Pour
chacun de mes déplacements un peu lointains, j'ai pour habitude
d'emporter des livres qui enrichissent et complètent les informations
que je collecte sur le vif. J'ai acheté le premier sur une impulsion,
car le titre me plaisait : Mes voyages avec Hérodote, de Ryszard
Kapuscinski,
historien et grand reporter polonais contemporain. Je croyais le second
plus directement lié à ma destination : Les Vikings au
coeur de nos régions,
mais son
auteur, Joël
Supéry, a traité le sujet avec une
telle profondeur d'analyse que j'ai retrouvé, avec huit à dix
siècles d'écart, presque les mêmes contrées
arpentées par le Grec Hérodote et les Scandinaves.
Je saisissais ainsi
à la fois le charme indiscutable et l'irréductible originalité du
petit coin de Normandie que je découvrais, tout en l'intégrant
dans un filet aux mailles innombrables tissant autant de liens dans
l'espace avec les
peuples de la Terre que dans le temps jusqu'aux cultures les plus anciennes.
- Rouen, faïence. -
A
l'heure où l'immigration occupe le coeur des débats politiques,
où l'Europe
essaie désespérément de maîtriser l'attraction
irrésistible qu'elle
exerce sur les populations extérieures qui ont fait sa richesse
et dont elle a déséquilibré l'économie
et la culture par son action prédatrice,
il est temps de prendre conscience de notre héritage "barbare". Dans
l'Antiquité, étaient
barbares
tous ceux
qui étaient incapables de parler grec et n'émettaient
que des balbutiements incompréhensibles. Métis d'un comptoir
grec des confins orientaux du bassin méditerranéen, Hérodote
avait été élevé dans
une double culture, grecque et "barbare", et lorsqu'il voulut
vivre à Athènes,
capitale "mondiale" au 5ème siècle
avant notre ère, celle-ci venait d'édicter une loi qui
interdisait
à tout individu non athénien de souche d'en devenir citoyen
et de participer
à
la vie politique de la cité. - Rouen,
tour. - Château de Mesnières-en-Bray : la Baleine, oeuvre
d'art en émaux inspirée de Gaudi -
Il
poursuivit donc sa route. Ses enquêtes dans tout le monde connu
l'amenèrent à découvrir que les dieux et nombre
de coutumes dont les Grecs s'imaginaient les inventeurs provenaient
en réalité
de civilisations périphériques plus anciennes, et
notamment de l'Egypte déjà plusieurs
fois millénaire. Il décrivit les cultures et les comportements
différents qu'il constatait ou qu'on lui rapportait sans
jamais y apposer de jugement de valeur, montrant ainsi simultanément
l'unicité
de l'humanité et l'infinie variété de ses croyances,
et faisant preuve d'une ouverture d'esprit et d'une tolérance
extrêmes
et exceptionnelles pour son époque, de même que pour
toutes celles qui allaient suivre, jusques et y compris la nôtre. - Blason
de la ville du Hâvre, Château
de Mesnières-en-Bray -
D'origine
scandinave par sa mère, le Gersois
Joël
Supéry, en
lisant depuis plus
de dix ans toutes les sources qui se rapportent aux Vikings, réalise
que l'Europe a falsifié leur image et occulté les conséquences
de leurs invasions sur son histoire et sur sa culture. Selon lui, les
Scandinaves auraient provoqué le détournement de l'expansion
européenne
centrée initialement sur le bassin méditerranéen
et lui auraient ouvert les voies océaniques en direction du
Nouveau Monde et des pays lointains. Loin de l'image d'Epinal de barbares
assoiffés
de sang, chassés par le froid et réduits à vivre
de rapines aux dépens
des peuples vivant sous des latitudes plus clémentes,
les
Vikings déployèrent pendant
plus d'un siècle une stratégie de longue haleine dans
un but essentiellement commercial et de colonisation des terres, engageant
des armées
nombreuses et disciplinées dans une guerre de mouvement qui
ne cessa de surprendre
l'empire carolingien statique et affaibli par des luttes intestines. -
Charpente en forme de coque de bateau retournée, Château
de Mesnières-en-Bray
-
La
mutation européenne s'amorça après que les Hommes
du Nord aient procédé à
la destruction systématique des ports et des villes clés
situées
sur les traditionnelles routes commerciales, l'axe Nord-Sud du Rhin
et du Rhône, et les axes transversaux suivant la Seine,
la Loire, la Garonne, l'Adour et l'Ebre. Après leur défaite
relative, les envahisseurs, qui réussirent cependant à s'intégrer à la
population en se christianisant et en adoptant les coutumes locales
(en Normandie, mais aussi dans
diverses autres régions, notamment sur la côte atlantique),
apportèrent leur habileté et leur expérience
supérieures
dans l'art de
la construction
navale.
- Le langskip d'Oseberg, bateau viking pour remonter
les
rivières - La côte au Sud de Dieppe. -
Pour
donner un exemple qui nous touche de près, la pêche côtière à la
baleine immortalisée sur le blason de Biarritz progressa
grâce à
l'utilisation
de harpons
nordiques. Lorsque cette espèce fut décimée
dans le Golfe de Gascogne, les marins la poursuivirent jusqu'à Terre-Neuve,
en Islande et au Canada, où ils trouvèrent la manne
inépuisable des bancs de
morues, amorçant le virage de la pêche
hauturière grâce à l'acquisition de
nouvelles
techniques
nautiques
(amélioration
du gréement,
introduction du gouvernail d'étambot, développement
d'instruments de navigation, ...). Au fil des pages de son livre
se trouvent comparées
dans un parallélisme surprenant
les destinées
de la Normandie et de la Gascogne, dont l'aire d'influence s'étendait
alors de la Garonne à l'Ebre et ne fut
ainsi
dénommée
qu'à
l'issue des incursions scandinaves.
Les
sources écrites étant
rares, l'auteur complète ses informations en cherchant des
preuves de la présence viking
dans la toponymie (les noms de lieux), dans l'étymologie
(l'origine des mots), et dans les techniques, maritimes entre autres,
remettant
en cause bien des
idées
reçues. -
Rouen, Tête sculptée dans le bois qui me paraît
très nordique, sans doute celle de Richard Sans Peur, Duc
de Normandie en 953 - Château de Mesnières-en-Bray,
Détail
de la baleine, figure de proue aux ailes de libellule qui servent
de jardinières
-
La
désinformation prend quelquefois des chemins
bien tortueux. Il
prend pour exemple le mot "abri"
que le Petit Larousse de 1980 fait dériver du latin "apricari",
se chauffer au soleil,
alors qu'en 1929, le Larousse du XXe siècle énonçait
de façon plus
circonspecte "substantif verbal d'abrier... verbe qui paraît
venir du latin apricari, mettre
au soleil.
Abriter. Vieux
et usité seulement aujourd'hui comme terme de marine et d'horticulture."
D'après Joël Supéry, il est bien plus logique
de le faire dériver du mot scandinave "habr", qui
a donné
notre mot havre. Le mot breton "aber", d'origine scandinave,
désigne
une vallée envahie par la mer. Le terme abrier signifierait
donc, non pas se mettre au soleil, mais rejoindre un havre... -
Dieppe : gargouille d'une église
- Ci-dessous, Rouen, sculpture en bois de Richard Sans Peur - Château
de Mesnières-en-Bray, détail de la baleine. -
Plaque imprimée sur la façade ci-contre : " Ce lieu a été nommé ROUGE MARE en souvenir du combat sanglant livré et de la victoire remportée par RICHARD SANS PEUR, DUC DE NORMANDIE EN 953, sur les armées coalisées du roi carolingien Louis d'Outremer et d'Othon, Empereur d'Allemagne " |
Il faut bien prendre conscience que, si l'Europe s'est peuplée en partie avec des peuples en provenance du Sud, Grecs, Romains, Arabes, Berbères..., les invasions les plus importantes se sont effectuées par l'Est et le Nord, avec des immigrants bien plus déterminés à s'installer dans nos contrées accueillantes. La nouveauté, avec les Vikings, c'est qu'ils arrivent par la mer et s'introduisent dans les terres en suivant les fleuves, usant aussi du cheval à l'occasion. Depuis Charlemagne, les Francs ont la mainmise sur une grande partie de l'Europe. Ces Germains qui ont donné leur nom à notre pays ont écrasé les Gallo-Romains ainsi que leurs congénères, Wisigoths, Saxons, Lombards. - Pour mémoire, Clovis, le premier roi des Francs, décède en 511, la même année que le dernier empereur romain -. Ce faisant, ils se sont fait de nombreux ennemis parmi les vaincus, Basques, Gascons, Bretons, Saxons, Frisons, Lombards, qui se joignent ou s'allient aux nouveaux envahisseurs nordiques pour se venger des belliqueux Carolingiens.
Je
suis très intéressée par la thèse que soutient
Joël Supéry. Si les
Vikings (fara í víkingu, «ceux
qui partent en expédition»)
ont réussi à se faire attribuer la Normandie (pays des
Hommes du Nord, North Men), ils sont parallèlement demeurés
près d'un
siècle en Gascogne,
durant
lequel il y eut un "silence radio", les
Francs n'étant pas près d'avouer
cette nouvelle cession de terres et les Scandinaves ayant une culture
orale : s'agissait-il d'une véritable colonisation, qu'est-il
advenu des vaincus survivants ? -
Rouen, cathédrale, gisant : Guillaume Ier de Normandie, fils du jarl
Rollon, premier Duc de Normandie
sous le nom de Robert 1er, baptisé à Rouen -
Selon
l'auteur, lorsque la guerre de Cent ans éclata, après
qu'Aliénor
ait apporté
en dot l'Aquitaine à l'Angleterre, se retrouvèrent
face
à face sur les mers les bateaux français construits par
les Normands et les bateaux anglais construits par des charpentiers
de marine bayonnais, sans doute
les "Crestias" nommés ensuite
"Cagots", ces fameux rescapés invisibles
de l'histoire, scandinaves devenus chrétiens, marginalisés,
auxquels beaucoup de professions
étaient interdites, mais
pas celles relatives au travail du bois notamment. Ainsi, Gascons,
Basques, Portugais,
Espagnols, Anglais, Hollandais et Français,
allaient tour à tour obtenir la maîtrise des mers, ouvrir
de nouvelles routes commerciales et fonder des colonies sur la Terre
entière. - Rouen, cathédrale, détail
et façade. -
Lorsque
nous déambulons dans le centre ancien de Rouen, je suis heureuse
de découvrir que tout n'a pas été démoli
lors du débarquement
en 1945 (ma soeur nous montre une clairière dans une forêt
du pays de Bray d'où partaient
les V1, ces
missiles allemands de triste mémoire).
L'architecture
des maisons offre un éventail varié,
depuis les maisons à colombage, en
passant par la brique conjuguée de toutes les façons
possibles et imaginables, jusqu'à
cette merveille de dentelle de pierre de la cathédrale gothique,
où
le soleil couchant fait vibrer le calcaire dont les vides plus
spacieux que les pleins suggèrent une appartenance bien plus
céleste que terrestre.
Pour
avoir une vue panoramique de la ville, nous faisons l'ascension du
mont Sainte Catherine. Voici ce qu'en rapportait
Lavoisier, dans ses Observations d'histoire naturelle faites en Normandie
en 1765 : "La
montagne Sainte-Catherine, la plus élevée de celles qui
environnent Rouen, est composée
depuis le haut jusqu'en bas de crayon qui contient des silex ; on trouve
la même chose du long de la côte
jusqu'au port Saint-Ouen." Dans son Itinéraire
de Rouen de 1832, CJF
Lecarpentier, peintre, professeur de dessin et de peinture de Rouen, écrivait
:
"Sur
le plateau de cette montagne fut jadis un fort qui commandait la
ville
de ce côté.
Ce château
fut
entièrement
démoli par ordre de Henri IV en 1597. L'ancienne abbaye de Sainte
Catherine-du-Mont, qui subsista pendant plusieurs siècles à côté de
ce château, fut
abattue en même temps... On sent, manifestement, que l'on est "à la
campagne", à quelques pas du bois Bagnères. A la
côte Sainte Catherine
s'étend une pelouse sur calcaire qui tendrait à évoluer
en fruticée
(en petit bois d'arbustes et arbrisseaux) si l'on ne freinait pas le
développement des Aubépines, Cornouillers sanguins, Eglantiers,
Clématites
vigne vierge, et même Prunelliers, accompagnés de Bryone
dioïque. Quelques
arbres ont déjà pris pied sur le site, notamment des
Erables sycomores et des Frênes élevés..." -
Ombellifère aux senteurs miellées- Graine ailée d'érable. -
Assez étonnamment,
nos observations concordent avec celles de ces illustres prédécesseurs, à cette
notable exception près que le bruit de la circulation
et de tous
les moteurs des usines de la ville monte inexorablement et vient
quelque peu perturber l'ambiance paisible et bucolique de cette haute prairie
arborée. Je
suis jalouse : bien que nous soyons très au Nord du Pays basque,
la nature pourtant aux portes de la ville aux exhalaisons pernicieuses
est fréquentée
par une multitude d'insectes qui volètent en tous sens, occupés à butiner
fleurs et fruits dans une frénésie exubérante.
Qu'avons-nous fait chez nous pour exterminer
à ce point ces animaux et maints de leurs prédateurs,
oiseaux, chauve-souris ? Ici, on trouve à foison abeilles
de différentes
espèces, guêpes, bourdons
et mouches multiformes, au milieu d'un pépiement d'oiseaux
innombrables et d'un chatoiement d'ailes de papillons multicolores,
toujours en
mouvement,
pressés par je ne sais
quelle urgence. La campagne
du Pays de Bray, autour de Saint Hellier où nous nous rendons
après
notre visite de Rouen, offre la même biodiversité végétale
et animale,
et comporte une
forêt classée, la forêt
d'Eawy, ancienne chênaie transformée en hêtraie
par les forestiers du XIXe siècle, mais où l'on peut
trouver par endroits chêne, charme, frêne, merisier, érable
sycomore.
D'une
surface de 7200 ha répartie sur 16 communes,
elle tirerait son nom du vieux français "éave",
terre humide. Au XIe siècle,
elle était la propriété du Duc de Normandie
Guillaume 1er (dit Le Conquérant). Au
XIIIe siècle, Philippe Auguste la rattacha au Royaume de France.
Elle produit actuellement 40 000 m3 de bois d'oeuvre, d'industrie
et de chauffage. - Meuble normand. -
Extrait
de Wikipédia : "La
forêt a été longtemps
une source de richesse pour les habitants de la région, alimentant
en bois de nombreuses scieries. La qualité du bois de chêne
fit que de nombreux huchiers s'installèrent dans des villages
proches de la forêt à partir du Moyen Âge. Ces huchiers
fabriquaient des coffres, appelés huches, affectionnant les
bois nobles pour leur réalisation, qu'ils assemblaient à l'aide
de chevilles et de tenons.
La
qualité de
leurs œuvres (réhaussées de sculptures) leur interdisait
l'usage de la colle et de l'aubier. Au XVIe siècle, les huchiers
de la forêt d'Eawy connurent une grande faveur, la construction
de demeures nobiliaires d'agrément, la volonté de disposer
d'un luxueux mobilier selon la mode italienne, l'enrichissement général,
entraînèrent une multiplication des commandes." - Rouen,
cathédrale, détail de vitrail. -
Je me demande si cet art du travail du bois qui émerge soudain au Moyen-Age ne provient pas justement de l'installation des Vikings en Normandie. Le Chanoine Adolphe-André PORÉE (1848-1939) dans son très intéressant texte sur L’art normand de 1913 énonce, dans le style lyrique de son époque : "Une race foncièrement active et entreprenante, fortement organisée par des ducs souverains, ayant politiquement vécu de sa vie propre durant trois siècles, initiée à la civilisation par les moines de Jumièges, de Saint-Wandrille, du Bec, de Caen, capable de conquérir l’Angleterre et de lui imposer sa langue, ses idées, ses moeurs, son architecture : une telle race était d’un tempérament assez robuste et d’une trempe d’esprit assez forte pour avoir son génie propre et produire des oeuvres artistiques marquées d’une empreinte originale.
Si, à ces
caractères distinctifs de la race, on ajoute la
fécondité exceptionnelle de la terre normande arrosée
par la Seine et de nombreux cours d’eau ; un sol renfermant d’innombrables
carrières de pierre ou de granit, fournissant du fer en abondance,
couvert çà et là de séculaires forêts
de chênes, de hêtres et de châtaigniers, on comprendra
que ces conditions réunies durent puissamment aider à la
production industrielle et artistique,
et
en favoriser la durée. Pendant
le Moyen Age, un art vraiment national, l’architecture dite
gothique, prend naissance en France, s’y développe avec un
succès merveilleux, du XIIe au XVIe siècle, imprimant son
style et ses formes à la sculpture, à l’ivoirerie, à l’enluminure
des manuscrits, à la ferronnerie, au vitrail. La Normandie, on le
verra, tient son rang et joue un rôle très actif durant cette
apogée de l’art français. A des époques de paix
et de sécurité, la protection
de grands seigneurs et de riches prélats vient donner aux arts un
nouvel essor. Qu’il suffise de nommer les cardinaux d’Amboise
et De Bourbon à Rouen et à Gaillon, les Le Roux Du Bourgtheroulde à Rouen,
les Le Veneurà Lisieux, à Évreux et à Tillières,
les Le Valois et les Duval De Mondrainville à Caen, les Matignon
en Basse-Normandie. - Rouen, musée Le Secq des Tournelles, ferronnerie
: Les veneurs étaient chargés de l'entretien des chiens lors
de la chasse
à courre.
Ils
étaient
aussi
responsables
de
la
préparation
du gibier tué. Les seigneurs déployaient donc un grand luxe
pour les couteaux et autres instruments qui composaient leurs trousses,
comme en témoignent
les manches en ivoire des objets présentés. - Pays de Bray
: Pigeonnier -
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Cathy et Jean-Louis avec Sophie, Charles et Agnès | Normandie |
Lundi 27 juillet au dimanche 2 août 2009 |