Une ombre mortelle, une ombre vivifiante, une lumière assassine, une lumière régénératrice. Je me promène dans la forêt, et j'oublie qui je suis : je deviens mousse, champignon, fougère, houx, noisetier, lierre, châtaignier, hêtre ou chêne, et tour à tour je cherche ou j'évite les rayons du soleil, je m'étire vers le ciel ou je me cache bien à l'abri. Usant de multiples stratégies de survie, les plantes subissent leur enracinement et croissent pour la majeure partie d'entre elles grâce à l'ensoleillement dont bénéficie la Terre, par l'intermédiaire de leur fonction chlorophyllienne. Nous sommes à la porte de l'hiver, le soleil à 3 heures est si bas que les ombres des arbres à la lisière du bois s'étirent jusqu'au milieu du champ voisin, plongeant les jeunes pousses de céréale dans une fraîcheur et une obscurité débilitantes. Par contre, celles qui échappent à cette dangereuse proximité croissent avec vigueur en tapis dense.
L'agriculteur qui les récoltera les a semées en connaissance de cause, et il peut seulement exiger de son voisin qu'il coupe les branches qui quêtent la lumière au-delà de la limite de propriété et s'étirent vers le Nord dans l'espace laissé vacant. Il peut aussi demander la suppression des arbres qui ont empiété sur la frange des deux mètres qui fait office de no man's land. Mais s'ils ont plus de trente ans, il sera sans recours et ne pourra rien réclamer. En revanche, s'il est vraiment en mauvais termes, il aura tout le loisir de sectionner les racines qui s'étendent jusque chez lui dans le sous-sol, espérant par là-même provoquer le dépérissement de ces géants feuillus et l'accès à la lumière pour ses plantations ! L'idéal, bien sûr, c'est que chaque voisin se comporte "en bon père de famille", afin d'éviter d'en arriver là.
Chaque automne, c'est la même histoire. Les gens envahissent la forêt, piétinent l'humus et ses pousses fragiles, viennent jusque devant la maison pour arracher les champignons en endommageant le mycelium. Certains pénètrent même en voiture sur les sentiers ou se garent dans le sous-bois. C'est insupportable et parfaitement interdit : c'est une propriété privée, et si elle était publique, le problème serait le même, aucune forêt n'appartient à personne, et il est impossible d'y pénétrer, sauf autorisation expresse. Evidemment, il y a une tolérance, les citadins exploseraient s'ils n'avaient pas le loisir de s'aérer un peu en pleine nature, et s'ils sont à pied, à cheval ou en VTT, on les laisse se promener, mais trop, c'est trop, ils se répandent partout sans vergogne et viennent nous narguer presque sous nos fenêtres ! Il paraît qu'à Montbrun, l'ONF est obligé de surveiller sans relâche afin de protéger la forêt des gens qui coupent de jeunes pins pour la Noël. Les contrevenants pris la main dans le sac sont lourdement verbalisés pour ce délit. En forêt de Mixe, ce sont les commandos de ramasseurs de cèpes qui deviennent une véritable nuisance.
De nos jours, les Français délaissent les zones rurales peu rentables et difficiles d'accès où la forêt reprend ses droits : elle a doublé de surface depuis 1850 et couvre environ 16 millions d'hectares, 29 % du territoire français, poursuivant toujours sa croissance depuis dix ans au rythme de 30 000 hectares par an. C'est un phénomène totalement nouveau, parce qu'il s'accompagne d'un accroissement de la population humaine (18 millions sur les 50 dernières années, dont 4 millions par l'immigration) qui autrefois aurait eu pour corollaire des campagnes de défrichement au profit de l'agriculture. Les modes de vie ont changé, et si la France s'est urbanisée plus lentement que ses voisins européens - la population urbaine n'a dépassé la population rurale qu'à partir de 1930 -, l'évolution a été rapide à partir de 1950 et, en 1996, 76,4% de la population vivait en zone urbaine (77,36% en 2009), la moitié des Français étant concentrée sur un peu plus de 10% du territoire. Cette mutation s'est accompagnée d'une désaffection de la ressource bois dans de multiples secteurs qui a été analysée par le Dr Gérard Buttoud, auteur et professeur à AgroParisTech, Institut des sciences et industries du vivant et de l'environnement.
De la fin du XVIIe siècle jusque vers 1840, le développement industriel est fondé essentiellement sur l'utilisation du bois comme combustible. L'accroissement de la demande de fer conduit rapidement l'industrie sidérurgique à un goulot d'étranglement très important : les combustibles. Par ailleurs, le développement agricole, par l'extension des défrichements, réduit l'offre de bois tandis qu'il en augmente la demande par l'utilisation de ce produit comme matériau complémentaire à la fabrication de l'outillage agricole. Ne pouvant plus satisfaire la demande industrielle, le bois se voit alors supplanté par la houille dont le pouvoir calorifique est deux fois plus élevé. Cette substitution s'accélère à partir de 1840 avec les progrès réalisés dans les procédés d'utilisation du charbon. En 1835, seuls 28 hauts fourneaux fonctionnaient au coke sur un total national de 438 ; en 1869, ils sont 199 sur 290.
Si, dans une première phase, la croissance industrielle a d'abord trouvé dans la forêt une source de combustible, c'est progressivement au bois-matériau que le développement économique résultant de l'utilisation de la houille va faire appel. La concentration urbaine s'accélère : la ville de Paris, forte d'un million d'habitants en 1846, en a deux millions en 1879 et deux millions et demi en 1896. Les travaux d'Haussmann, commencés en 1853, ont absorbé une quantité énorme de bois d'œuvre. Le culte du progrès, qui voit dans le fer le matériau de l'avenir, laisse planer un instant une menace que propriétaires et marchands de bois ne cesseront de dénoncer. Mais en dépit de l'impact psychologique créé par la construction en 1852 des spectaculaires halles de Baltard, le bois reste le matériau le plus employé dans le bâtiment. Il faut par ailleurs des étais pour les mines, des poteaux pour le télégraphe, sans parler des besoins agricoles. Mais c'est surtout le développement des chemins de fer qui entraîne la plus grosse demande de bois d'œuvre. En 1877, ils consomment plus de deux millions et demi de traverses et l'on prévoit, pour leur seule production, d'abattre dans les années suivantes plus de 1 000 arbres par jour. La construction des wagons réclame à la même époque près de 140 000 m3 chaque année. Les procédés d'injection n'étant pas très au point, l'ensemble du réseau ferré et de son matériel nécessite des entretiens fréquents qui accroissent encore les besoins en bois.
Depuis la Restauration, l'administration forestière, s'inspirant des théories allemandes, prône la conversion en futaie. Jusque vers 1860, les économistes libéraux combattent ce type d'aménagement qui diffère (retarde) — donc d'après eux réduit — le revenu des bois. Mais l'opposition à la conversion vient surtout des industriels qui craignent une raréfaction du taillis qui élèverait les prix des petits bois. Les grands propriétaires soucieux de conserver ce débouché important les appuient et les marchands de bois, moins puissants et plus démagogues, en appellent au nationalisme. Il faudra pratiquement attendre la fin du Second Empire pour que les conversions se développent à la suite des progrès rapides du combustible minéral, dès lors préféré par les maîtres de forges. En dépit d'initiatives contraires nées de la crise, elles resteront une tendance fondamentale de la politique forestière française traduisant l'affirmation du bois-matériau. Dans les régions montagnardes, l'isolement de la concurrence des techniques plus modernes protège les forges traditionnelles. Le bois reste ainsi une source importante de combustible dans une grande partie de la France. Les maîtres de forges sont restés des propriétaires importants de forêts d'autant plus qu'un certain nombre de nobles, plus seigneurs que capitalistes, participent à l'activité métallurgique. Et la fabrication de fonte au bois persiste, même si elle joue un rôle qui diminue en proportion.
La crise économique du dernier quart de siècle va frapper durement les entreprises de commerce et de transformation des bois d'œuvre. Mieux intégré à la dynamique industrielle, le matériau subit plus directement encore que le combustible les conséquences du marasme général. Les principales voies ferrées sont plus ou moins achevées ; le bâtiment s'essouffle avec la démographie. Les bois d'œuvre, qui voient leurs principaux débouchés se fermer, perdent plus du tiers de leur valeur entre 1883 et 1888...
Le XXe siècle a vu la houille détrônée par le pétrole, remplacé à son tour par le nucléaire en France, dans le secteur de la production électrique. Alors que nos forêts fournissaient des piquets de clôture, de la volige, du bois de chauffage ou de construction, elles exercent maintenant davantage un rôle de protection contre le bruit, les glissements de terrain, les crues, l'avancée des dunes, et abritent une faune riche et diversifiée. Elles contribuent au côté esthétique d'un paysage, elles fixent une partie du dioxyde de carbone que nous rejetons dans l'atmosphère. Paradoxalement, quoique la France soit la première puissance européenne en matière de volume de bois sur pied (forêts de résineux et de feuillus), elle est pratiquement la dernière en termes de consommation de bois par habitant. Néanmoins, la filière bois représente 450 000 salariés (autant que l'automobile) répartis sur 100 000 entreprises dispersées en secteur rural.
Un tiers du bois extrait des forêts est destiné à la trituration : il est transformé dans des usines de pâte à papier ou de panneaux, dont il compose les deux tiers de l'approvisionnement sous forme de rondins, les produits connexes de scieries constituant le tiers restant. Les papèteries ont aussi recours à de la pâte à papier d'importation provenant souvent de forêts primaires boréales (Canada, Russie) ou tropicales, ou bien de plantations d'arbres à croissance rapide du Brésil ou du Costa Rica qui ont remplacé de riches écosystèmes. Comme ces importations ont une influence à la baisse sur le prix d'achat du bois, certains propriétaires ou exploitants préfèrent abandonner le petit bois sur le parterre de coupe. En ce qui concerne le bois d'oeuvre, qui constitue la moitié des débouchés, il est aussi concurrencé par l'importation de bois tropicaux, majoritairement utilisés dans la menuiserie, pratique qui engendre la destruction de forêts tropicales anciennes à un rythme sans précédent.
"Nous avons un problème d'écoulement de matière : la papeterie traverse une crise mondiale terrible, la plupart des groupes installés en France ont fermé. A cause de la crise, la demande d'emballage, de meubles et la construction se sont également réduits comme peau de chagrin." rapporte Laurent Denormandie de la Fédération Nationale du Bois (article Usine Nouvelle). Ce mot de crise cache une réalité honteuse, décrite par Antonio Graziano dans Le magazine européen. En effet, non contents d'importer des bois exotiques ou nordiques sans nous préoccuper des incidences écologiques et humaines, nous délocalisons nos industries papetières hors d'Europe pour bénéficier d'une main d'oeuvre bon marché, d'une fiscalité avantageuse, et surtout de réglementations moins contraignantes, notamment en matière de protection de l'eau (en 2003, chez le géant finnois de la foresterie UMP/Kymmene : 7500 mètres cubes d’agents polluants avaient fui d’une des usines du groupe, actionnaire de la Botnia, contaminant de façon dramatique le lac Saimaa en Finlande). En Amérique du Sud, l'eucalyptus, originaire d'Australie et de Tasmanie, vient remplacer les forêts autochtones à cause de sa croissance rapide (10 ans au lieu de 60 à 120 ans en Europe du Nord) et d'un faible contrôle des Etats sur les conditions d'appropriation et d'exploitation des terres. Toutefois, l’Argentine a porté plainte auprès de la Cour Internationale de Justice de La Haye, invoquant toute une série de normes visant à protéger l’usage commun des cours d’eau internationaux : la production de papier aurait un impact dévastateur sur l’écosystème, en raison d’agents polluants difficilement dégradables, comme le furane et la dioxine. Elle s'oppose à l'installation dans le pays voisin, l'Uruguay, des papèteries de deux multinationales européennes – la finlandaise ‘Botnia‘ et l’espagnole ‘Ence‘ - qui veulent s'implanter au bord du fleuve frontière. Face à ces difficultés, la deuxième a décidé de s'implanter plus au Sud, sur la rivière de la Plata, un estuaire ouvert sur l’Atlantique...
Ces deux secteurs (trituration et bois d'oeuvre) tournent donc aujourd'hui au ralenti et le bois-énergie ne fait qu'un retour bien timide, englobé dans la réflexion sur les bioénergies qui est bien avancée en Allemagne - il est à noter que le bois-énergie n'a qu'un faible rendement, comparé aux autres sources d'énergie (gaz et fuel), et qu'il est très polluant, notamment par l'émission de micro-particules très nocives pour la santé, information qui est totalement occultée en France -. Fin juin 2009, la commune de Güssing a inauguré la première centrale de production de gaz naturel de synthèse à partir du bois, qui résoud le problème de la pollution due à la combustion du bois : il faut attendre pour voir confirmé si c'est une solution d'avenir. Face à ce diagnostic peu encourageant, déficit de la balance commerciale du secteur, industrie confrontée à un goulot d'étranglement en aval, très atomisée, le chef de l'Etat français propose de multiplier par dix l'utilisation du bois dans la construction, et par deux le prix du rachat de l'électricité des usines à cogénération. Constatant qu'aujourd'hui la France importe 5 à 6 milliards d'euros de bois par an, nos élus considèrent comme un handicap le fait que les forêts françaises soient très atomisées entre de petits propriétaires et l'industrie dispersée sur de nombreuses petites scieries. Cette situation rend cette filière bois moins rentable qu'en Allemagne, Finlande ou Suède, qui disposent d'une industrie intégrée verticalement. Y remédier signifierait cependant la perte de cette activité en zone rurale, un plus grand nombre de chômeurs, sans garantie de succès, face à la mondialisation dépourvue d'éthique qui prévaut actuellement, et fait choisir immanquablement les lieux sur Terre où les coûts sont les moindres et les obligations minimales. A l'inverse, la Chine est en train d'acquérir des forêts dans le monde entier, et l'Europe n'est pas épargnée : la forêt est devenue un facteur économique stratégique dans une économie globalisée.
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Gilbert Cournet, président du CETEF et Jean Touyarou, ingénieur et animateur du CETEF : visite de la propriété forestière de M. et Mme Lagrolet à Arcangues | L'ombre et
la lumière |
Samedi 5 décembre 2009 |