Nous
changeons de nouveau de cadre, vers des bas-fonds humides parcourus
par un ruisseau. On y trouve du sureau,
des orties, du gouet (arum sauvage), de la scolopendre (la fougère,
pas le mille-pattes), du frêne, de l'aulne glutineux, qui tire
son nom de la qualité de ses feuilles, légèrement
visqueuses. Au Sud de la Loire, il a conservé son nom celte,
le vergne ou verne. Il montre une adaptation intéressante à ce
milieu semi-aquatique : ses graines flottent sur l'eau et
peuvent
donc dériver avec
le courant jusqu'à ce qu'elles échouent sur une rive
où elles
pourront germer. Des animaux contribuent à une meilleure germination
des glands de chêne,
les geaies
qui ont coutume de les enfouir comme réserves - et parfois
oublient l'emplacement des cachettes - et les sangliers qui retournent
la terre en quête de bulbes et de racines et enterrent les glands.
Nous sommes à l'emplacement d'une ancienne coupe rase qui a été effectuée
il y
a
une quarantaine
d'années (l'actuel propriétaire, M. Lagrolet, s'en souvient).
Aucun entretien n'y a été effectué depuis cette
date, et l'on voit des souches qui comportent 10 à 20 rejets
et forment des cépées aux troncs déjà
très volumineux. Un frêne de futaie a fait le vide autour
de lui et s'élève, isolé au milieu de buissons
bas. Nous sommes dans un cadre typique de taillis sous futaie.
Des
arbres ont été marqué de rouge, d'autres d'un
trait rose ou de croix orange. Les forestiers ont ainsi sélectionné 160 à
200 baliveaux,
c'est à dire des arbres issus de graines ou de rejets, qui sont destinés à grossir.
Les autres seront extraits afin de dégager de la place. Certains
seront conservés toutefois en accompagnement. C'est l'opération
de "balivage",
qui permet une amélioration forestière. La coupe sera
vendue en bois de feu. La prochaine aura lieu dans 10-15
ans, quand les baliveaux auront grossi. Le souci, dans un tel milieu
humide, est de pouvoir sortir le bois coupé. Le tiers de la
propriété est
concerné.
Un engin forestier porteur pèse 20
tonnes lorsqu'il est chargé de troncs. Il faudra donc extraire
le bois en été, par terrain
sec. Les pneus sont en basse pression pour répartir le poids
sur une surface plus grande. Si le passage est ponctuel, sur des branchages,
il n'y aura que peu d'impact au niveau du sol, à part sur les
chemins qu'il faudra restaurer postérieurement en décompactant
le sol.
Un
visiteur demande si cette zone est un bon emplacement pour y planter
du tulipier
de Virginie. D'une part, étant inondable, elle est trop humide
pour cette essence qui pousse plus vite que le chêne américain.
D'autre part, il serait dommage de détruire cette aulnaie-frênaie
typique de ce milieu, locale et parfaitement adaptée. Certains
pourraient être
tentés de tout raser pour la remplacer par une peupleraie,
au détriment
de la biodiversité. En effet, ce lieu est fréquenté par
la bécasse,
le sanglier, toute une kyrielle de petits animaux de sous-bois. Auparavant,
le ruisseau hébergeait des écrevisses, qui ont aujourd'hui
disparu,
à cause de la pollution. Lorsqu'il pleut, de la mousse s'écoule
des champs de maïs... Un îlot d'arbres dépourvus
de marques est gardé
en réserve, comme accompagnement, au cas où il y aurait
un problème,
suite
à la
coupe. Toutefois, le forestier précise qu'il ne faut pas hésiter à
couper beaucoup, sinon les baliveaux ne croissent pas suffisamment,
et on aura travaillé pour rien. D'un autre côté,
si l'on pratique des
éclaircies sans ménager de "bourrage", les
arbres ne se gaineront pas, les troncs se couvriront de gourmands (des
branches qui poussent avec
l'afflux soudain de lumière) qui donneront des noeuds au bois
et réduiront
sa valeur. Une mise à la lumière trop importante peut
aussi provoquer le dépérissement des arbres. Tout est
affaire de dosage. Des
branchages sont abandonnés sciemment sur le sol et permettront
le recyclage de la matière organique. S'ils sont coupés
suffisamment petit pour assurer un meilleur contact avec la terre,
ils seront décomposés dans un intervalle de deux ans.
Dans les forêts où se pratique l'affouage,
le maximum de bois est récupéré, et rien ne
reste sur le sol qui s'appauvrit d'autant.
Par contre, si on laisse
des branches entières par terre trop longtemps, les ronces
envahissent le houppier (la tête) et il devient impossible
de les récupérer comme bois de chauffage.
Les propriétaires, M. et Mme Lagrolet, ont décidé d'adhérer à la charte PEFC, qui intègre la gestion de la forêt dans le cadre d'une gestion durable des forêts d'Aquitaine et de pratiques qui s'étendent à tous les membres de la filière bois. Elle implique par exemple de prendre garde à ne pas trop traverser le ruisseau, à ce que les machines utilisées pour les coupes et le transport du bois ne perdent pas de polluants. Le forestier signale qu'il existe désormais du papier pour les imprimantes certifié PEFC, qui garantit l'exploitation durable des forêts qui ont fourni la matière première. Si les consommateurs choisissent des produits certifiés, ils influeront par le volume de leurs achats sur l'usage des bonnes pratiques en matière de production et d'exploitation des forêts sur le plan mondial. Plutôt que de privilégier le moindre coût en favorisant les actions de dumping des multinationales peu scrupuleuses, il est préférable d'accepter ce léger surcoût, gage d'une gestion à long terme et d'une vision globale de l'exploitation des richesses de la Terre.
Un
chemin rural traverse la propriété de part en part. Un
forestier avertit les propriétaires de leur responsabilité et
de la nécessité de contracter une assurance. En effet,
leur responsabilité
civile peut être impliquée si une branche tombe sur un
promeneur. Sur notre droite, la colline a été plantée
de résineux, de peu d'intérêt.
Par contre, le vallonnement sur la gauche comporte des arbres remarquables,
isolés et majestueux, qui possèdent une véritable
valeur patrimoniale et qu'il est important de préserver et de
conserver. Parmi ceux-ci, quelques uns ont la silhouette reconnaissable
des arbres têtards.
Ils ont été taillés selon une technique qui remontait
au moins au Moyen-Age et se pratiquait jusqu'en Angleterre : au Pays
basque, elle permettait la coexistence de la sylviculture et du pastoralisme
sur un même lieu.
Le principe
était le suivant. Pour éviter que le bétail ne
broute ou ne piétine
les jeunes arbres, on sélectionnait des chênes distants
de 7 à 15 m,
issus de semis naturels ou bien plantés, que l'on protégeait
jusqu'à
ce qu'ils atteignent une certaine taille, puis on
les étêtait
à la
hauteur
de
3 mètres environ.
Bénéficiant
de beaucoup de lumière en raison de leur répartition
clairsemée, ils
formaient
des arbres avec un gros développement de branches qui
poussaient ainsi en sécurité, hors de portée
des bêtes, tandis que le diamètre du tronc s'accroissait.
Par la suite, tous les 15-20 ans, on ne taillait que les rejets d'un
diamètre de 10 à 15 centimètres, qui poussaient
d'autant plus vite qu'ils disposaient d'un tronc et d'un système
racinaire développé, contrairement à de jeunes arbres issus de semis.
Ces branches étaient majoritairement destinées
à la fabrication du charbon de bois pour la sidérurgie.
Retaillées
en charbonnettes (nom donné au bois débité pour
faire du charbon, aux résidus de la bûche marchande
susceptibles d'être transformés en charbon), celles-ci
étaient érigées sur de petites plates-formes
de 5
à 6 m de large en meules de 3 à 4 m de profondeur, puis
recouvertes de terre. L'olentzero (le charbonnier) mettait le feu à la
base, qu'il entretenait pendant 10 à 15 jours en dormant à côté.
Il devait prendre garde qu'il n'y ait
pas de
flammes, car il ne fallait pas que le bois brûle en produisant
des cendres, mais uniquement qu'il se transforme en charbon de bois.
Le volume était
ainsi divisé par 5, mais le pouvoir calorifère multiplié par
5.
Grâce
à cette répartition particulière des arbres,
l'éclairage était suffisant
entre eux
et même dessous pour que poussent la fougère et l'herbe
où venaient
pacager porcs et brebis qui ne dédaignaient pas, à l'automne,
compléter
leur alimentation avec les glands et les branchages feuillus issus
des coupes. Cette forme d'exploitation se pratiquait surtout en montagne,
où les
pâturages
étaient rares,
et autrefois, 70% de la forêt d'altitude était gérée
en têtards pour
la sidérurgie. Un autre usage se pratiquait, surtout dans
le Pays basque au Sud des Pyrénées. Sur quelques têtards, on sélectionnait
deux branches particulières auxquelles on avait attribué un nom
à chacune, rappelant leur forme. L'une poussait sur le côté, d'abord
à l'horizontale, puis elle se
redressait
naturellement
à
la verticale,
formant un coude galbé.
L'autre s'élançait au contraire à la verticale, tronc secondaire
parfaitement rectiligne. On les laissait pousser, veillant à éviter
la venue de gourmands qui introduirait des noeuds dans le bois,
jusqu'à
l'obtention des diamètres désirés.
En effet, ils
étaient destinés
à
fournir
des
pièces spéciales
en charpenterie de marine, le tronc rectiligne étant bien sûr destiné
à faire un mât. J'ignore où était placée la branche courbe, peut-être
pour former la coque du navire.
C'était
surtout les chênes qui subissaient un pareil traitement au Pays
basque. On choisissait dans les bois des arbres naturellement branchus
que l'on transformait en têtards, ou bien on faisait pousser
des chênes
en pépinières pendant 10 à 15 ans, puis on les
transplantait pied par pied pour remplacer les têtards morts
ou dépérissant. Un inventaire
était effectué chaque année, et il fallait prévoir
en permanence suffisamment d'arbres en remplacement. Les têtards
actuels ont environ 150 à 200
ans, puisque leur exploitation s'est terminée à la fin
du XIXe siècle
ou au début du XXe. Les chênes ont été mis à mal
par les maladies de l'oïdium et
de l'encre, champignons pathogènes introduits
en France il y a environ une centaine d’années, dont les
méfaits se poursuivent encore, particulièrement dans
les régions colorées
en rouge sur la carte ci-contre. N'ayant plus d'utilité économique,
beaucoup d'arbres têtards ont été abattus. Les
quelques individus qui subsistent sont donc d'autant plus
précieux
et constituent à la fois un patrimoine naturel
et un biotope particulier où se développent, entre autres,
les osmodermes,
plus connus sous le nom de pique-prunes, coléoptères
dont les larves affectionnent particulièrement l'atmosphère
pourrissante du creux qui se forme à la longue dans le tronc
entre les branches.
Patrick Artola, arboriste, s'est pris de passion pour ces arbres qu'il souhaite faire protéger et même renouveler pour "les générations futures". Sur ses propres deniers, il a fait venir un olentzero (charbonnier) de Viloria (il n'y en avait plus côté français) pour qu'il officie à Sare. Convoquant des classes entières et la population, il a ainsi rappelé comment se fabriquait le charbon de bois autrefois, et raconté l'histoire des chênes têtards sur les montagnes et les collines basques. L'année suivante, la municipalité a compris tout l'intérêt culturel de sa démarche qu'elle a reprise à son compte. Ayant réuni un collectif de scientifiques autour de son initiative, Patrick Artola rêve désormais d'obtenir une forêt suffisamment grande pour qu'y soit étudiés des chênes têtards déjà en place, et qu'on perpétue cette pratique en remplaçant les arbres morts par de nouveaux futurs têtards...
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Gilbert Cournet, président du CETEF et Jean Touyarou, ingénieur et animateur du CETEF : visite de la propriété forestière de M. et Mme Lagrolet à Arcangues | L'ombre et
la lumière |
Samedi 5 décembre 2009 |