Sylvain

J'avais déjà fait beaucoup de route, en avion, en bus, des heures et des heures de voyage, il fallait absolument que je fasse une halte pour me reposer avant d'atteindre ma destination finale, l'île de Bali. Malgré tous les avis contraires, je décidai donc de passer la nuit à Surabaya, deuxième ville d'Indonésie et capitale de la province de Java Est, dont Tanjung Perak est le premier port du pays. - Une curiosité de Surabaya est la mosquée Cheng Hoo, c'est-à-dire Zheng He, le grand amiral chinois musulman qui est venu plusieurs fois à Java durant ses voyages de 1405 à 1433. Inaugurée en 2007, la mosquée témoigne d'une volonté de présenter sous un nouveau jour le rôle des Chinois d'Indonésie dans l'histoire du pays, notamment dans l'introduction et la diffusion de l'islam dans l'archipel. Elle a été construite par une organisation de Chinois musulmans, la Pembina Iman Tauhid Islam ou PITI ("superviseur de la théologie et de la foi musulmane"). Extrait de Wikipédia -.

Jamais un touriste ne se rend à Surabaya, car cette grosse ville ne possède aucun attrait particulier. Conséquence logique, personne n'y parle anglais. Me voilà donc en train d'arpenter des rues bruyantes et grouillantes d'une humanité asiatique peu accoutumée à croiser un touriste occidental lourdement chargé d'un sac à dos. Des quidams cherchent frénétiquement à m'emmener dans des lieux que j'ignore, puisque je ne comprends pas un traître mot de ce qu'ils me disent, et inversement. Comment trouver un petit hôtel bon marché quand on est incapable de demander son chemin, de lire les pancartes en écriture indonésienne et qu'on ignore à quoi ressemble l'enseigne des hôtels ? A force de parcourir les rues principales, je finis par en découvrir un, trop cher bien sûr - heureusement, les chiffres indiquant les prix sont internationaux - et je fais comprendre avec force gestes et mimiques que le réceptionniste doit m'en indiquer un meilleur marché. Je poursuis ma route et, de fil en aiguille, je finis miraculeusement par en trouver un qui me convient.

Deuxième problème à résoudre, je n'ai pas un sous vaillant en monnaie locale. C'est dimanche, les banques sont fermées, les distributeurs ne fonctionnent pas, j'ai soif et j'ai faim, et il faut tenir jusqu'au lendemain. Après avoir déposé mes affaires dans la chambre et m'être un peu requinqué (la douche consiste en un lieu pourvu d'un robinet d'eau courante et d'un récipient que l'on emplit et verse sur le corps pour se laver), je ressors faire un tour dans le quartier. Attablés dans des bars-restaurants minuscules, des clients me hèlent au passage pour que je m'assieds parmi eux. Je retourne mes poches pour leur signifier qu'elles sont vides et que je n'ai pas les moyens de payer mes consommations et encore moins d'en offrir. Ils n'en ont cure et m'invitent, me fournissant des boissons alcoolisées locales à volonté et de quoi manger, tout en essayant de communiquer au milieu des rires et de la bonne humeur. La soirée avance, je suis vraiment épuisé, je réussis à les quitter vers une heure du matin, et tente de retrouver le chemin de l'hôtel dans les rues qui se sont peu à peu délestées de la circulation effrénée typiquement asiatique.

Tandis que j'erre au radar en espérant retrouver ma chambre et mes affaires, un jeune homme entreprend de m'attirer à son tour dans un lieu que j'ignore. Il a une tête avenante, et comme je n'ai rien sur moi que l'on puisse voler, ce que je lui signifie également et qui ne semble pas le perturber, je le suis, puisqu'il insiste. Il m'entraîne dans un dédale de ruelles de plus en plus petites, et nous finissons par déboucher sur une placette où sont attablés des hommes qui me reçoivent à bras ouverts. Ici aussi, on m'offre à boire, le plus âgé extirpe de ses affaires un "pétard" qu'il me fait fumer et que je fais ensuite circuler à la cantonade, puis je me retrouve assis face à un homme, avec lequel j'entame une partie de dominos. Il faut savoir que les Asiatiques sont très joueurs, et que tout est prétexte à parier de l'argent. Evidemment, comme je n'ai rien, nous jouons sans enjeu financier, et c'est tant mieux !... pas pour moi, mais pour mon adversaire, car, étonnamment, je gagne toutes les parties avec la chance insolente du néophyte ! Les autres sont assemblés autour et commentent les parties en riant, j'ai un succès fou. Quelques heures plus tard, encore plus éméché, je finis par mettre fin à cette soirée très étonnante, et je retrouve mon hôtel je ne sais pas comment. A peine ai-je le temps de m'assoupir une heure, malgré la chaleur qui m'accable, que le vacarme des cités asiatiques reprend dès l'aube et me réveille.

Cédric

Je profite de ma venue à Aurillac, à l'occasion du Festival International de Théâtre de Rue, pour faire halte en chemin à Clermont-Ferrand. L'été dernier, j'y animais un chantier international d'adolescents pour la création d'un jardin potager pour les enfants des centres aérés des quartiers dits "sensibles". J'arrive en pleine inauguration officielle. Ma photo est affichée en grand sur un mur, à côté de l'article qui a paru dans le journal au sujet de cette action que j'effectuais pour le compte de l'association Concordia. Les jeunes enfants qui avaient travaillé au projet l'an dernier sont présents et commencent à me regarder éberlués : mais c'est Cédric ! Evidemment, je n'avais prévenu personne de ma venue, c'était totalement improvisé, et je ne m'attendais pas du tout à l'accueil qui m'est réservé. Je suis traité quasiment en héros ! Heureux, je constate que le jardin est luxuriant, empli de légumes appétissants, les enfants ont bien pris la succession, après nos travaux de défrichement qui ont duré six longues semaines, avec trois groupes consécutifs d'adolescents de 15 à 17 ans, très difficiles à motiver et à manoeuvrer. Quelle récompense !

Cela avait été une expérience éreintante, mais très formatrice. Obligé d'emprunter la voiture de Sylvain, qui l'avait laissée au Pays basque quand il était parti en Extrême Orient, j'avais dû me débrouiller avec un budget très réduit pour gérer ce séjour. Quand nous nous rendions sur le marché, j'entrais en contact avec les fermiers auxquels j'expliquais que nous restions tout l'été, et que, s'ils nous octroyaient leurs produits à des prix compétitifs, nous reviendrions les voir. Nous négocions fermement, achetant en grande quantité et acceptant des produits moins esthétiques, piqués par des insectes ou abîmés par les intempéries, du moment que nous obtenions une réduction. Arrivant en fin de matinée, vers les midi et demie, je demandais les fruits et légumes trop mûrs, destinés à être jetés, qui ne tiendraient pas jusqu'au lendemain : la plupart des fermiers nous les donnaient volontiers, sans rien nous faire payer en échange. La viande, achetée en très petite quantité, n'agrémentait que le repas du soir, à midi, tout le monde était végétarien d'office. Je fis connaissance avec un animateur de centre aéré de la ville, très compétent, qui m'initia durant mon séjour à la botanique et surtout l'art de reconnaître les plantes sauvages alimentaires ou médicinales. J'enseignai ainsi par ricochet à mes jeunes citadins turcs, italiens, allemands ou français à reconnaître l'ortie que nous allions récolter sur les bas-côtés des chemins et que nous cuisinions en soupe ou au gratin. Nous ramassions aussi feuilles et fleurs sauvages pour agrémenter les salades.

Lors d'une de mes rares journées de détente, je partis chez un fermier faire du "wwoofing". Il avait besoin d'aide pour monter une grange, et offrait en échange le gîte et le couvert. Propriétaire de quelques chèvres dont il trayait le lait pour fabriquer du fromage, il vivait là depuis quelques années avec sa femme et ses enfants. La propriété, en pleine campagne, ne lui avait pas coûté bien cher, et il avait retapé lui-même un bâtiment de ferme pour y habiter. Cependant, son intégration dans le village n'avait pas été facile. Son voisin, d'un air plus que bougon, lui avait lancé vertement : vous vous croyez plus malin que les autres, avec votre agriculture biologique ? vous imaginez que vous allez vous en tirer, vous qui venez de la ville, avec vos grandes idées ? Mais il avait tenu bon. Travaillant d'arrache-pied, sans jamais prendre de vacances, il vivait de la vente de ses fromages, sa femme cultivait un petit potager pour la consommation familiale, et il hébergeait des visiteurs en chambres d'hôte, les faisant profiter de ses délicieux repas pris tous ensemble à la grande table où chacun faisait connaissance avec la collectivité des gens présents. Je garde un souvenir ému de l'ambiance inoubliable de ces soirées hors du temps.

A Aurillac, comme partout où je passe, je rencontrai beaucoup d'artistes qui, comme moi, voyageaient de ville en ville et gagnaient leur vie en offrant aux sédentaires une touche de fantaisie et de rêve dans les rues et sur les places. L'un d'eux m'étonna par l'originalité de sa prestation. Debout sur un piédestal, il se dressait, la tête rejetée en arrière, regard fondu dans l'azur, ses longs cheveux noirs pendant jusqu'aux chevilles, à l'inverse de ses bras prolongés de ses mains aux doigts écartés qu'il étirait vers le ciel. Vêtu d'une aube magnifiquement peinte, le visage grimé, il figurait un arbre dont les rameaux déliés ployaient lentement sous l'effet d'une brise légère. Subjugués, les gens s'arrêtaient et l'observaient, émettant sans y penser un souffle à travers leurs lèvres entrouvertes dont les sons unis rappelaient à s'y méprendre le bruissement des feuilles dans le vent... Chaque spectacle était pour moi source d'inspiration, et j'admirais des musiciens, des acrobates, des jongleurs et maints autres artistes dont je sentais, grâce à ma propre pratique, que l'aisance d'exécution et l'esthétique finale cachaient un travail acharné et une recherche incessante de tous les instants. Pour bien faire, il eut fallu une caméra, pour visionner ensuite au ralenti les mouvements et saisir les étapes intermédiaires invisibles qui donnaient l'illusion qu'une balle, un bâton ou tout autre accessoire faisait corps avec l'artiste, comme une émanation de lui-même, un membre supplémentaire incongru, n'ayant pas d'autre utilité que d'éveiller en chaque spectateur l'enfant qu'il avait été et l'entraîner dans une irréalité merveilleuse dont le souvenir lui laisserait la sensation fugace d'un pur bonheur...

SOMMAIRE

 

Sylvain, Cédric
Rencontres
8 septembre 2009