Des
attitudes
méprisantes, racistes, xénophobes, avec des
relents déplaisants de colonialisme, voilà ce que j’ai
observé et qui m’a profondément choquée lors d’une
animation proposée par la médiathèque d’Anglet
autour d’une exposition d’instruments de musique africains. J’ai
tout de suite remarqué en entrant un homme à la peau sombre,
aux longs cheveux noirs nattés en coiffe élégante ornée
de petits coquillages blancs nacrés, vêtu de vêtements
exotiques confortables. Liant conversation, j’appris qu’il était
un musicien marocain émigré dans
les Landes à Capbreton, capable de jouer de tous les instruments présents
dans la salle, percussions, cordes et vent. Sentant que son physique m'avait
induite en erreur sur sa nationalité, il me dit en souriant que le
Maroc, lui aussi,
faisait partie de l'Afrique, et que son pays avait
eu recours dans le passé à l’esclavage, allant chercher
sa main d'oeuvre gratuite au Sud du Sahara. Il était donc issu
d'un métissage ancien de ses aïeux berbères ou arabes
avec ces immigrés involontaires, tout comme la musique du Maghreb
s'était enrichie à ce contact de nouveaux instruments et tonalités.
Karim (je ne suis pas sûre de son nom), de l'association Des cauris
dans la tête,
était à la médiathèque en tant qu'invité,
pour jouer de ces instruments
de musique et initier le public à leur maniement. -
Petite note, la parure de
la tête est très importante en Afrique, elle est un signe de
prestige, montre la dimension du sacré, il n'était pas anodin
que ce musicien, griot de France
émigré d'Afrique, montrât ainsi les insignes de sa fonction
sur sa coiffe ornée
de cauris, coquillages qui servaient de monnaie d'échange
et qui accompagnaient aussi les rites funéraires d'ethnies d'Afrique
de l'Ouest. -
L’animation
commença et j'observai
avec surprise la façon dont cet expert et spécialiste, ce
musicien doux et sympathique, était mis à l’écart,
traité avec
dédain, mépris, et déconsidéré par un
simple animateur de musique français convié par la bibliothèque
avec un collègue afin d'assumer la tâche d’occuper
les enfants en leur faisant jouer des instruments les moins fragiles. Ces
deux membres de l'association Horizon Manding
se répartirent entre eux les jeunes visiteurs, et le plus
orgueilleux choisit des balafons,
genre de xylophones dont les vibrations des lames de bois frappées
sont rendues mélodieuses
grâce à la présence
de calebasses de différentes tailles suspendues au-dessous. Il leur
enseigna une mélodie simpliste en quelques minutes, qu’ils
se mirent à jouer
en frappant le plus fort
possible de leurs baguettes de bois en forme de marteaux : une cacophonie
insupportable ! Pendant ce temps, le Marocain prit en charge des adolescents
et adultes et leur indiqua comment tenir une kora ou un ngoni (des instruments
à cordes) et en jouer.
Bien qu’ils se fussent installés à quelque distance
du groupe d’enfants, il était très difficile de savoir
ce que cela donnait, tant les autres étaient bruyants.
Je
fis connaissance alors avec le propriétaire des objets présentés
dans cette très belle exposition, Jean-Pascal Dulau, président
de l'association Azalaï basée à Anglet. C’est un
passionné,
qui visite depuis des années l’Afrique du Nord, le Sahel
et l’Afrique noire francophone, dont il ramène des éléments
de mobilier pour décorer son domicile. Il n’en fait pas
commerce, son métier, que j’ignore, n’ayant aucun
lien avec ce loisir auquel il se consacre ardemment. Il constate avec
peine une évolution
néfaste dans toutes ces régions. L’insécurité croît
et la liste des pays visitables sans trop de risque se réduit
comme une peau de chagrin. Il me site son expérience en Egypte,
par exemple, où l’on impose aux visiteurs étrangers
des gardes armés,
par peur du pillage archéologique, mais également d’agressions
exercées sur les touristes par des Egyptiens en quête d’argent
facile. Ces gardes, citadins qui méconnaissent leur propre pays,
ont une peur communicative dès qu’ils abordent le désert
et, souvent, il devient difficile d’accéder aux sites qui
sont jugés dangereux pour un oui ou un non. La communication avec
les gens du peuple devient impossible en leur présence et le séjour
perd ainsi beaucoup de son attrait.
En Afrique noire, il
est possible de se trouver brusquement au cœur d’un conflit
qui explose sans crier gare, et tout peut arriver, y compris le pire.
S’il
continue à se
rendre dans tous les endroits encore accessibles, c’est qu’il
a l’impression, à son petit niveau, de faire œuvre
de conservation et de sauvegarde dans des régions en mutation
accélérée.
L’artisanat sous toutes ses formes disparaît ou s’appauvrit.
De grandes
statues de bois sculpté anthropomorphes, impressionnantes, à la tête
hypertrophiée, de même que les yeux et les oreilles, sont dressées
dans l’entrée
de la bibliothèque
et autour de la grande salle. Je m’inquiète de savoir
s’il
ne s’agit pas de totems ou d’objets de culte qui auraient été enlevés
de leurs villages d’origine. Pas du tout ! me répond-il. Il
s’agit de fac-similé plus ou moins fidèles réalisés à la
chaîne par les Dogons dont le sens commercial a été attisé par
l’engouement européen pour leurs fabrications. Ils réalisaient
aussi de superbes portails qu’ils adaptent désormais aux
goûts
de leurs futurs acquéreurs, simplifiant et standardisant les
formes. L'introduction du fer à souder a changé les
procédés
des maréchaux-ferrants
qui perdent leur savoir-faire.
Le collectionneur me désigne
trois tapis étalés côte à côte dans
la salle. Le plus ancien est finement tissé sur toute sa surface
de brins de diverses couleurs qui forment un ensemble harmonieux
et travaillé.
Le second, plus récent, comporte déjà nettement
moins d’ornements et le dernier n’a plus que quelques
frises colorées
sur un ensemble uni. J’ai récemment vu dans une maison
berbère de l'Atlas, à l’abri
d’un auvent sur la terrasse, deux femmes âgées
qui confectionnaient un tapis à l’aide d’un métier à tisser
familial. Cette
occupation traditionnelle n’était sans doute pas évaluée
au temps passé, mais seulement en service rendu par ces femmes
qui ne pouvaient plus se rendre aux champs ni assumer les corvées
d’eau
et de bois. Désormais, le tissage entre dans la sphère économique,
il s’agit de rapporter de l’argent et de réaliser
le plus d'objets possible en réduisant le temps nécessaire à la fabrication.
C’est
vrai pour les autres métiers
de l’artisanat et la fabrication d’ouvrages uniques et
singuliers, travaillés comme des œuvres d’art,
se perd, de même
que disparaissent les artisans, leurs savoir-faire et leurs outils.
Enfin,
l’animateur interrompt son vacarme et permet au Marocain
de faire sa démonstration. Celui-ci, souriant pour se faire
pardonner son français incertain, s’adresse
aux enfants assis devant lui et leur explique l’histoire
et le maniement d’un premier
instrument, une kora ou un ngoni. Il montre la
façon
dont les cordes sont nouées à l’arrière,
rendant leur réglage malaisé.
D’autres, qu’il désigne derrière lui, sont équipés
de chevilles ou de clés empruntées
aux guitares européennes,
qu’il suffit de tourner pour ajuster le son. Lorsqu'on joue
de ces instruments en Afrique, commente-t-il, la chaleur,
l’humidité,
le jeu du musicien dérèglent l’instrument qui
se fausse, mais ce n’est
pas très important. L’essentiel est
ailleurs, la musique n’est qu’un accessoire
pour célébrer
un temps de fête, de recueillement ou de célébration,
elle est présente, mais c’est la
manifestation, religieuse ou civile, qui est centrale.
Les panneaux explicatifs de l'exposition,
très bien conçus, éclairent
cette vision des choses qui diffère tant de la nôtre.
En effet, chaque instrument africain est (ou était) l’accessoire
d’un rituel précis. Tel
instrument ne pouvait être joué que par les femmes,
tel autre que par le shaman ou le griot, tel autre encore représentait
l’exercice
du pouvoir, et lorsque celui-ci changeait de main, plus personne
n’avait
le droit d’y toucher. Curieusement, certains instruments
ne servaient jamais à faire de la musique, ils étaient
uniquement symboliques. D’autres ne sortaient qu’à des
moments précis de
l’année, dans le cadre de célébrations
périodiques.
La musique est l’expression de
l’âme africaine,
au point que les esclaves emmenés aux quatre coins du
monde l’ont conservée
dans leur cœur, ont fabriqué de nouveaux instruments,
ont transmis leurs
musiques traditionnelles et en ont créé de nouvelles,
métissées
avec celles de leurs maîtres, et qui ont grandement influencé les
musiques nord-africaines, européennes, américaines
du nord, du sud et des Antilles, revanche extraordinaire des
réprouvés
et suppliciés de jadis. Le Marocain commence à frotter
les cordes pour les faire vibrer. Petit à petit, un rythme
s’imprime,
une mélodie
apparaît, dans laquelle il insère sa voix douce, à la
langue chantante, créant sans aucun artifice une atmosphère,
nous plongeant dans une culture qui nous est étrangère, évoquant
un monde qui nous envoûte. Il résume l’histoire
simple racontée dans le chant traditionnel, puis enchaîne
sur un autre exemple. Les
gens applaudissent et ils apprécieraient
de l’écouter
encore et encore. Cela déplaît au français,
qui interrompt la démonstration et décide, sans
demander l’avis de quiconque,
de jouer du balafon dont il se dit expert. Son acolyte s’empare
d’un
tambour en forme de grand saladier de bois qu’il pose sur
le sol, et le concert commence, tandis que le Marocain parcourt
la salle
en quête
d’un troisième instrument qui pourrait s’accorder
aux deux autres pour improviser à leurs côtés.
Certes,
le français a une grande dextérité, ses
marteaux frappent à une
vitesse accélérée les lames de bois, et
il déploie
un volume de sons répétés qui envahissent
la salle. Je recule, assourdie, et j’écoute, attendant
vainement qu’une
esthétique se dégage de ce déferlement.
Il n’a
rien compris. Sa rythmique est sans imagination, sans variation,
pure virtuosité technique.
Elle n’évoque aucune atmosphère, n’éveille
aucun dépaysement, ne raconte aucune histoire. Ce sont
des sons, juste des sons. Il manque l’âme africaine
dont il ne connaîtra jamais l’existence,
trop imbu de lui-même pour rendre sa musique seconde, et
mettre son art au service d’une communauté,
pour magnifier
les moments importants qu’elle partage, toutes générations
confondues…
- Les illustrations de cette page ne sont pas des photos de l'exposition, le portrait final est celui d'un paysan malien qui ressemble au Marocain de ce récit. -
Médiathèque d'Anglet | Afrique |
17 octobre 2009 |