propices
à une agriculture ou un élevage balbutiants.
Les espaces ainsi dégagés devenaient
peut-être
aussi des lieux de culte ou de rites, circonscrits par des cercles de
pierres dressées,
cromlechs
mystérieux inventés par une civilisation de marins
qui auraient
investi les côtes atlantiques et méditerranéennes, se créant une aisance
matérielle suffisante pour trouver le temps et la main d'oeuvre
nécessaires
à l'érection
de mégalithes parfois immenses.
Le
livre d'Emmanuel Anati, L'Odyssée des premiers hommes en Europe, donne
un nouvel éclairage sur
ces époques lointaines, montrant l'étendue spatiale et temporelle de
cette civilisation préhistorique, ainsi que les différentes structures
monumentales, parfois très élaborées, qui s'étendent jusqu'à Malte,
l'Allemagne, l'Italie, l'Azerbaïdjan, sans ignorer Stonehenge et le Morbihan,
avec une diversité de sculptures et gravures aussi extraordinaires que
méconnues.
La
magie de l'espace immense dans lequel nous évoluons nous imprègne et
nous marchons, nez au vent, tandis que notre
ouïe distingue avec délectation les sons directement issus de notre environnement
immédiat, de ceux qui se répercutent indéfiniment sur les surfaces tourmentées
des roches avant de s'atténuer doucement dans les frondaisons printanières
de l'aval ou l'herbe bruissante caressée par le vent des cimes. Un choucas
crie sa peine, sans ralentir son vol incisif aux virages serrés, et je
me demande bien comment il peut trouver sa nourriture en allant aussi
vite, puisque je ne pense pas qu'il soit insectivore comme les hirondelles
encore absentes des sommets.
Evidemment,
Richard et Max sont pressés : ils tiennent à atteindre un certain chemin
pentu sillonnant entre deux
falaises sur l'autre versant, et par lequel nous passerons une autre
fois en partant d'Urdos s'ils l'estiment suffisamment praticable. D'après
les informations fournies par un autre randonneur, il n'est accessible
que
par temps sec,
et il n'est possible de s'accrocher qu'à l'herbe dont les touffes retombent
vers l'aval en un épais tapis aussi glissant qu'odorant.
Steve,
Jean-Louis et moi progressons plus posément, préférant profiter tranquillement
du
panorama magnifique, quitte à faire moins de chemin, puisqu'il ne s'agit
que d'un aller-retour qui se clôturera par un repas à la venta du col.
A
ce propos, il nous arrive quelque chose d'assez cocasse. Richard et Max
ont un peu honte de faire une randonnée
aussi facile, comportant aussi peu de dénivelé puisque nous évoluons
la majeure partie du temps sur les ondulations des crêtes, et, en plaisantant,
ils disent que ce ne sera pas la peine de l'évoquer devant Serge qui
s'entraîne plus que sérieusement en marchant en montagne mercredis et
dimanches, sans
parler de la piscine et de la pelote qu'il pratique aussi régulièrement
chaque semaine :
il
a une forme d'enfer, et il est capable de faire des treks de 50 kilomètres
avec deux à trois mille mètres de
dénivelé sans sourciller. Nous
convenons donc de ne pas lui en toucher mot... et qui voyons-nous en
train de prendre une bière à la venta à
notre retour ? Serge, avec Jean-Marc et un troisième luron tout aussi
sportif, qui ont fait trois fois plus que nous dans la même matinée et
devront redescendre après le repas à pied à Saint Etienne de Baïgorri
! Nous voilà bien attrapés, difficile de voyager incognito sur ces hauteurs
!
Participants : Steve, Max, Richard, Jean-Louis, Cathy | Crêtes d'Iparla |
Lundi 12 mai 2008 |