"Attention, vipères !" Voilà comment les propriétaires de cette maison très particulière accueillent les promeneurs qui s'engagent sur le sentier forestier empreint d'humidité dont les pierres plates moussues sont déjà un piège pour le pied qui dérape pendant l'ascension du flanc Sud de la Rhune. La terrasse de la villa néobasque aux murs de pierres grises surmonte un simulacre de temple néolithique au péristyle de pierres mal dégrossies reliées par des linteaux massifs à la Stonehenge. J'ignore s'ils ont poussé le raisonnement jusqu'au bout et orienté les stèles dressées en fonction de positions astronomiques particulières, solstices, équinoxes, ou autres repères temporels, de façon à éclairer une fois l'an le barbecue, insignifiant succédané moderne d'une aire de sacrifices païenne. En tout cas, les rayons solaires rasants du petit matin illuminent les piliers sud-est, les teintant d'une blondeur chaleureuse. En redescendant, j'apercevrai en prolongement la piscine dont la bâche bleue jure par son anachronisme feint.

Ce versant de la vallée est encore enfoui dans les brumes matinales qui hésitent, montent ou descendent, recouvrent un moment la butte qui domine le village invisible de voiles translucides formés de milliards de gouttelettes d'eau, caisse de résonnance quasi immatérielle de la cloche de bronze de l'église de Sare, dont le martèlement clair et régulier se prolonge longuement dans les basses en harmoniques profondes qui se propagent vers les cimes. L'automne marque de son empreinte le paysage aux fougères roussies entre lesquelles fleurissent encore bruyères et ajoncs. Aussi vénéneux que la fougère, le colchique mauve perce de ses tiges fluettes la terre ameublie par les pluies récentes et forme au ras du sol des parterres délicats. Assez curieusement, le pistil ne se transforme pas en fruit. Celui-ci germera à la base du bulbe, sous terre, dont il sortira au printemps sous l'apparence d'une capsule ovoïde verte entre des feuilles lancéolées.

Nous ne nous lassons pas d'admirer le contraste extrême de ces vallées envahies de brumes mouvantes d'où émergent des cimes grisâtres, informes, méconnaissables, un monde irréel, magique, rêvé, intangible et caché, qui ne s'offre que par bribes fugaces à la réalité crue et contrastée, oh combien colorée de celui où nous évoluons. Le soleil éblouissant darde ses rayons sur nos têtes, tandis que les pièges tapis dans l'ombre des araignées placides demeurent constellés de rosée. Heureusement, tout comme elles, les insectes qui constituent leurs proies sont assoupis, engourdis par la fraîcheur dans leur repère nocturne. Les toiles reprendront leur discrète invisibilité et capteront bientôt les individus trop pressés, affolés et étourdis par les odeurs avivées par la chaleur de l'après-midi.

Comme toujours, les pottoks arpentent tranquillement la montagne, indifférents à notre présence, seulement attentifs à ne pas se laisser approcher de trop près. Un poulain à la robe soyeuse s'accorde à merveille dans cet environnement de rousseur craquante et sèche. Sa crinière hérissée avec douceur en touffes duveteuses prend des reflets mordorés et changeants à chaque mouvement de sa tête. A le voir ainsi, plein de charme enfantin, il éveille une envie irrépressible de l'approcher pour le caresser et le prendre dans les bras, que sa méfiance native devine et prévient d'un regard inquiet et une attitude défensive : regarder, oui, toucher, certainement pas ! On le sent prêt à partir d'un galop effréné hors de porté de nos désirs possessifs. La liberté s'arrête où commence celle de l'autre...

Influencée par cette ambiance mystique, j'imagine dans un enchevêtrement de pierres plates la trace d'une présence humaine ancienne, sorte de couloir d'accès aujourd'hui condamné à un dolmen partiellement enfoui, vestige d'une ancienne sépulture néolithique. L'inspiration semble avoir aussi touché les initiateurs de cette enceinte de dalles dressées d'où émane une source glougloutante à proximité de la voie ferrée du petit train à crémaillère (un peu nauséabonde à mon goût). Un cheval hennit depuis la cime de la barrière rocheuse qui forme une crête gréseuse morcelée. De petits oiseaux à la gorge rouge se poursuivent au-dessus de rochers malmenés par l'érosion et les forces de l'orogénèse, indifférents à la vue qui s'étend sur la baie de St Jean de Luz et le golfe de Gascogne.

Un troupeau de vaches étiquetées d'orange se tiennent dressées toutes dans la même direction, figées dans une pause hiératique. Je repense à "Qoëlet", de François de Gourcez, roman d'aventures au style remarquable dont le héros, né au XVIIIe s. en pleine épidémie de variole (ou petite vérole) n'aura de cesse d'éradiquer ce fléau né de la trop grande proximité du bétail et des humains qui l'élèvent. J'y ai appris, au passage, que l'on avait appelé cette maladie la fièvre vaccine (de vacca, la vache en latin), d'où l'on a tiré le terme vaccination, qui consistait alors à retirer le pus des boutons de la manifestation bénigne de la maladie sur les bras des fermières qui trayaient des vaches atteintes de la "picote" (petite vérole animale) pour l'inoculer aux gens (et notamment aux jeunes enfants) par une petite incision qu'on leur faisait dans la peau. Ainsi, comme nous le savons maintenant, le corps développait faiblement la maladie, qui se manifestait par un peu de fièvre et de boutons qui disparaissaient dans les 15 jours sans laisser ces cicatrices qui ont défiguré tant de gens qui avaient survécu de sa cousine beaucoup plus virulente. Si nous avons acquis une grande sécurité de ressources en inventant l'agriculture et l'élevage (encore le néolithique), cela n'a pas été sans d'immenses inconvénients, dont justement la propagation d'épidémies et la persistance de maladies endémiques. Végétaux et animaux savent souvent se prémunir d'une promiscuité dangereuse, il suffit de voir la distance soigneusement maintenue par conifères, hêtres, chênes ou châtaigniers qui ne semblent pas apprécier la cohabitation avec les fougères.

 

Richard, Max, Jean-Louis, Cathy
Rhune
26 Octobre 2008