Nous pensions aller en montagne, du côté d'Urepel ou du Baïgoura, mais le temps en a décidé autrement, avec un plafond de nuages très bas dès le petit matin alors que c'était le grand bleu la veille : Pierre a donc suggéré de nous emmener sur ses sentiers favoris du Jaïzkibel, entre Pasajes et Fontarrabie, avec à la clé un déjeuner à la Cantina de Guadalupe, qui jouxte l'église du même nom dominant majestueusement la baie de Txingudi avec Hendaye sur l'autre rive. Il nous a fallu une petite heure depuis Anglet pour parvenir au départ du circuit qui offrait un paysage encore très hivernal à la faible luminosité, au sol brun-jaune jonché de graminées desséchées et de fougères rousses dont les moignons de tiges brisées se dressaient, à l'image des pins des Landes fauchés par la dernière tempête. Les roches aux strates renversées gardaient l'empreinte de profonds bouleversements géologiques causés par le choc de titans des plaques tectoniques. Des sections plus dures scandaient la côte qui plongeait en falaises vertigineuses dans le ressac violent festonnant d'écume blanche la limite océane d'un gris-bleu uniformément terne.

Assez curieusement, les roches percées de toutes parts, marbrées de rouille par la forte composante ferrugineuse, semblaient avoir été sculptées par le choc répété de galets au fond de torrents aux lits gigantesques ; elles présentaient ces cuvettes "du diable" régulières et lisses, quasiment sphériques, tout à fait irréelles dans leur situation en altitude à l'aplomb des falaises. Luberri, Centre d´Interprétation Géologique d´Oiartzun, petite ville à l'Est de Pasajes, explique très bien leur histoire. Celle-ci s'étend de l'ère primaire au quaternaire. Le musée met en valeur la région qui recèle des fossiles très anciens qui remontent à 380 millions d'années, des tiges de crinoïdes (lis marins) et des brachiopodes (ci-contre, de la famille des vers marins, et pas des mollusques) de la période dévonienne, emprisonnés dans des strates d'ardoise gris-bleuâtres, sédiments déposés au Paléozoïque sur des calcaires autour du "pluton granitique" d'Aiako Harria-Bianditz dans la vallée d'Oiartzun.

Avant d'être émergées, ces strates se sont donc formées sous la mer, par dépôts mêlés d'éléments minéraux et organiques. Relevées et plissées lors de l'orogenèse hercynienne (comme les Appalaches, l'Armorique, les Ardennes) à l'époque où l'Amérique du Nord et l'Eurasie étaient unies en un seul continent, la Laurasie, elles commençaient à être bien érodées lorsqu'elles ont été profondément bouleversées par une poussée de magma traversant l'écorce terrestre (sans la percer sous la forme de volcans), tandis que des phénomènes hydrothermaux entraînaient les métaux vers la surface pour former les gisements miniers de plomb, zinc, fer, cuivre et argent d'Arditurri par exemple, à l'Est d'Oiartzun. Au Jurassique (au Secondaire, il y a 180 millions d'années), la mer occupe de nouveau les vallées, les plantes et animaux marins (ammonites, belemnites -lointains ancêtres des seiches actuelles, leur rostre calcifié est généralement tout ce qui reste de ces animaux-) se fossilisent dans les nouveaux sédiments. Au Crétacé inférieur (Tertiaire, 120 millions d'années), la mer est chaude, occupée par des récifs coralliens en maints endroits.

La présence de ces fossiles fait prendre conscience du glissement permanent, quoique insensible à notre échelle humaine, des plaques de l'écorce terrestre sur le magma chaud et visqueux qui entoure le noyau. La côte cantabrique se trouve alors au niveau des Tropiques. Au Crétacé supérieur (100 millions d'années), le bassin sédimentaire s'effondre, l'érosion se poursuit, sous le plateau continental immergé se forment des Flysch, alternance de calcaires, marnes et grès qui constituent l'actuel Jaizkibel soulevé lors de l'orogénie alpine qui a aussi créé les Pyrénées il y a 40 millions d'années, lors du choc des plaques tectoniques ibérique et euroasiatique et de l'ouverture du golfe de Biscaye (de Gascogne).

Beaucoup plus récemment, lors de la dernière glaciation de Würm (entre 70 000 et 20 000 ans B.P.), le torrent qui passait dans la vallée d'Oiartzun et de Pasajes s'écoulait sur les flancs du Jaizkibel pour se jeter à 13 kilomètres de là dans une mer au niveau bien plus bas. Il faut en effet bien réaliser que le terme de glaciation ne signifie pas que la Terre entière était gelée. En réalité, sa température moyenne était simplement plus basse de quelques degrés par rapport à la température actuelle. Les glaciers sur les pôles et les reliefs occupaient un volume et une surface bien supérieurs, mais ils fondaient chaque été un peu, alimentant de puissants cours d'eau. Les magnifiques grès jaunes dont nous admirons les alvéoles ont donc bien été marqués par le passage du torrent d'Oiartzun particulièrement au cours des réchauffements qui ont suivi les glaciations du Quaternaire, jusqu'à ce que l'érosion et l'immersion d'une partie de la côte sous les eaux salées de l'Atlantique change son cours. Pendant ce dernier million d´années les montagnes d´Oarsoaldea ont été habitées par une faune variée qui nous paraît maintenant bien exotique, comme les mammouths, rhinocéros laineux, bisons, rennes, ours et hyènes, ainsi qu'en témoignent certains restes découverts dans les terrasses quaternaires du fleuve Oiartzun.

Evidemment, nous n'observons aucun fossile et ne faisons qu'admirer de notre oeil peu averti, à l'intérieur du monstre préhistorique dont la silhouette défie l'horizon ou sur d'autres rochers, de curieuses circonvolutions qui évoquent un cerveau en coupe, les osselets de l'oreille interne ou de la dentelle ocrée merveilleusement découpée dans un grès lumineux et coloré dont le sable s'écoule dans chaque creux d'alvéole en un filet de grains très fins au moindre frottement de la main. La vie, décidément bien accrochée malgré cette exposition aux vents iodés chargés de sel, s'accroche dans le moindre interstice des rochers pourtant bien inhospitaliers. Pierre escalade un gros bloc envahi de ronces à sa base pour me photographier des fleurs jaunes incroyablement lovées vers le sommet de cet antre minéral. Ce sont tout simplement des narcisses jaunes, décidément bien peu exigeants, qui semblent n'avoir besoin que de l'eau de pluie captée dans une anfractuosité, d'air et de lumière pour croître et prospérer. A nos pieds se dessèchent quelques chardons de l'été précédent, et je distingue parmi les herbes rêches l'éclair bleu vif d'une discrète gentiane.

Nous parvenons sur un site désaffecté de ramassage de l'algue rouge, prisée pour sa teneur en agar utilisé en cosmétique. Le long de plaques rocheuses se dresse en triangles vers le sommet une succession d'assemblages de poteaux auxquels était fixé un câble gisant à terre qui servait à tirer un chariot empli des précieuses denrées rejetées sur la grève par les tempêtes hivernales. D'après l'article en lien, sur la côte basque, côté français, c'est la société luzienne CBA-Artola qui ramasse et sèche le gelidium sesquipedale depuis trois générations, d'Hendaye à Bidart. Une batterie de cuisine gît à proximité d'une cabane près de laquelle des Espagnols viennent pique-niquer et faire des grillades, laissant sans vergogne leurs reliefs qui avoisinent ceux des anciens ramasseurs d'algues. Nous voyons justement descendre un groupe chargé de sacs de victuailles et muni d'une canne à pêche. Alors que nous remontons, nous repérons un peu plus loin un lieu favorable à la baignade, abrité de la houle par une barre rocheuse parallèle à la côte qui délimite un étroit bassin longiligne. Avec le vent et l'absence de soleil, nous ne sommes pas très inspirés. Il faudra y revenir une prochaine fois.

De retour à la maison, je retrouve mon jardin plus verdoyant que jamais, où pointent déjà des fleurs printanières, jacinthes récemment jaillies de leur fuseau de feuilles sombres dont j'inspire les fragrances divines le nez au ras des pétales, à quatre pattes sur la bordure carrelée de la maison, primevères éclaboussées de gouttes de pluie, violettes timides, pâquerettes à demi refermées, confondant nuit et jour à cause de la faible luminosité, mimosa rescapé de la tempête et celles d'un pommier qui s'est semé tout seul près de la clôture.

SOMMAIRE

 

Pierre, Rose, Jean-Louis et Cathy
Le monstre du Jaïzkibel
Dimanche 1er mars 2009