La
venta sur la Rhune est fermée, comme tous les mois de janvier, donc
cette montagne présente moins d'attrait pour Richard et Max. En ce
qui me concerne,
cela fait longtemps que j'en ai assez de faire tout le temps l'ascension
du même pic. J'avais envie du Mondarrain, ils ont opté pour l'Ursuya.
Arrivés au pied de la montagne après quelques errances (il fallait
prendre le chemin
de Louhossoa et tourner à Macaye, comme l'avait indiqué Jean-Louis
B.), nous avons constaté qu'il n'y avait pas de neige, en bref, c'était
de la
"montagne
à vaches"
peu
élevée
et d'un faible intérêt paysager et panoramique. Nous sommes donc repartis,
par ces températures négatives, sur les routes givrées
et scintillantes comme des illuminations de Noël en direction d'Hélette
où nous nous sommes
garés
à
la
base de loisirs du Baïgoura, d'où partent les parapentistes
:
en
l'absence
du
tracteur
estival,
incapable de franchir les virages enneigés et verglacés des hautes
altitudes, quelques uns d'entre
eux montaient au sommet avec un énorme sac à dos d'environ 7 Kg pour
tenter de prendre leur envol dans l'après-midi si les conditions météorologiques
s'y prêtaient, de vrais passionnés.
La
luminosité était extraordinaire, et le Baïgoura
a cette caractéristique
très intéressante, pour des promeneurs du dimanche comme
nous, d'offrir un panorama sur tout le Pays basque jusqu'à la
mer d'un côté, et de
l'autre côté sur toute la chaîne pyrénéenne,
bien au-delà de notre
montagne fétiche du Pic du Midi d'Ossau, car ce haut contrefort
est légèrement détaché de l'ensemble vers
le Nord. Toutes
les couleurs étaient intenses, magnifiées par les rayons
du soleil matinal, très
obliques, et en particulier les champs de fougères fanées
et craquantes rougeoyant
sur les versants sud dépourvus de givre. Les contrastes également étaient
très marqués, avec des ombres très longues et
très sombres, réfrigérantes,
et nous passions notre temps à ôter et remettre des épaisseurs
de vêtements
en tournant autour du massif, d'autant que le froid s'intensifiait
par intermittence par l'action d'un courant d'air qui dévalait
les flancs
et m'obligeait
à couvrir
davantage
mon
épaule
et
mon oreille gauches
qui ressentaient de façon mordante l'écart de température
entre le côté exposé et l'autre abrité du
corps.
Richard
prétendait qu'il s'agissait d'un vent du Sud, ce dont je doutais, étant
donnée
son âpreté : l'air avait dû se frigorifier en passant
sur la Meseta et les Pyrénées enneigées, et il
se précipitait vers les plaines basco-landaises
aux températures plus clémentes (relativement bien sûr,
car il faisait quand même de -1 à -3°C).
Tout
en admirant le paysage piqueté de maisons blanches amoureusement entretenues,
je me remémore un passage de mes dernières lectures sur les Vascons,
les Romains et les Wisigoths dans notre région, où l'on mentionne que
les fermes étaient grises ou brunes, ce qui m'a étonné. Je me demande
depuis quelle époque on passe les surfaces extérieures à la chaux.
Peut-être s'agissait-il dans ce témoignage de ces maisons navarraises
de pierre sombre. Dès ces époques reculées, on décrivait déjà les Basques
(et
particulièrement
les Vascons, peuplade à cheval entre la Navarre, le Guipuzkoa et l'Alava,
qui a donné son nom autant à l'ensemble des peuplades basques qu'aux
Gascons) comme une communauté
agitée, belliqueuse, très attachée à ses coutumes, sa
langue
et son
autonomie, et qui n'hésitait pas, à chaque succession des dirigeants
colonisateurs (y compris plus tard les musulmans et les Francs), à
se rebeller pour tester l'autorité du nouveau maître et obtenir plus
d'indépendance,
ne serait-ce qu'en plaçant un des leurs à la tête de la circonscription
administrative (vicomté, comté, duché, royauté, etc).
Ce
qui m'a également "interpellée", c'est la prudence de tous les historiens
à propos des détenteurs de la langue basque. Si j'ai bien compris leur
problématique (et si j'ai lu les bonnes sources, car il y en a de qualités
très diverses), il est très difficile de déterminer avec certitude
qui vivait dans la péninsule ibérique et dans la moitié Sud de la France
actuelle à l'époque des premières incursions de populations dotées
de l'écriture, phéniciens, grecs, romains et autres du bassin méditerranéen
oriental. Pour ces commerçants et colons "civilisés", tous les indigènes
étaient des "Barbares", c'est-à-dire des gens seulement capables d'émettre
des
borborygmes
informes et incompréhensibles, et ils avaient peine à les différencier
entre eux.
Les noms qui leur ont été attribués, issus des essais de
communication entre ces peuples, étaient transcrits avec moult déformations
et incertitudes sur ce qu'ils représentaient. Par exemple, les
peuples ibères se composaient, autant que l'on sache, des Cynésiens,
Turdétans, Mastinis, Vascons, Aquitains, Ibéro-Ligures,
et, plus tard, après les migrations des peuples celtes,
des Celtibères, et nous n'avons aucune idée si les Ibères appartenaient
à une même famille ou étaient d'origines diverses et métissées (on
penche plutôt pour cette dernière hypothèse).
Il
ne faut pas oublier que les seuls indices que nous ayons sur ces populations
sont des écrits fragmentaires et des vestiges archéologiques
(tombes, objets manufacturés) qui permettent de donner des indications
sur des moeurs et des comportements, mais absolument rien sur les ethnies
et les langues (sauf l'interprétation sujette à variations
de la linguistique et des analyses d'ADN).
Donc...
il semblerait qu'à ces époques lointaines, les Pyrénées
ne formaient en rien un obstacle, et qu'il y ait eu une
certaine unité de culture de part et d'autre de la chaîne,
ainsi qu'une homogénéité de langue et même
d'aspect physique (d'après Strabon, géographe
grec ayant vécu de 57 avant J.-C. à 25 après J.-C.),
avec pour limite Nord approximative la Garonne, ou une ligne Bordeaux-Nîmes.
Cette langue, nommée pour éviter tout amalgame "aquitain" ou "aquitanien",
serait le substrat du basque et du gascon, termes tous deux issus des
Vascons qui semblaient - à l'époque des colonisateurs
- la peuplade dominante
basée donc grossièrement à l'emplacement de la
Navarre actuelle au Sud des Pyrénées. Si
le rapport avec le proto-basque est accepté,
alors la langue aquitaine n'aurait aucune autre langue relative connue
dans le monde. C'est un isolat.
Le
gascon, bien qu'étant un
parler roman, contient un lexique, une grammaire et une syntaxe ne
pouvant
s'expliquer que par l'origine
aquitaine. Par analogie, le basque actuel a permis d'identifier un
certain nombre de mots d'origine aquitaine dans le gascon. Cependant
plusieurs mots gascons d'origine aquitaine ne se retrouvent même
pas dans le basque moderne. Le languedocien méridional possède
certaines singularités identiques au gascon qui s'expliqueraient
par l'influence aquitaine. Inversement, la connaissance du basque ne
permet pas de déchiffrer les écrits en langue ibère
qui reste encore très obscure car elle semblerait avoir subi
des influences de peuples de la Méditerranée orientale.
Pour
revenir à ce dimanche, je m'étonne aussi de voir des moutons paître
dans les prairies, de même que les chevaux qui broutent sans état d'âme
l'herbe gelée et ne se dérangent pas d'un iota à notre passage, encore
ensommeillés par la froidure de l'air ambiant. Il y a bien, à une centaine
de mètres d'altitude plus haut, une borde qui doit faire office de
bergerie ou d'écurie, mais elle est vide, seuls une jument et son grand
poulain duveteux se tiennent encore à proximité. Ce qui est encore
plus étonnant, c'est l'activité déployée par les taupes, dont les monticules
frais percent jusqu'au sommet du Baïgoura les couches neigeuses ou
glacées. Elles
doivent vraiment avoir une puissance de creusement énorme, car
nous
marchons sur un sol si dur parfois qu'il en est presque sonore, les
roches affleurent de plus en plus au fur et à mesure que nous progressons
en altitude et l'humus semble diminuer en proportion. Et bien je me
trompe sans doute, il y a bien plus de terre qu'il n'y paraît, et elle
est bien jolie, d'un brun fertile et nourrissier.
Fort
heureusement, les passages verglacés sont très peu nombreux et circonscrits,
la végétation est, soit givrée (mais pas glissante), soit recouverte
d'une neige fraîche trop peu profonde pour nécessiter le port de guêtres
que Jean-Louis et moi avons amenées dans le sac par précaution. Cette
présence de la neige donne à l'air sa qualité si particulière, fraîche,
sèche, avec peut-être même une odeur spéciale, à moins que ce ne soit
la composition
des gaz différente, avec davantage d'oxygène, qui nous procure une
jubilation instinctive, outre celle produite par la beauté extraordinaire
du paysage, que les photos ne rendent que très imparfaitement.
L'oeil
voit bien mieux qu'une cellule photoélectrique, et ne se laisse pas
abuser par les contrastes : ce qui semble très sombre sur une photo
demeure parfaitement distinct et comparativement plus lumineux lorsque
nous le contemplons à l'oeil nu, de même qu'une grande luminosité ne
provoque pas dans notre cerveau une "surexposition" fatale à une bonne
perception des couleurs et des formes. Nous avons encore des progrès
techniques à accomplir pour égaler les facultés dont nous a dotés Mère
Nature.
Des
brumes s'attardent dans le fond des vallées, et les nuances
sont infinies et progressives depuis l'extrême netteté du
premier plan à la douceur voilée des paysages lointains. Je
comprends les peintres des siècles
passés et notamment les impressionnistes qui se sont attachés à transcrire
sur la toile cette beauté, figeant l'instant présent
alors que nous sentons bien au cours de cette matinée l'évolution
du panorama dont les nuances changent à mesure de l'élévation
de notre astre solaire et de la température : les contrastes
s'atténuent, les ombres raccourcissent,
les brumes s'élèvent et finissent par former vers les
treize heures une sorte de plafond bas translucide qui obstrue l'horizon
et notamment
la mer, devenue invisible derrière cette atmosphère laiteuse.
Comme toujours, nous nous réjouissons d'avoir su nous lever
suffisamment tôt pour profiter de la meilleure luminosité,
qui est sans conteste celle du matin. Parfois,
le soir offre aussi des moments magiques,
à l'heure où le soleil se couche, et il nous semble alors
que nous atteignons
une sensation d'éternité et de plénitude devant
la beauté de la Nature.
Depuis
quelques jours, je me passionne pour les idées d'un
sage japonais,
Masanobu Fukuoka,
qui me paraît révolutionnaire. Microbiologiste et spécialiste des maladies
végétales, il a quitté son poste dans l'administration pour effectuer
librement ses propres recherches en cultivant les terres de la ferme
familiale. Très grand observateur de la nature et notamment des plantes,
il remet en question les techniques traditionnelles et modernes de
l'agriculture en soulignant qu'elles introduisent un déséquilibre dans
l'écosystème, générateur de maladies et d'infestations de nuisibles.
Il s'attaque notamment à l'idée de l'obligation de labourer les champs
et de les désherber. "Il suffit d'observer la nature : les graines
tombent sur un sol non labouré et arrivent à germer quand même." C'est
un chantre de la biodiversité et un adversaire acharné de la monoculture.
"Chaque organisme a un rôle à jouer. C'est une erreur de penser que
les mauvaises herbes empêcheront les céréales, les légumes ou les arbres
fruitiers de pousser. Au contraire, elles bonifient le sol."
En
regardant notre campagne basque à travers ce prisme, j'ai une
nouvelle perception des choses. Par exemple, il a essayé de
faire pousser des agrumes naturellement, sans aucune taille, pour voir
quelle forme prenaient ces arbres si on n'intervenait pas dans leur
croissance. Il a découvert avec étonnement qu'ils avaient
une forme non pas semi-sphérique, mais conique, élancée
autour d'un grand tronc unique, et que les branches se répartissaient
harmonieusement en décalé
de
façon
à
offrir
la meilleure
pénétration
du rayonnement solaire. Moyennant
quoi, les branches basses n'étaient pas occultées par
les hautes et les fruits du milieu recevaient un
éclairage suffisant pour mûrir convenablement. Pareillement,
lorsque je regarde cette hêtraie torturée, taillée
depuis des décennies sous
forme
d'arbres-têtards pour alimenter les cheminées et les ateliers
de menuiserie, je souffre pour ces arbres dont plus aucun paysan ne
vient tailler
les branches et qui se retrouvent en déséquilibre, cherchant
désespérément
à recréer une forme viable par l'érection de branches
maîtresses
en troncs parallèles verticaux dressés sur leur base commune artificiellement
surbaissée.
Contemplant les champs qui s'étalent au Nord,
je me rends soudain compte de leur "pauvreté" en termes
de biodiversité,
d'autant que les espaces réservés aux haies et bosquets
d'arbres sont ici réduits à la portion congrue (bien
que le Pays basque, sous cet aspect, soit bien mieux loti que les terres
remembrées du bassin parisien
par exemple). Masanobu
Fukuoka avait réussi à atteindre, par ses méthodes "naturelles",
des rendements similaires, voire supérieurs à ceux des
autres fermiers des environs pour la culture du riz, du seigle, de
l'orge et des agrumes. Ils utilisaient les techniques actuelles de
labourage, traitements herbicides et pesticides, repiquage du riz
dans des champs
inondés et taille des arbres, tous travaux et dépenses
dont il faisait l'économie.
Il
ne s'agissait pourtant pas d'une technique du rien-faire. Au contraire,
sa très grande connaissance des interactions entre les
organismes vivants, plantes, insectes, petits mammifères ou
oiseaux lui permettait de protéger au mieux par exemple les
jeunes pousses de riz en semant en même temps du trèfle
blanc et en jonchant le sol de paille pour éviter ou retarder
la pousse des herbes sauvages tout en amendant les terres par sa décomposition
en humus. Ses vergers étaient
insérés au milieu d'arbres sauvages, buissons, herbes
- et légumes
! - de façon à les protéger des intempéries
d'une part, leur éviter
des maladies
et
surtout qu'elles ne se propagent d'un arbre fruitier à l'autre,
accroître
leur résistance et leur acclimation.
Moi
qui préfère, de loin, un apparent fouillis végétal,
genre forêt vierge, à un jardin
bien ordonnancé, j'affectionne cette utopie et
le genre de société qu'elle suppose
: moins de villes, de pauvreté, de nuisances, plus d'autonomie individuelle,
une meilleure répartition des populations et de l'économie, davantage
de respect de l'environnement ... S'il est réellement
possible à tout un chacun de survivre, et même de vivre
aisément, en
"non-exploitant" la terre de cette façon en petites
fermes agricoles,
cette mutation totale des mentalités et des pratiques actuelles
pourrait apporter le bonheur et un nouveau sens à la vie par une meilleure
intégration à cette biosphère
dont
nous oublions trop souvent
que
nous n'en sommes qu'une parcelle dépendante de toutes les autres.
Richard, Max, Jean-Louis et Cathy | Baïgoura |
Dimanche 11 janvier 2009 |