L'idée
qu'on peut se faire d'une ville est toujours très superficielle en
si peu de temps, mais nous avons gardé quelques impressions fortes
de Saragosse.
Tout d'abord, un dynamisme extraordinaire sur le plan urbain : comme
dans la plupart des métropoles espagnoles, des quartiers entiers s'érigent
en
peu de temps, immeubles hauts, denses, jouxtant des excavations où
circulent dans un nuage de poussière les pelleteuses et les camions.
Saragosse explose, en partie pour organiser sur une surface maximale
de 25 hectares l'Exposition
Internationale 2008 qui se tiendra pendant
trois mois du 14 juin au 14 septembre autour du thème "L'eau et le
Développement durable".
Nous
avons visité un préfabriqué posé sur un
trottoir du
centre ville
qui
présente la maquette et quelques panneaux explicatifs sur
le projet. J'avoue avoir été un peu scandalisée
de la façon dont le thème
est traité : il m'a semblé qu'il s'agissait avant tout
de faire étalage
de bâtiments futuristes au milieu d'un parc à thème
avec des espaces différenciés dans l'unique but de
glaner des subventions européennes
et d'accroître la notoriété de la ville et du
pays. Il y a en effet une distorsion manifeste entre le discours
dispensé (extrait du site
Internet) dont je donne un extrait ci-dessous et les moyens mis en
oeuvre, gaspillage d'eau, débauche de béton, bâtiments
dispendieux et espaces verts inutiles, destinés
à attirer les foules comme des
mouches sur le miel, auxquelles il faudra fournir pendant ces trois
mois d'été le gîte et le couvert, sans parler
de quantités d'eau supplémentaires
à ponctionner dans un fleuve et dans des lacs de retenue sur
ses affluents (principalement l'Aragon, la Cinca et la Sègre) qui suffisent
déjà à
peine
à
la population
actuelle et seront à leur niveau minimal. Je cherche désespérément
- et en vain - dans ce projet l'expression d'un développement
durable.
"Le visiteur prend conscience, au fil de sa visite, que les êtres
humains sont les principaux
consommateurs d’eau dans le monde et qu'ils sont à l'origine
de la forte pression exercée actuellement sur cette ressource. L’augmentation
de la population, la croissance de l'urbanisation, le changement climatique,
la pollution de l’eau, ou l’adoption de modèles de consommation
fondés sur le gaspillage sont autant de facteurs qui ne font qu’aggraver
le problème. En vue d'inverser cette tendance, une nouvelle politique
de gestion fondée sur la « bonne administration » joue
un rôle fondamental."
Saragosse (en aragonais et en castillan : Zaragoza,
du latin : Caesaraugusta), capitale de l'Aragon,
compte 600 000 habitants pour une province qui en fait le double sur
une superficie supérieure aux Pays Bas (16 millions d'habitants).
Située dans la vallée de l'Ebre balayée de vents violents,
privée d'une partie des entrées
océaniques par la barrière des Pyrénées
qui les retiennent sur le versant nord, la région aragonaise a un
climat continental méditerranéen
aux micro-climats très diversifiés, caractérisés
par une irrégularité chronique de l'approvisionnement
en eau et des périodes de sécheresse plus ou moins longues,
principalement estivales, mais également hivernales. Elle
avoisine la Catalogne, encore plus défavorisée sur le
plan hydraulique, dont la population très nombreuse et dynamique,
toujours croissante (6 millions),
et l'apport estival de millions de touristes (+ 9 millions), engendrent
une tension intolérable
sur cette ressource vitale, sans parler des régions côtières
méditerranéennes
plus au sud qui réclament depuis longtemps le détournement
de l'eau de l'Ebre à leur profit et aux dépens de l'équilibre
aquatique du delta de l'Ebre, situé à 200 km au sud de
Barcelone, où le sel commence
à affleurer dangereusement et à mettre en péril
végétaux et animaux
(sans parler des humains).
D'après un site très
bien documenté, j'apprends que l'Espagne réglemente l'accès de l'eau
depuis au moins 2000 ans, puisque les Wisigoths sanctionnaient déjà
le vol d'eau, les Romains avaient une législation spécifique et les
Musulmans ont apporté les techniques hydrauliques liées à l'irrigation.
Après la Reconquête, la Castille réglementait le fonctionnement des
moulins à eau, les baux et la pêche, de même que l'Aragon contrôlait
les usagers des rivières. La loi s'est complexifiée à l'arrivée des
Bourbons, jusqu'à nos jours où le texte de base actuel est la deuxième
loi sur l'eau qui date de 1985 et qui planifie l'utilisation de l'eau,
bassin par bassin (il y en a quinze en Espagne, celui de l'Ebre étant
le plus vaste) et au plan national : c'est le P.H.N. "Plan Hydrologique
National" qui prévoit le transvasement d'un bassin à l'autre et un
projet pour économiser l'eau dans l'agriculture, le "Plan National
des Regadios" - c'est à dire des zones irriguées -, sachant que l'agriculture
utilise 80% de l'eau et que les surfaces irriguées occupent 6% des
terres arables en Espagne, et 8% en Aragon (400 000 ha).
L'Aragon,
comme toutes les communautés autonomes, a donc tous pouvoirs
sur son agriculture, marquée par la pauvreté, mais
aucun sur l'eau, qui demeure sous tutelle de l'Etat. Sous le franquisme,
Saragosse et sa région étaient dédiés à l'industrialisation,
et pâtissent
d'une irrigation insuffisante et désuète. Elle voudrait ériger
d'autres barrages pour accroître la surface de terres
irriguées
et améliorer le revenu moyen de ses habitants, mais l'Etat privilégie
le transfert
de l'eau vers les terres catalanes et valenciennes - il y a actuellement
80 barrages en Aragon (52 dans la province de Huesca, 15 dans celle
de Saragosse et 12 dans celle de Teruel). L'enjeu est de taille, puisque
les "secanos" (paysans
de terres non irriguées)
gagnent 200 € à l'hectare quand les "regadios" (paysans
de terres irriguées)
peuvent gagner jusqu'à 6000 € à l'hectare (pour
des tomates par exemple).
C'est
dans ce cadre que s'inscrit donc cette Exposition Internationale 2008
de Saragosse dont je comprends mieux maintenant les tenants et aboutissants.
L'Aragon se retient de dire qu'elle souhaite garder pour elle une
ressource en eau somme toute généreuse en regard du reste de l'Espagne
(le président de l'autonomie, depuis son palais de Saragosse, compare
l'Aragon à l'Egypte, l'Ebre tenant le rôle du Nil, et il déclare recevoir
du ciel "quatre fois moins d'eau qu'à Toulouse"). En revanche,
elle se fait
le chantre
du
développement
durable, stigmatisant les
dépenses engagées pour des villes surpeuplées
comme
Barcelone et Valence et pour une agriculture intensive peu respectueuse
de l'environnement,
que
ce soit en terme de consommation d'eau, de pollution par excès
d'usage
de produits phytosanitaires, ou de mauvais choix de cultures, trop
dépensières en eau. Elle met en avant aussi le danger de trop réduire
le débit
de l'Ebre, qui conduirait à l'envahissement du delta par la Méditerranée,
ce qui détruirait tout un écosystème.
Pour dire à quel point ce problème est d'actualité,
l'Espagne a décidé de détourner une partie de l'eau du canal qui approvisionne
la centrale nucléaire de Tarragone pour alimenter Barcelone, promettant
(afin d'éviter d'autres manifestations de masses) de ne pas pomper
davantage d'eau de l'Ebre mais simplement de la répartir différemment. Comme
cela ne suffit pas, et que le canal transvasant une partie du Rhône vers
la Catalogne en est toujours à l'état de projet, une entente avec Marseille
a été conclue pour effectuer une noria de
bateaux pour combler le déficit d'eau catalan en attendant la mise
en route de l'usine de dessalinisation de l'eau de mer située près
de Barcelone dont la mise en route est prévue pour 2009.
Enfin, fort heureusement, nous nous trouvons à Saragosse à un moment de calme, les gens se promènent dans les rues sans esprit revendicatif, et nous avons plaisir à arpenter le centre ancien, très restreint mais soigné, entouré de banlieues formées d'immeubles très hauts implantés à l'espagnole, les uns contre les autres, sillonnées par de larges avenues, aérées par de petites placettes arborées où les retraités et les petits enfants viennent prendre le soleil, et oxygénées par quelques grands parcs. Les siècles se superposent dans l'architecture monumentale bien entretenue, que nous admirons sous un ciel bleu profond et lumineux qui met en valeur les couleurs chaudes des pierres...
Cathy et Jean-Louis | Week-end à Saragosse |
Février 2008 |