J'ai entrepris la réalisation d'un petit potager dans le jardin, histoire de mettre en application mes lectures et d'éprouver la validité des assertions de leurs auteurs. Celle qui m'a le plus enthousiasmée, c'est la réflexion de Masanobu Fukuoka, microbiologiste spécialiste des pathologies végétales, mais aussi paysan japonais tout autant que philosophe. Très tôt dans son parcours professionnel, il a développé une analyse des problèmes rencontrés en agriculture radicalement différente de celle de ses congénères et même que quiconque dans le monde entier. Pour faire court, il considère qu'une maladie ou l'infestation par un parasite est le symptôme d'une faiblesse, et si elle se répand au sein de champs entiers ou d'élevages entiers, dans toute une région, la solution n'est pas de traiter massivement à coups d'insecticides, d'herbicides, d'antibiotiques et autres pesticides, mais dans le changement de pratiques en agriculture et en élevage.

Cet homme est né au début du XXe siècle, en 1914. Le Japon a considérablement changé au cours de ce siècle, passant des traditions asiatiques à un mode de vie occidental, largement influencé par les Etats-Unis d'Amérique. L'évolution s'est fait sentir jusque dans l'organisation des soins donnés aux humains : à l'instar de la France, des médecins ont été envoyés dans les villages des campagnes nippones qui s'en étaient jusque là parfaitement passés. La question que se pose judicieusement Masanobu Fukuoka est de comprendre comment ont survécu ces gens pendant des siècles sans médecin. Sa réponse, et elle est identique en ce qui concerne les plantes que l'on cultive ou les animaux que l'on élève, c'est qu'ils vivaient sainement, au plus près de la nature, et que leur organisme avait acquis des résistances qui leur font désormais défaut dans leur nouveau mode de vie et d'alimentation.

Ce point est très important. A chaque fois que l'on parle des temps passés, on évoque les famines, disettes, épidémies qui ont sévi et détruisaient des populations entières. J'ai effectué des recherches à ce sujet sur la période de la fin du Moyen-Age en France, car il est difficile d'avoir des éléments plus précoces. J'ai notamment été étonnée d'apprendre que le Béarn du XIVe siècle (1347-1350) avait échappé à la terrible épidémie de "peste noire". On ne sait pas tout encore sur ces événements, mais il semblerait qu'aient surtout été décimés les gens sous-alimentés. Il ne faut pas oublier que c'était l'époque de la guerre de cent ans et des guerres intestines entre les diverses seigneuries qui se disputaient la possession des terres européennes. Ces conflits permanents apportaient leur lot de destruction des champs, des élevages, des maisons, des gens, avec la perturbation de l'économie, du commerce, des transports de marchandises. Pour toutes ces raisons, les gens vivant dans les villes et les bourgs ont été également touchés, puisqu'ils avaient du mal à être approvisionnés par une campagne défaillante. Fuyant vers les zones moins peuplées, ils ont répandu la peste bien plus rapidement que les rats dont on n'est plus très sûr qu'ils en soient le vecteur initial. Le Béarn était alors un havre de paix au milieu de cette tourmente, avec une économie stable et des gens bien alimentés : l'épidémie ne les a pas atteints.

Quant aux rigueurs climatiques, j'ai été éberluée d'apprendre que les Wisigoths ont eu l'impression d'arriver au paradis dans notre Sud-Ouest de la France, alors encore occupé par les Romains, à une époque où, paraît-il, régnait un petit âge glaciaire, avec une température moyenne bien plus froide qu'à l'heure actuelle, entre le Ve et le IXe siècle grosso modo. Cela signifie que l'on trouvait parfaitement de quoi se nourrir, et même d'alimenter des seigneurs, des guerriers, des commerçants, en plus de l'autosuffisance, à cette époque de rigueur climatique.

Masanobu Fukuoka pousse la réflexion très loin, bien plus loin que toutes ces pratiques partielles telles que l'agriculture biologique ou l'élevage extensif en extérieur qui ne remettent pas en question notre système de pensée. Selon lui, et il l'a expérimenté personnellement dans sa ferme située sur l'île de Shikoku au sud du Japon, l'idéal serait que l'homme s'insère dans la nature en la perturbant le moins possible. Il est intimement persuadé que, quelles que soient nos connaissances, aussi loin que nous poursuivions nos recherches scientifiques, nous ne serons jamais capables de saisir la nature dans sa totalité. Quoi que nous fassions, les interactions entre tous ses constituants sont tellement innombrables, changeantes et souples que nous serons toujours impuissants à prévoir les conséquences de nos actes et les perturbations qu'ils occasionnent. Sa conviction est que la science est inutile et même néfaste, bien qu'il ait suivi lui-même un enseignement scientifique supérieur en biologie, ou justement parce qu'il a appris à en comprendre les limites.

En effet, la vie ne se réduit pas à ses constituants biologiques, aussi loin que l'on cherche jusqu'à ses composants ultimes. Analyser un organisme mort que l'on dissèque pour en déterminer toutes les parties ne permet pas de comprendre son fonctionnement lorsqu'il est entier. "Le tout n'est pas la somme des parties". Nous sommes d'ailleurs toujours dans l'incapacité, à ma connaissance, de créer le moindre organisme vivant à partir de ses composés carbonés, ne serait-ce que le plus petit organisme unicellulaire ou le moindre microbe. D'autre part, la pousse d'une plante ne dépend pas seulement des éléments nutritifs qu'elle extrait du sol, qui n'entrent que pour 5% dans sa constitution, le reste provient tout simplement de l'eau, de l'air et de la lumière solaire. Or, l'effort maximal des sociétés agronomiques se porte principalement dans ce domaine des fertilisants, qui est tellement accessoire, tant elles sont conscientes qu'elles n'ont aucune maîtrise sur d'autres facteurs bien plus essentiels comme les variations des conditions atmosphériques, climatiques et d'ensoleillement.

Par contre, elles se privent de tous les auxiliaires naturels qui contribuent par leur présence à une croissance harmonieuse. Fukuoka met en valeur l'importance de la présence d'arbres sauvages dans un verger, un potager ou un champ de céréales, de même que de bosquets d'arbustes, de buissons et d'herbes dites "mauvaises" parce que non directement utiles à notre alimentation. Ces plantes sont actuellement considérées comme des obstacles, des concurrentes qu'il faut éliminer. Fukuoka remarque au contraire leur aptitude à drainer le sol en y enfonçant profondément leurs racines (c'est à dire qu'elles empêchent l'eau de stagner en surface et la conduisent vers les profondeurs de la terre), à le nourrir et l'enrichir en remontant, également grâce aux racines, les minéraux qui sinon resteraient enfouis, et en les restituant en surface par le tapis de feuilles dont elles le recouvrent en automne et le protègent en hiver pendant qu'elles se décomposent en éléments nutritifs. Ces plantes agissent aussi comme coupe-vent, elles attirent oiseaux et insectes, empêchant une espèce de prévaloir sur une autre et créant par là même un équilibre propice au bon développement de l'ensemble des plantes. Il évoque aussi tous ces minuscules organismes qui vivent dans le sol, contribuant à l'ameublir et à l'enrichir, et entretenant des relations complexes, parfois symbiotiques, avec les plantes. On connaît aussi la capacité de celles-ci à créer elles-mêmes un environnement qui leur est favorable : par exemple, elles émettent des macromolécules (toutes ces bonnes odeurs qui parfument l'air) qui, en s'élevant dans l'atmosphère, permettent à la vapeur d'eau contenue dans l'air de se condenser sous forme de pluie... La vie crée elle-même les conditions de sa survie, et tout particulièrement les plantes et les microorganismes.

M. Fukuoka a passé son existence à observer la nature sauvage et à tenter de s'en inspirer dans ses pratiques agricoles et d'élevage. Une à une, il a supprimé des tâches qui s'avéraient inutiles et même néfastes. Ce n'était pas une évidence : il lui a fallu lutter non seulement contre les habitudes qu'il remettait en question progressivement, mais également contre les mentalités si profondément ancrées qu'il n'a pas réussi à devenir prophète en son pays. En effet, il est fermement admis depuis des temps immémoriaux que le travail de la terre est dur et pénible, et que ses fruits ne se récoltent qu'à la sueur du front. Un bon paysan doit sacrifier tout son temps et consacrer toute son énergie, pour un résultat qui peut être réduit à néant par les calamités climatiques. Voilà ce que l'on croit. Pourtant, les graines des plantes sauvages, fécondées grâce à l'action du vent ou des insectes, tombent sur un sol qui n'est pas nu, qui n'est pas labouré, qui n'est arrosé que de façon aléatoire par la pluie, en quantité importante ou infime, tardivement ou précocement. Les pousses qui en émanent doivent résister à de multiples prédateurs, nul ne les protège, nul ne les taille pour une fructification supposée meilleure.

M. Fukuoka a donc supprimé le labour et cultivé son riz en alternance avec une céréale d'hiver en l'absence de tout fertilisant, à part celui répandu naturellement par ses canards chassant les limaces dans la rizière, en l'absence de tout herbicide remplacé par un tapis de trèfle blanc qui poussait en même temps que les céréales protégées par un revêtement de paille répandue dans le champ après la récolte de riz sur les graines de la récolte de blé d'hiver semées à la volée (ou inversement). Pas d'insecticide non plus. Quand par hasard une infestation se produisait dans une petite portion du champ, aussitôt des prédateurs ravis de l'aubaine se mettaient également à se multiplier, et ainsi de suite, les dégâts restaient donc circonscrits et de faible importance. Pour obtenir de meilleurs rendements, M. Fukuoka dut simplement ruser au moment des semailles en enveloppant celles-ci d'une protection d'argile, pour qu'elles ne soient pas dévorées par les oiseaux, les mulots ou les insectes, et qu'elles ne pourrissent pas pendant la saison humide avant le moment de leur germination.

Il y a un aspect de la nature dont je n'avais jamais pris conscience avant de le lire. Dans un même carré de terre coexistent quantités de plantes différentes. Simplement, elles ne vivent pas au même rythme, ne germent pas aux mêmes saisons et ne poussent pas toutes ensemble au même moment. Par exemple, cet hiver, très humide, la mousse prédominait dans mon jardin. Lorsque la pluie s'est espacée, la chaleur s'est élevée, les journées se sont allongées, et l'herbe aux fines feuilles pliées en deux sur leur longueur s'est mise à en percer l'épais tapis, de même que le trèfle orné d'un coeur brun au centre de chaque foliole. Les primevères ont étalé leurs larges feuilles, composant des parterres de fleurs principalement jaunes, mais parfois aussi blanches, rose pâle ou rose foncé, graines échappées des jardins voisins approvisionnés dans les jardineries en plantes hybrides ou travaillées. Les pâquerettes ne se sont pas fait attendre, dressant sur leur tige velue émanant d'un éventail de feuilles arrondies également couvertes de filaments blancs leur monticule d'étamines et pistils jaunes bien visible dans leur écrin de pétales blancs qu'elles referment chaque soir pour se prémunir de la fraîcheur nocturne. En réalité, celles-ci, comme les pissenlits ou les artichauts, appartiennent à la famille des composées ou astéracées. Ce que nous prenons pour une fleur est une inflorescence dont le capitule comporte autant de fleurs que de pétales (la photo ci-contre a été trouvée sur Internet, mon appareil photo étant incapable d'un pareil zoom).

Sur les branches squelettiques d'hortensias éclatent les bourgeons dont s'échappent à toute vitesse des bouquets de feuilles qui se répartiront progressivement sur de nouvelles tiges en gestation. Le chêne s'y met aussi, et des feuilles tendres aux nuances rouge-vert se déroulent avec précaution tandis qu'un insecte étire une langue aussi longue que son corps sur un bourgeon encore endormi. Par terre, les graines tombées des arbres s'éveillent. Un gland asséché ouvre sa coque protectrice dont l'amande nichée à l'intérieur continue de nourrir une racine qui s'échappe et s'enfonce dans l'humus meuble en se ramifiant. Un chaton a perdu sa blondeur et s'enroule telle in diadème minuscule de fleurs rousses. Il faut que j'apprenne à reconnaître les herbes sauvages, si je veux faire pousser harmonieusement mes quelques légumes avec leur aide, mais sans me laisser déborder par leur dynamisme. Les coupes très fréquentes de la pelouse à ras de terre ont privilégié les espèces à croissance rapide et de faible amplitude en hauteur. D'autres, très certainement, ne demanderaient qu'à pousser, pour peu qu'on leur laisse plus de temps. Je vais sans doute en faire la connaissance autour de mes plantations, à partir du moment où je me refuse à utiliser aucun herbicide sélectif. Mais si je ne remue la terre qu'au minimum, simplement pour faire mes récoltes (je suis optimiste), en les extrayant à la main au début, ce travail de désherbage ira (est-il écrit) en se réduisant, car les graines enfouies profondément n'auront pas le loisir de faire surface (sauf par l'action des taupes).

Je repense à une réflexion de Francis Hallé, le célèbre botaniste de Montpellier qui organise des expéditions sur les canopées équatoriales avec son génial et merveilleux radeau des cimes, et qui est venu faire une conférence à ce sujet à l'Université du Temps Libre d'Anglet. Il me parlait d'une région tropicale en Asie du Sud-Est où l'on pratiquait depuis des siècles l'agroforesterie. Il me semble qu'il s'agissait de l'île de Java en Indonésie. Les occidentaux n'avaient rien remarqué, ils n'avaient vu que des forêts. En réalité, les autochtones exploitaient des pans entiers de forêts où ne poussaient que des arbres qui leur étaient utiles, que ce soit sur le plan alimentaire, la construction, la fourniture d'énergie, ou bien dans le domaine médical. Ils connaissaient les propriétés des feuilles, écorces, racines ou fruits et les sélectionnaient à bon escient, en préservant au maximum les arbres qui poussaient en espèces mélangées, dans une sorte de symbiose.

D'autre part, les hommes vivant sur Terre dans des régions tropicales avaient acquis la science intuitive de la particulière efficacité des extrémités supérieures des arbres (sur la canopée) - science que possèdent également certains chimpanzés -. Lorsqu'un de ces grands arbres s'écroulait, le craquement s'entendait à des kilomètres à la ronde, et tous les shamans convergeaient sur le site pour en récolter les feuilles, fleurs ou branches de la canopée d'ordinaire inaccessible, ainsi que les plantes parasites, épiphytes, lianes qui vivaient accrochées dessus à quelque 40 ou 60 mètres de hauteur. Le prochain livre de Francis Hallé sortira au printemps prochain 2010 et portera sur les forêts tropicales qu'il admire tellement. Il insistera dans ces pages sur le phénomène de la co-évolution. J'ai beaucoup aimé la description qu'il en a donné lors de sa conférence. Un certain papillon (dont j'ai oublié le nom) a une prédilection pour une certaine plante sur laquelle il dépose ses oeufs. Les chenilles qui naissent se nourrissent des feuilles puis se transforment en papillon. La plante, pour se défendre, a d'abord rendu ses feuilles astringentes, vénéneuses. Le papillon s'y est adapté, sa chenille a pu les consommer sans périr, et le papillon est devenu immangeable à son tour. Pour en retirer un avantage évolutif, il fallait qu'il le fasse savoir à ses prédateurs, et il s'est paré d'atours multicolores pour les prévenir. Un autre papillon s'est empressé de l'imiter pour faire croire qu'il était aussi vénéneux.

Du coup, la plante a développé une nouvelle parade : pour que le papillon ne la reconnaisse pas, elle s'est mise à diversifier de façon extraordinaire la forme de ses feuilles. Ce papillon, seul et unique de sa race, a acquis la capacité à reconnaître les formes, et il est donc devenu capable de s'y retrouver parmi toutes les plantes pour savoir laquelle serait bonne à manger pour ses chenilles. La plante dut inventer un nouveau stratagème : ses feuilles se hérissèrent d'excroissances ovoïdes qui imitèrent à s'y méprendre les oeufs de ce papillon. Celui-ci, en les voyant, pensait alors qu'un de ses congénères avait déjà pris la place et devait chercher ailleurs un emplacement favorable, car il faut savoir que les chenilles sont cannibales, les premières sorties des oeufs mangent les suivantes pour s'assurer l'exclusivité des feuilles nourricières. Le chercheur attend désormais avec une impatiente curiosité la réponse du berger à la bergère, et comment le papillon résoudra ce nouveau problème...

Ce tout petit exemple ne doit pas faire oublier qu'il s'agit d'une réaction en chaîne pour toutes les espèces en relation de près ou de loin avec cette plante et ce papillon. Ce qui est très extraordinaire, c'est que ces évolutions conjointes - ou co-évolutions - ne sont (théoriquement et jusqu'à preuve du contraire) dues qu'à des mutations fortuites engendrées sur la canopée principalement par le bombardement permanent des rayons solaires très agressifs. Le génome (l'ADN) subit de toutes petites transformations qui peuvent s'avérer bénéfiques et donnent l'impression d'un "Intelligent Design", comme si la plante "voyait" les oeufs du papillon, "savait" que les petites chenilles lui dévoreront les feuilles et "savait" transformer son corps, sa structure, pour tromper le papillon ou tuer sa chenille. Ces observations ont fait évoluer l'idée que les scientifiques se faisaient de la nature. Ils ne parlent plus d'un antagonisme entre la nature vierge, idéale, et l'environnement transformé, déformé par la présence des humains, mais d'un environnement en évolution permanente, qui réagit sans cesse au moindre paramètre, qu'il soit climatique, dû à l'évolution de l'un quelconque de ses composants, ou bien à l'action toujours plus prégnante du genre humain. Il n'y a pas de "progrès" ou de "dégradation" à proprement parler, mais simplement une adaptation continue, sans but, du monde du vivant compris comme une Gaïa multiforme. Cela signifie que, même si nous allons à notre perte en poursuivant notre mode de vie destructeur, la Terre et la vie perdureront : elles ont déjà surmonté l'action destructrice de plusieurs cataclysmes engendrés par la chute d'énormes météorites, en inventant de nouvelles formes, de nouvelles combinaisons du vivant...

SOMMAIRE

 

 

 

 

Cathy
Mon jardin
16 mars 2009