Eh
bien voilà, il n'y a plus qu'à attendre ! La mise en
place de ce futur potager m'a déjà beaucoup appris. En
premier lieu, j'ai constaté de nouveau
la distance énorme qui réside entre le rêve et
la réalité. A l'époque,
fort lointaine, où j'étendais mon linge dehors, j'avais
déjà du mal
à coordonner
mes activités avec la météo, et la pluie ou une
rosée trop abondante
trempait souvent ma lessive presque sèche. Il en est allé de
même pour ce parterre. Quand il faisait beau, j'avais du travail à
faire à l'ordinateur, et il pleuvait lorsque j'aurais eu un peu de
temps à consacrer au jardin. De nombreux sachets d'oignons et de graines
diverses s'étaient vidés de leur substance sans avoir
jamais été ouverts,
achetés
dans un
élan d'enthousiasme et délaissés dans un oubli
total, les jours,
les
semaines et les mois passant, jusqu'à ce que mes velléités
de jardinage s'estompent
dans un "trop tard"... Ce n'était pas faute d'envie,
mais je n'arrivais jamais à caser dans mon emploi du temps le
moment fatidique de la réalisation
de mes projets. Et puis, quand il faut acheter une foule d'accessoires
dont je sais pertinemment que je ne me servirai que rarement, et
peut-être même qu'une fois, l'investissement paraît
de plus en plus
énorme et disproportionné
au fur et à mesure que le temps passe.
Ce
problème s'était présenté à moi
très tôt, pour mon premier jardin qui entourait une maison
abandonnée, sitôt construite,
par un jeune couple désuni, et mise
en location. Elle était située (détail important)
dans un lotissement tout neuf d'un
village
rural, Mollégès,
à
une demi-heure au sud d'Avignon. Le terrain était resté en
friche, constitué de glaise ocre mêlée à de
grosses pierres, grossièrement étalée
à la pelleteuse en mottes irrégulières où mes
chevilles se tordaient. Une fois l'aménagement
intérieur terminé, j'avais
investi dans une bêche et un râteau avec lesquels je
comptais égaliser la surface. Seulement, de nue qu'elle était
lorsque j'avais pris ma résolution, quand le mistral
soufflait le froid sous la porte d'entrée
couverte à l'extérieur de petits escargots blancs qui
hibernaient dans leur coquille soigneusement soudée à son
support par la bave séchée, elle s'était
peuplée
d'une foule de graminées éparses,
qui cachaient mal le sol inégal et dressaient leurs tiges sèches
et raides.
Le
Vaucluse, ce n'est pas le Pays basque, aucune bruine ne venait ameublir
ces mottes plus dures chaque jour,
faites de grosses plaques d'herbes sauvages retournées dont
les racines mêlées aux cailloux rendaient encore plus
difficile mon oeuvre de terrassement. Les quelques mètres
carrés déblayés ne faisaient que
faire ressortir
tout le travail qui restait à accomplir. Du coup, mon quart
d'atavisme basque fit surface, et je décidai de recourir à l'écobuage.
Sans prendre garde au souffle qui émanait du nord, je mis
le feu à une
extrémité du jardin où j'avais malhabilement sectionné à la
base avec ma bêche un
carré de graminées.
Je
me disais vaguement que, si le feu se propageait, je ménagerais,
toujours à la bêche, un espace dénudé qui
l'arrêterait. Je n'ai pas
eu le temps de vérifier la validité de mon raisonnement.
Le voisin d'en face, qui me surveillait d'un oeil sans que je m'en
sois aperçue,
jaillit
soudain
de son enclos,
traversa la route et se planta derrière mon grillage.
Il
prit les choses en main, me demandant si j'avais un tuyau d'arrosage.
Après mon
signe de dénégation, il alla chercher
le sien qu'il déroula en travers de la chaussée par-dessus
les clôtures et commença à inonder les flammes
sans me demander mon avis,
tandis
que
je regardais,
désappointée,
l'herbe
qu'il restait encore à faire disparaître. Les autres
voisins commençaient
à sortir aussi de chez eux, curieux de cette animation inhabituelle
autour de la maison des derniers arrivants. Ils furent tous d'accord
pour affirmer que, sans l'intervention providentielle de mon sauveur,
la maison aurait explosé, et peut-être le quartier avec,
car la chaudière
fonctionnait grâce à une paire de hautes et longues
bouteilles de gaz
dressées à l'extérieur contre un mur de notre
domicile. La
hantise permanente dans cette région, je l'appris à mes
dépens, c'était
le
feu propagé
par
le mistral. J'avais méjugé de sa force et de sa constance
et sous-estimé
son pouvoir d'assèchement, ce zéphyr aurait pu se muer
en aquilon et détruire ma maison, me déclarèrent
mes voisins - ainsi qu'à Jean-Louis, à son retour du
travail, ce
que
j'appréciai
encore
moins
-.
Depuis
ce jour fatidique, je sentis tout le temps des regards surveiller
mes faits
et gestes, particulièrement lorsque je m'activais dans le jardin.
Je finis par trouver du travail à Vedène, situé à l'est d'Avignon,
à
une demi-heure de trajet en voiture, qui m'occupa toute la semaine
et
me laissa trop fatiguée le week-end pour que
j'aie
envie
de jardiner
sous l'oeil
soupçonneux de mon mari, puis nous déménageâmes dans un logement
plus proche d'Avignon (un appartement au premier étage), dans le
joli village perché de Villeneuve-les-Avignon sur la rive droite
du Rhône,
lorsque je fus enceinte de
mon
premier
fils.
La question du jardin ne se posa plus avant longtemps.
Mais
cette fois, j'étais bien décidée.
Mes motivations n'étaient plus esthétiques, ou alimentaires,
mais "scientifiques" : je voulais vérifier par l'expérience
les théories parcourues à longueur
du Net, des revues et des livres aux tendances écologistes.
Premier pas, la recherche d'un fournisseur de graines "propres",
non polluées
ni trafiquées en aucune façon, et surtout rustiques,
locales, susceptibles de pousser sans efforts ni techniques sophistiquées
: j'ai trouvé Biaugerme,
à qui j'ai commandé quelques sachets par Internet, salade
Batavia, carottes, basilic, rhubarbe et plantes à pot (pour
la soupe), pas beaucoup, juste histoire de voir si j'étais capable
de les faire sortir de terre.
J'ai fouillé la cabane du jardin et trouvé
une bêche (de nouveau), un pic très lourd, une pelle et deux rateaux
(!), l'un en peigne à dents dures, l'autre en éventail souple. Mes
lectures avaient mis en exergue le rôle bénéfique des petites bêtes
enfouies dans l'humus et leur habitat en strates successives qu'il
importait de perturber le moins possible.
J'optai pour la pelle avec
laquelle je découpais des plaques de gazon en évitant
de sectionner les vers de terre, et je les empilais sur un côté.
Je découvris ainsi
une aire en arc de cercle que je creusai
encore
en extrayant les gros cailloux sur lesquels mon instrument
butait et que je séparais de mon tas de terre. C'était
dur. Je constatais que la terre est basse, la pelle lourde tirait
sur mon dos à chaque mouvement. En outre, comme le
jardin est entouré d'arbres, bien que les plus proches soient
distants d'au moins une dizaine
de mètres, je découvrais au fur et à mesure
d'épaisses racines qui
traversaient la largeur de mon futur
parterre
et que je
devais
sectionner
à grands coups du tranchant de la pelle. Heureusement que
j'avais choisi le lieu le plus ensoleillé (donc le plus éloigné)
!
Quand j'eus
creusé suffisamment, je décidai de tamiser grossièrement à travers
les lattes d'un cageot la terre pour en extraire encore les cailloux
qui y subsistaient. Mon entourage ne manqua pas de me demander si
je cherchais de l'or... Ce
fut d'abord facile, mais au fur et à mesure que le monticule
s'élevait,
je posais mon cageot sur la crête, loin de moi (il ne fallait
surtout pas que je piétine le futur potager), je l'emplissais de
terre, puis le secouais à bout
de bras, ce qui s'avérait
de plus en plus éprouvant
pour les muscles inhabitués à ces mouvements.
Cette
pénibilité fut
une des causes inconscientes du retard pris par les opérations.
Les jours s'écoulaient, alternance de soleil et de pluie,
et comme par hasard, j'avais toujours trop à faire lorsqu'il
faisait soleil et ne
pouvais jardiner lorsque la terre était alourdie par l'humidité.
Facteur aggravant, mon voisin était aussi dans son jardin
et préparait
son potager. Alors que j'avais plaisir à travailler au son des
oiseaux qui se poursuivaient en se disputant sur un ton des plus harmonieux
et surveillaient d'un oeil intéressé mes activités
tout en construisant leur nid, celui-ci entreprit de passer le motoculteur
dans un sens,
dans l'autre, puis en rond autour de chaque arbre fruitier. J'imaginais
le massacre dans la couche d'humus, les vers et les insectes déchiquetés,
les champignons et bactéries rejetés à l'air et à la
lumière, mortelle pour eux, la
taupe affolée. Evidemment, elle s'enfuit chez moi, comme chaque
printemps depuis des années.
Cela
n'en finissait pas et il me cassait les oreilles, me gâchant
mes moments bucoliques avec le bruit de son deux-temps. Et lorsqu'il
eut terminé,
bien avant moi bien sûr, il monta sur son tracteur pour tondre
ses pâquerettes et celles du rond-point, aussitôt imité par
le jardinier du lycée en face. Ce dernier est franchement
vicieux.
Une
après-midi,
il laissa son engin, moteur allumé, immobile juste de l'autre
côté de
mon grillage, histoire de laisser croire au proviseur qu'il travaillait,
et il s'éloigna à quelques mètres, un instrument à la
main pour avoir bonne contenance, et commença à bavarder
avec un collègue. Des envies
de meurtre tournoyaient dans ma tête... Enfin, mon parterre
finit par être en place. Restait la dernière opération,
cruciale d'après Fukuoka ("La révolution d'un
seul brin de paille").
Pour
donner une chance à mes graines de pousser et leur accorder
une longueur d'avance par rapport aux "mauvaises" herbes,
il était nécessaire
de recouvrir mon mamelon oblong de paille égrenée.
Evidemment, Fukuoka,
qui était agriculteur, cultivait riz et céréale
d'hiver alternativement et disposait ainsi de paille en abondance.
Il avait aussi des prairies,
sous ses vergers d'agrumes en terrasses dans les collines qui
entouraient la Mer intérieure, dont il pouvait faucher
l'herbe avant maturation. Moi, la seule chose dont
je disposais,
c'était
des
cartons
(conseillés
par une de ses disciples, Emilia Hazelip, qui avait transposé sa
doctrine élaborée en climat tropical pour l'adapter à nos
latitudes tempérées) et des feuilles mortes entassées
au fond sous les arbres avec des rameaux issus de la taille des
haies et buissons.
Je fis donc la navette pour en couvrir d'une épaisseur
suffisante les cartons
étalés sur la terre émiettée.
Sur ces entrefaites,
la pluie arriva
à point nommé pour humecter l'ensemble et tasser l'édifice
que j'avais consolidé sur les flancs avec le reste des mottes
posées à l'envers,
dont j'avais retiré au maximum la terre d'entre les racines
et qui commençaient à pourir, pour certaines, et à refleurir,
pour d'autres, malgré l'empilement.
C'est incroyable la résistance
des plantes sauvages et leur élasticité. Lorsque j'ai
eu tout dégagé aux alentours, des
pâquerettes écrasées et étouffées
se sont redressées, indemnes, malgré
les semaines enfouies sous les épaisseurs de terre et l'herbe
s'est mise à reverdir ! Les
graines, commandées en février
pour être semées
en mars le furent finalement
à la mi-avril, sur le terreau dégagé en ménageant des orifices
dans le carton, après avoir écarté les feuilles dont je retirai
quelques branches transportées par erreur.
Pendant
cette opération, je réalisais la pertinence de la méthode, car
au milieu des feuilles
mortes pourrissantes germaient déjà des glands de chêne, des graines
de laurier et repoussaient des fragments de ronces, des branches
d'hortensias et des rameaux divers, boutures improvisées qui ne
demandaient qu'à revivre,
miracle
de l'éternité des plantes dont une graine peut ainsi se régénérer
des siècles ou des millénaires
durant
par
multiplication végétative...
Lorsque tout fut terminé, j'admirai mon oeuvre et
je me reposai (pas vraiment le septième jour, mais enfin). Faisant
le tour du jardin, je découvris une nouvelle fois l'infinie diversité
du vivant et son exubérance des formes où la "simple" fonction
de reproduction pouvait être portée dans les arbres par de mini-têtes de
Gorgone
aux appendices ébouriffés à l'abri de larges feuilles tout juste déployées
de leur gangue
du bourgeon ou bien par un chapelet déjà fané, chaton mâle
pendant
aux rameaux comme une
tresse
de piments rouges aux façades des maisons d'Espelette. Le sureau que j'ai planté
à l'angle de la terrasse pour l'abriter du vent d'ouest arbore un patchwork de
fleurs écloses ou en boutons alors que le laurier-sauce est déjà quasiment tout
fané.
Des
graminées chevelues arborent de curieux filaments blancs en accroche-coeur
à
la
pointe de chaque graine et j'observe sur de nombreuses jeunes pousses qui émergent
du sol leur capacité à maintenir des gouttes d'eau en équilibre sur leurs tendres
extrémités en formation.
A chaque fois que je regarde les prêles à la tige en
tronçons "télescopiques" et les fougères dont trois sortes au moins habitent
dans mon jardin, je me dis que nous sommes peu de choses en comparaison de
ces plantes. En effet, elles formaient avec les lycopodes les premières
forêts
au Dévonien (370 MA) qui envahiront la planète au Carbonifère
(~ 300 MA). J'ai toujours un faible pour les crosses au port élégant qui jaillissent
de l'humus en groupes concentriques. Le
camélia poursuit sans relâche sa floraison hivernale tandis que le lilas embaume
les alentours en prenant le relais des
jacynthes qui poussaient à son pied sans concurrencer l'azalée qui a littéralement
explosé en ouvrant presque toutes ses fleurs en même temps. Est-il vraiment
possible que cet enchantement et cette prolifération fantaisiste soit un simple
effet du hasard, d'énergie cosmique bombardant des atomes indifférenciés ?
Cathy | Jardin |
14 avril 2009 |