L'air
du soir vibre au-dessus des graminées élancées
dont les tiges desséchées se divisent
en fragiles ramifications au bout desquelles se concentrent tous les
sucs. Quasiment luminescentes dans les derniers rayons qui frôlent
l'océan
mat des herbes vertes du jardin, elles semblent jongler avec des lucioles
minuscules,
nuées de moucherons qui s'agitent en tous sens dans ce maelström
invisible, montent, descendent,
volettent de droite
et de gauche en zigzags improbables, ajoutant par les palpitations
de leurs ailes au désordre
des molécules
qui entraînent vers l'azur les parfums exacerbés des plantes.
Je
ressens, au spectacle champêtre de cet échantillon de prairie enclos
dans la ville, une sérénité semblable à celle qui émane de l'Angélus
de Jean-François Millet, et je m'attends à entendre la cloche de l'église
toute proche
résonner dans l'espace apaisé, où le roucoulement des colombes et les
sifflements des merles ne sont plus couverts par le grondement quotidien
des véhicules.
Cette
alchimie magique prend sa source chaque matin dans
la fraîcheur de l'ombre du grand chêne où la vapeur
d'eau se condense en
gouttelettes petites ou grosses, suspendues je ne sais comment
à l'extrémité des brins graciles, ou retenues
en flaques infimes entre
les pilosités des tiges
ou des feuilles, ou encore alanguies dans une corolle endormie refermée
sur ses songes. Dans la chaleur diurne qui active leur circulation
sanguine, des insectes s'égarent parfois
dans l'intérieur
stérile et sombre
de notre maison, puis se cognent désespérément
contre les vitres qu'ils ne distinguent pas, êtres des grands
espaces libres, ignorant les frontières de nos parois rigides
et planes où ils
se heurtent jusqu'à en mourir, dans une incompréhension
muette mais fébrile,
dans leur hâte de trouver en
aveugle la sortie. Notre demeure si accueillante est un piège
involontaire où périssent
tous ceux qui n'auront su s'en échapper à temps, et
nous récoltons, gisant
au pied des vitres, les cadavres desséchés d'animaux
morts de faim, d'effroi.
A
chaque fois que je m'en rends compte, je
m'efforce de les conduire délicatement vers les ouvertures,
en prenant garde de ne pas effleurer
leurs ailes précieuses. Une
libellule, moins affolée que ses congénères, s'est
posée sur le bord
de la porte-fenêtre où elle semble perplexe,
perdue dans la contemplation de son reflet. Je
profite de son calme factice pour admirer à loisir les reflets
métalliques
changeants de
son buste carapaçonné qui se poursuit par un long abdomen
en guise de balancier terminé par une pince à trois crochets.
Les yeux immenses de la carnassière forment deux rondes excroissances
qui occupent, avec ses mandibules
trop petites pour que je les détaille, presque tout l'espace
réservé
à sa tête. Sitôt à l'air libre, elle se pose
un instant sur une feuille de lilas pour reprendre ses esprits avant
de disparaître dans un éclair
bleuté. S'est-elle seulement rendu compte de ce qui s'est passé ?
Je
viens juste de prendre connaissance du dvd sur Darwin diffusé en
même
temps que la revue Sciences et Vie où les journalistes
font le point des recherches
actuelles sur l'évolution. J'ai été frappée
de voir à quel point cet
homme avait été stressé sa vie durant par les
implications de ses observations et de ses raisonnements, au point
d'être constamment malade. En
effet, il en avait été réduit, à son corps
défendant, à nier la plénipotence
de
Dieu qui se manifestait dans la Création, selon le texte fondateur
de la Genèse, où chaque être vivant, à l'instar
des astres, avait été
conçu dès l'origine, qui n'était guère éloignée
de notre époque, puisqu'on ne l'imaginait pas antérieure à 10
000 ans. Quel traumatisme de découvrir que ces multitudes
provenaient d'un seul organisme à partir duquel elles s'étaient
diversifiées
au cours d'une histoire bien plus longue qu'on n'ait jamais imaginé
!
Il n'a pas tout inventé. Il s'est appuyé sur ses prédécesseurs, s'est servi des techniques contemporaines, mais il a su établir une synthèse si merveilleuse que, 150 ans plus tard, et malgré toutes les découvertes qui s'en sont suivies, elle reste encore d'actualité, quoi qu'en disent les créationnistes nord-américains et une minorité de croyants qui lisent la Bible au pied de la lettre. La réalité est pourtant bien plus extraordinaire que tous les mythes : la Création s'effectue sous nos yeux, à chaque instant, si souple qu'elle permet d'adapter le vivant à toutes les conjonctures, tous les environnements, si ouverte que tous les possibles lui sont offerts, et qu'elle transforme en permanence des cellules, des organismes, des êtres et des espèces entières, nous y compris, dans une interaction infinie des êtres vivants entre eux et à l'égard de leur environnement minéral et climatique.
Comment,
dans ce cas, pourrons-nous jamais reconnaître le vivant sur d'autres
planètes de notre système
solaire ou bien évoluant autour d'étoiles lointaines ? Pour avoir
une idée de cette complexité toujours croissante dont nous n'arriverons
sans doute jamais à bout, il suffit de prendre l'exemple des virus.
Appartiennent-ils au monde du vivant ? Les scientifiques l'ignorent.
En effet, ils sont incapables de se reproduire par eux-mêmes, et
doivent,
pour ce faire, "emprunter" les gènes de cellules animales ou végétales.
Qui plus est, après ce rapt qui leur permet de se dupliquer, ils
peuvent s'expatrier dans d'autres cellules incluses dans d'autres espèces,
tissant une toile dense entre tous les êtres vivants dont ils modifient
la structure à loisir et contribuent ainsi à une évolution qui n'est
pas seulement le fait de contraintes externes mais d'intrusions d'êtres
hybrides. Comme l'avait génialement suggéré Darwin, l'Evolution, loin
de ressembler à un arbre généalogique, prenait davantage l'allure d'un
buisson touffu entre les rameaux duquel se balançaient des passerelles
innombrables.
J'observe
mon jardin. Si mon essai de potager n'est pas une réussite, loin s'en
faut, je remarque par contre que la terre
mise à nu sous les arbres est bien plus propice que la prairie à la
germination des glands, faines et graines des arbres alentour. Si je
n'y prends garde, une forêt va jaillir et prendre possession de l'espace
à une vitesse bien plus grande qu'on ne l'imagine. C'est que ces grands
végétaux croissent très vite dans leur prime jeunesse, conscients de
leur fragilité, alors qu'ils prennent plus de temps par la suite pour
braver les dizaines, centaines ou milliers d'années de longévité possible,
si
nous leur en laissons le loisir. Cédric nous a raconté une histoire
curieuse, lors de son dernier séjour à la maison. Il se remémorait
son expérience chez un ami vers Saint Palais qui tentait de lui enseigner
l'art de reconnaître les plantes sauvages pour cueillir celles qui
étaient comestibles. Comme chacun sait, l'ortie est utilisée de longue
date en ingrédient pour la soupe. Le problème, c'est que ses feuilles
sont urticantes, et il suffit d'un contact douloureux dans sa jeunesse
pour savoir ensuite les repérer afin de mieux les éviter.
Pourtant,
ceux qui en font la cueillette ont un secret. "Tu dois te concentrer
et penser à l'ortie que tu comptes cueillir. Tu passes la
main au-dessus d'elle et autour d'elle afin qu'elle s'habitue à ta
présence. Puis
tu t'en empares et tu procèdes de même avec chaque plante." Au
bout d'un moment, l'esprit de Cédric s'évade et oublie
son bouquet vénéneux.
Cela ne manque pas, elles le brûlent soudainement pour se venger
de son inattention... Cette drôle d'histoire est à relier à la
série
d'expériences
qui ont eu lieu il y a 30 ou 40 ans, au sujet desquelles Martin Monestier
a rédigé un livre qui l'a rendu célèbre
et qui a fait beaucoup d'émules
: il s'agit de la sensibilité des plantes à la musique.
On dit même
qu'il faut leur parler pour qu'elles se sentent bien dans nos intérieurs
artificiels.
Ce dont je suis sûre, c'est de la capacité des
plantes
à communiquer entre
elles, sans doute par phéromones, comme les fourmis.
Les acacias des steppes arides avertissent ainsi leurs congénères
lorsque des herbivores, des girafes par exemple, se proposent de les
brouter,
afin qu'ils changent la composition chimique de leur sève qui
s'enrichit en un tanin âpre parfaitement inconsommable. Voici
justement une co-évolution,
les arbres poussent plus haut, les girafes allongent leur cou, et
les feuilles deviennent par ricochet immangeables, jusqu'à ce
que l'estomac des herbivores apprenne à les digérer,
ce qui amènera
une nouvelle ruse pour contrer l'ennemi... C'est génial et cela
m'émerveille. Qui peut
regretter en découvrant ces raffinements de l'évolution
les anciennes croyances des générations spontanées
?
A la lecture du texte rédigé par Marie-Hélène Croisetière qui rapporte les travaux de Ian Baldwin et de Ivan Hiltpold, j'ai l'impression que ces chercheurs obnubilés par les rendements agricoles ont mal assimilé le message de Darwin. En effet, toute perturbation dans un écosystème entraîne une réponse (ou une cascade de réponses), il n'y a donc pas de sens à vouloir "aider" une plante à se défendre contre un prédateur en amplifiant son message d'alerte, car forcément la nature trouvera le moyen de contrer notre stratagème simpliste. En cela, je suis absolument de l'avis de Masanobu Fukuoka qui prône le laisser faire et la sélection de plantes rustiques, en bonne santé, aptes à se défendre elles-mêmes, y compris contre l'inconnu, plutôt que l'introduction par l'homme d'éléments exogènes, fussent-ils "naturels"...
Cathy | Songe de l'été |
24 juin 2009 |