Cédric lors d'un festival à Zarauz
Très
rapidement, nous nous sommes aperçus
qu’il y avait
quelque chose de bizarre. Lorsque nous roulions, des gens sur le bas-côté nous
faisaient de grands signes. Quelques heures plus tard, nous avons fini
par comprendre : notre van était exactement le modèle
choisi pour les transports en commun marocains sur les routes, même
couleur, même âge
vénérable. Du coup, nous nous sommes dits que ce serait
un excellent moyen de faire connaissance avec la population et nous
avons rangé un
peu l’intérieur pour pouvoir embarquer du monde. A chaque
halte, c’était vraiment comique. Un voyageur ouvrait la
porte et s’arrêtait le pied levé,
surpris, voyant qu'il y avait méprise. Parfois, il refusait
de monter, mais la plupart du temps, opportuniste, il entrait s’asseoir
sur le siège
arrière, posant ses paquets au sol devant lui. Il parlait
rarement français. A la halte suivante, c’est lui qui
expliquait dans un arabe volubile de quoi il retournait au passager
étonné.
Nous
riions beaucoup de ce quiproquo répété. Les femmes,
généralement,
refusaient net. Une seule, d’un certain âge, accepta de
se laisser embarquer. Le problème, c’était
pour comprendre jusqu’où il
fallait les emmener. Stop ne se dit pas pareil en arabe, ou bien ils
emploient d’autres mots, et ils ne criaient pas pour prévenir
qu’ils étaient
arrivés. Nous étions un peu décontenancés et perplexes. A un
moment donné,
nous nous sommes retrouvés derrière un de ces bus de
route bondé, et nos voyageurs se sont exclamés en comparant
leur sort, ravis d’être
aussi à leur aise dans notre van. C’est alors que nous
avons réalisé que,
peut-être, nous étions en train d’empêcher
des chauffeurs de gagner leur vie, mais nous nous sommes rassérénés
en constatant que la desserte était très fréquente
et les voyageurs très nombreux, nous ne prélevions qu’une
partie infime du trafic. Une fois, un voyageur voulut nous glisser
de l’argent
pour payer son transport, mais nous avons refusé, bien sûr,
nous faisions ça uniquement pour avoir un contact avec eux,
aussi limité soit-il en raison de la barrière de la langue.
Des
policiers et des militaires nous avaient délogés de l’endroit
où nous nous étions garés. Ce n’est guère
facile, au Maroc comme ailleurs, de passer la nuit dans un van lorsqu’on
est en zone urbanisée. Nous étions épuisés d’avoir
roulé toute la journée. Vingt minutes plus tard, nous trouvâmes
un lieu propice, un gardien s’avança et nous annonça
aimablement que nous pouvions nous installer tranquillement et dormir. Le
lendemain, alors que Sylvain était parti marcher comme à l'ordinaire
de très bonne heure, je mis le nez dehors. Le van était
sur le parking d’un petit lotissement résidentiel, juste devant
une maison dont le propriétaire sortait en voiture à son travail.
Il s’arrêta un instant : « Bienvenue ! Vous avez bien dormi
? Si vous voulez, vous pouvez entrer chez moi prendre une douche et boire
un thé, il n’y a pas de problème ! » Et il s’en
alla travailler. Je n’en revenais pas ! Jamais une proposition pareille
n’aurait été adressée en France, ni même
en Europe, à quiconque dans notre situation !
Sur ces entrefaites,
Sylvain revint et s’empara du grand couteau de cuisine pour cueillir
des figues de Barbarie.
Une voix féminine nous parvint depuis l’autre
côté de la haie piquante. « Vous
allez vous blesser, vous ne pouvez pas passer par ici, il faut faire le tour
pour entrer, vous voulez
du thé ? » Difficile, au petit matin, de répondre non.
La propriétaire envoya sa jolie servante qui apporta un plateau de
thé avec cinq tasses et des beignets tout frais qui venaient d’être
préparés. Ebahis, nous riions de plaisir en prenant notre petit
déjeuner et en nous remémorant les circonstances : - Armé comme
tu l’étais, elle aurait pu s’effrayer.
– En plus,
je m’apprêtais à lui piquer ses fruits ! – Et nous
sommes juste devant chez eux, sur leur parking ! Un accueil comme ça,
c’est extraordinaire !
Ils s’étaient garés
au bord d’une petite plage.
Cédric rangeait son van lorsqu’il fut abordé par trois
jeunes de son âge, amateurs de didgeridoo comme lui et aussi chevelus.
Dynamiques, ils avaient fondé une
association, acheté un terrain plat rectangulaire à quelques
mètres
de la plage, creusé un puits, planté un panneau « Ecole
de surf ». Ils s’étaient improvisés shapers et
fabriquaient eux-mêmes les planches dans un petit hangar et, à l’opposé,
ils stockaient des combinaisons et du matériel dans une caravane.
L’eau pompée irriguait le terrain où l’herbe poussait
bien verte, couleur incongrue dans cet univers de terre ocre dénudée.
Il n’y avait pas de sable sur la plage, mais de gros rochers qui se
délitaient naturellement en blocs cubiques de toutes tailles. Avec
une matière première aussi proche et déjà prête à l’emploi,
il suffisait de passer deux jours à trier les formats les plus intéressants.
Ensuite,
c’était un simple travail d’assemblage : ils
avaient entrepris de construire une sorte de bar pour étoffer leur
offre et compléter la palette de services qu’ils proposaient
au public local et de passage. Ils s’en sortaient très bien
et n’avaient nulle envie de quitter leur pays qu’ils adoraient
pour chercher du travail ailleurs. Ils partirent surfer et rencontrèrent
Sylvain avec lequel ils bavardèrent aussi, entre deux vagues. Revenus
ensemble sur la plage, ils découvrirent qu’ils avaient fait
connaissance séparément avec deux frères ! Cela méritait
des réjouissances. Sylvain et Cédric avaient acheté des
poissons le matin qu’ils partagèrent avec leurs nouveaux amis.
Les jeunes eurent à cœur
les jours suivants de leur faire découvrir
le village et de servir d’interprètes dans leurs transactions.
Ils découvrirent les charmes du hammam, firent un
tour au souk. Cédric avait déjà eu
l’occasion de voir les pêcheurs la veille vider et préparer
les poissons en un rien de temps. Lorsqu’il voulut prendre un poulet
pour le repas, deux prix étaient proposés. Pour le plus faible,
il constata que les pauvres bêtes étaient totalement déplumées,
les os transperçaient leur carcasse décharnée. Les
autres volailles étaient en bien meilleur état et ne paraissaient
pas avoir souffert de malnutrition ni de mauvais traitements. Il
se décida
donc à payer un bon prix. Le volailler attrapa par les ailes la
bête caquetante et la fit passer à un enfant de treize ou
quatorze ans. Celui-ci tordit le cou du poulet et le coupa d’un geste
preste de sa lame. L’attrapant par les pattes, il le plongea aussitôt
dans un seau d’eau bouillante, puis l’en retira pour le plumer
et le vider avec dextérité. Il n’y avait plus qu’à le
cuire ! Après, ils se
rendirent à l’abattoir,
lieu qu’ils avaient coutume de fréquenter depuis leur plus jeune âge,
en groupes rigolards, matière à mille découvertes croustillantes.
Dès
le premier pas dans le hall, les sandales – et les pieds
- enfoncèrent dans une mare de sang et chaque pas les éclaboussait
jusqu’au genou. C’était tôt le matin, les odeurs
n’étaient pas incommodantes. Dans un angle, les têtes
de bœuf étaient réunies dans un alignement macabre. Le
vacarme était insoutenable, les bouchers, Marocains à la forte
stature, échangeaient en hurlant des plaisanteries, bavardaient, riaient,
se disputaient sans cesser un instant de travailler, décrochaient
les carcasses du plafond pour les découper avec une panoplie de grands
couteaux aiguisés, donnaient d’énormes coups de hache
répétés avec une précision diabolique. L’ambiance était
apocalyptique et les deux jeunes français oubliaient d’être écœurés, étourdis
par le tourbillon de mouvements et assourdis par les bruits. Un des nouveaux
amis négocia l’achat d’une peau de vache pour s’en
faire une percussion.
Cédric était
très étonné.
Les rares commerces d’instruments de musique ne proposaient que des
articles de souvenirs de piètre qualité pour les touristes.
Quant
aux Marocains, ils se fabriquaient tout eux-mêmes et réalisaient
des objets magnifiques : ils savaient tout faire ! Plus bas vers le Sud,
Cédric fit connaissance avec un autre
jeune qui,
lui, tenait un commerce, simple hangar dont il avait repeint les murs
qu’il
avait décorés
de bois flotté disposé avec goût. On y trouvait des tapis
qu’il tissait lui-même, des tables rondes de petite taille également
peintes par ses soins, des objets d’artisanat local confectionnés
par ses relations, des vêtements suspendus au plafond.
C’est
choquant, un pays où les contacts avec les femmes se
comptent sur les doigts d’une main. Ou bien on ne les voit pas, la
majeure partie étant cloîtrée à la maison, ou
bien elles se déplacent, telles des fantômes, accoutumées à craindre
les hommes et à leur céder le pas, évitant leur regard
et toute communication, voilées, ou bien se comportant comme si elles
l’étaient, enfermées dans leur intimité et empreintes
d’une pudeur acquise dès le plus jeune âge, par la force
d’une société toute entière. Pourtant,
elles sont aussi éduquées que les hommes, vont à l’école,
parlent le français. Une fois, Cédric s’arrêta
pour regarder une femme qui préparait des galettes, hypnotisé par
la dextérité de ses mains - et alléché par les bonnes odeurs.
Alors
qu’elle
poursuivait son œuvre, les yeux baissés, Cédric ne se
laissa pas décourager
et lui déclara avec chaleur qu’il admirait son savoir-faire.
Il lui demanda quels ingrédients elle utilisait (de la semoule), la
recette de son pain, et, petit à petit, réussit à l’apprivoiser.
Elle prit conscience de son réel intérêt, s’anima
pour lui répondre et leva progressivement les yeux vers son visage
sans cesser un instant de manipuler sa pâte, comme si ses doigts étaient
indépendants du reste de son corps. L’avantage des femmes à la
maison, convint Cédric, de retour de son voyage, c’est qu’il
y a toujours un repas prêt à toute heure, et l’eau du
thé qui frémit. Ils ne comptaient plus les fois où ils
furent invités à entrer prendre le thé, manger des beignets
ou du tajine, qui leur étaient servis par les hommes ou les garçons.
Les femmes qui en étaient les artisans demeuraient invisibles dans
les pièces qui leur étaient réservées. On relata à Cédric
que si une famille avait une fille et plusieurs fils, celle-ci restait à la
maison pour aider sa mère, mais s’il y avait plusieurs filles,
une seule demeurait à son domicile, les autres étaient très
tôt
dispersées chez les oncles et les tantes pour les servir.
Ils
voulaient voir les dunes et descendaient toujours plus au Sud, le long
de la côte. Un jour, ils arrivèrent près d’un
petit village aux couleurs pimpantes, bleu et jaune vifs. Sylvain s’y
rendit, tandis que Cédric s'engageait à pied sur une piste
en direction de la mer. Issu de nulle part, un petit garçon déboula
en courant, le prit par la main et l’entraîna.
Cédric se laissa faire, disposé à toutes les découvertes.
Au milieu des dunes de sable fin et blond, des barques bleues étaient échouées,
vision incongrue sortie d’un songe. A demi enfouis dans le sable, des
murs apparurent, encadrant des maisons, et l’enfant le conduisit au
seul pêcheur qui parlait français. Une porte de bois peinte
en bleue s’ouvrit sur un jardin magnifique, un havre de verdure enchâssé dans
le désert. Un puits à l’angle apportait la vie aux plantes,
aux bêtes et aux humains. Les pièces de la maison étaient
merveilleusement décorées de tapis au sol et sur les murs,
des banquettes de coussins brodés étaient étalées
sur le pourtour devant des tables basses qui invitaient à la dégustation.
On
lui expliqua que les tapis de l’entrée suspendus aux murs étaient
des pièges à insectes car, une fois posés dessus, ceux-ci
n’arrivaient plus à se dépêtrer des entrelacs de
boucles finement nouées. On voyait d’ailleurs les femmes régulièrement
les sortir pour les secouer et les battre, appliquées à maintenir
leur intérieur dans un état de propreté irréprochable,
de même que le patio enserré dans les murs, soigneusement
balayé.
Cédric déploya ses talents de jongleur et souffla dans son
didgeridoo, et toute la population enfantine et adulte du hameau
accourut et s’amassa autour de lui.
Cédric se promenait un soir près de Trèves le long
de la Moselle, rivière qui prend sa source dans les Vosges et se jette
dans le Rhin à Coblence. Le paysage riant se compose d’une alternance
de riches cultures et de forêts, les rives escarpées creusées
dans le grès sont émaillées de grottes, habitées
pour la plupart. La nuit était tombée. Depuis le sentier, il
entendit des percussions dans le lointain. Entre les branches, il perçut
une lumière vacillante vers laquelle il se dirigea. Il parvint à une
grotte aménagée où chacun pouvait s’arrêter, écouter,
faire soi-même de la musique, se préparer à manger. Il
avait cueilli des herbes sauvages dont il se confectionna une soupe, puis
fit bouillir de l’eau pour son thé. La paroi intérieure était
entièrement sculptée : des centaines de visages, parfois malhabiles,
mais plus souvent de véritables portraits, tous différents,
jaillissaient de l’ombre tour à tour au gré des mouvements
des flammes dont la fumée s’élevait verticale en tourbillonnant
vers un trou percé dans le plafond inégal. Une bibliothèque
et des rangements étaient aménagés dans des renfoncements
creusés esthétiquement dans la roche. Au fond, un escalier
menait à une deuxième cavité, mezzanine invisible du
chemin, ouverte sur la nature par de larges baies. Après avoir poursuivi
son chemin, il fit halte dans une toute petite grotte où il se mit à jouer
du didgeridoo. Le son était extraordinaire, il se répercutait
sur les parois et revenait vers lui en une résonance amplifiée
et démultipliée : il ne s’était jamais entendu
jouer ainsi, d’ordinaire, la vibration se perdait vers l’avant
de son instrument et ne parvenait à ses oreilles qu’atténuée
par la distance. Son style se modifia progressivement pour s’adapter
au lieu et à ses performances phoniques, c’était grisant.
Cependant, petit à petit, il se mit à avoir très chaud, à suer à grosses
gouttes, des maux de tête l’assaillirent et il sentit qu’il
n’était pas loin de s’évanouir. En peu de temps,
il avait appauvri la teneur en oxygène de la grotte qui s’était
chargée de gaz carbonique exhalé. Le renouvellement de l’air
ne s’effectuait que très lentement par la petite ouverture.
Il était grand temps de quitter cet air vicié, sinon il allait
y rester.
Il
monta jusqu’à l’Alhambra de Grenade, et vit depuis
ce promontoire que les montagnes environnantes étaient creusées
d’habitats troglodytes. Certains étaient abandonnés,
d’autres aménagés comme de véritables maisons
avec une devanture très soignée. Il fit connaissance avec l’un
des résidents qui lui conta ses difficultés. Couturé de
cicatrices, il subissait régulièrement l’agression de
gitans qui cherchaient à s’approprier de force son domaine où il
avait toutes les peines du monde à se maintenir. Cédric se
dit qu’il faisait courir de bien grands risques à sa famille,
et qu’à sa place, il aurait choisi de quitter les lieux. La
plupart des grottes ne sont pas accessibles par la route, il faut s’y
rendre à pied, à cheval ou à dos de mule sur des sentes
escarpées. Aucune protection policière n’est à espérer,
chacun en est réduit à ses propres ressources.
Toutes
les montagnes sur des kilomètres à la ronde sont ainsi creusées
et habitées. Le gouvernement décida un jour d’en
expulser tous les habitants pour les reloger dans des barres d’immeubles
inesthétiques. Ils durent obtempérer, mais les grottes
avaient peu à peu été réinvesties plus tard par
d'autres gens.
Au Maroc, alors qu’il visitait un village de pêcheurs, il aperçut sur sa droite, creusées dans la falaise en bord de mer, des grottes qui paraissaient avoir été habitées. Un habitant lui raconta qu’effectivement, elles avaient été occupées autrefois. Puis l’armée, prenant prétexte de l’écroulement de l’une d’elles, qui avait causé la mort de trois de ses occupants, avait décidé d’expulser tout le monde, car ce territoire allait être dédié à des expérimentations de tir. Bien sûr, personne ne reçut aucune indemnité et chacun dut se débrouiller pour se reloger ailleurs…
Jean-Louis
et moi visitâmes la maison de nos hôtes lors de notre récent
voyage en Provence. Désireux de quitter la promiscuité oppressante
de la vie au village, ils avaient trouvé un terrain éloigné,
situé en pleine nature
au pied d'une falaise. Ils avaient eux-mêmes monté les trois
murs de pierres sèches qui s'adossaient au calcaire blond dont
ils épousaient les contours. Lors des rares grosses pluies, l'eau
ruisselait le long de la paroi, jaillissait en sources multiples par
les fentes et anfractuosités, et ils avaient dû creuser
la roche en gouttière
pour éviter l'inondation et conduire ces infiltrations vers
l'extérieur.
Cet environnement exceptionnel avait permis au couple d'artistes d'exprimer
toute son originalité dans l'architecture intérieure et
son aménagement
mobilier où foisonnaient les oeuvres sculptées, peintes,
mobiles et objets divers dont la matière première était
puisée alentour, bois, pierre,
fleurs, feuilles, plumes... Paradoxalement, de cette connivence
avec la roche émanait une ambiance intime et chaleureuse.
Les
Arabes et les Berbères sont-ils insensibles à la
douleur animale ? Cédric fut choqué par le traitement qu’ils
infligeaient à leur bétail. Des vaches et des ânes avaient
leurs pattes de devant entravées, et la corde qui les liait passait
par un anneau qui perçait
la cloison nasale, les obligeant à conserver en permanence la
tête à demi-baissée dans une posture certainement douloureuse
et invalidante. Pourquoi ne pas les laisser paître librement dans un
enclos, quitte à ce qu’il soit mobile et déplacé de
temps à autre au gré de l’épuisement du fourrage
? Quelqu’un lui raconta qu’il avait vu des chiens battus sauvagement
et suspendus par la queue par des enfants en guise de jeu, des ânes
et des chevaux subissaient un sort semblable de la part des adultes et
se traînaient, d’une maigreur à faire peur. Pour ma
part, je me souviens que, dans ma jeunesse, la plupart des cours de ferme
en France comportaient un ou plusieurs chiens attachés par une chaîne
ou une corde plus ou moins longue, ou bien enfermés dans un tout petit
local, qui aboyaient éperdument leur rage d’être privés
de liberté. Les récits des siècles passés sont également émaillés
des mauvais traitements infligés aux animaux.
Désormais, en France, ils se pratiquent toujours, mais en cachette,
hors de la vue du public, dans des bâtiments clos, le bétail
et la volaille en élevage industriel subissent des sorts d’une
dureté insoutenable,
et je n’évoque même pas la vie épouvantable que
mènent les animaux de laboratoire…
Sur le chemin du retour vers la France,
Cédric
et Sylvain firent une pause au bord du Tage, entre Romangordo et Valdecañas,
dans
un site arboré qui paraissait au premier abord idyllique. Pourtant,
un phénomène curieux attira leur attention : les poissons
passaient leur temps à sauter hors de l'eau, ce n'était
pas bien normal. S'approchant du rivage, ils constatèrent que
le flot était d'une couleur intense très
suspecte, dans les bleu-vert, et qu'une mousse douteuse flottait à sa
surface. Ils
longèrent le fleuve et trouvèrent la source de la pollution
: un tuyau, grossièrement caché au milieu de rochers. Une
voiture de police s'arrêta pour faire un contrôle et ils
signalèrent leur découverte.
Les hommes de la Guardia Civil haussèrent les épaules et
se désintéressèrent
de la question. Ils n'étaient pas au courant et ce n'était
pas leur affaire. L'Espagne entre en effet, tout comme la France, très
lentement et plutôt
à reculons, dans une réflexion sur la protection de l'environnement.
Le Tage,
qui prend sa source à l'Est de Madrid et se jette à Lisbonne,
subit les pollutions urbaines, agricoles, industrielles tout au long
de son cours.
L'Espagne, avec ses 1 070 grands barrages dont le Tage n'est pas exempt,
est le
pays au monde qui, proportionnellement à sa
superficie, compte la plus importante surface recouverte par
de l'eau des barrages. Or, beaucoup d'entre eux sont inutiles. La meilleure
preuve
en est que pendant des mois, ils ne contiennent que 5 à 10% de
leur capacité théorique. Dans les années 60, l'Espagne
a entrepris un premier grand transvasement, celui du Tage vers le Segura
(à l'Est). Sur le papier, il s'agissait de faire passer 600
millions de m3 d'eau d'un bassin à l'autre. Mais en 1999, la Castille
(arrosée par le Tage) n'acceptait plus de céder que 40
millions m3, soit moins de 10% du volume prévu initialement, essentiellement
pour deux raisons. D'une part, dans les régions riveraines du
Tage, la culture du maïs
(encore lui !) avait proliféré:
pour
irriguer les 150 000 ha de maïs, il faut non seulement surexploiter
les eaux souterraines mais pomper davantage d'eau du Tage. D'autre part,
dans la région
de Murcie qui bénéficie du transvasement, le biologiste
José Luis Benito constate que le transvasement du Tage a rendu
structurelle et permanente une sécheresse qui n'était jusque-là qu'épisodique.
E. Tello avance que si l'eau d'irrigation n'était pas 100 fois
moins chère
que l'eau à usage industriel, les cultures inadaptées au
climat seraient abandonnées. Pour revenir à des préoccupations
plus immédiates, un projet immobilier appelé "Complejo
Marina Isla de Valdecañas" menace le lac de retenue de Valdecañas
qui est une zone de protection spéciale des oiseaux, située juste
en amont de l'endroit où Sylvain et Cédric ont fait halte. Il compromettrait
en outre localement le programme de reforestation des
rives du Tage.
En aval, à peu
de
kilomètres
de là, se trouve une des six centrales nucléaires espagnoles,
près
d'Almaraz... Un lieu idyllique ?
Juchés
sur une
colline qui offrait une vue panoramique sur le relief boisé et
le petit village galicien aux toits rouges à l'aspect bien paisible,
niché dans
une vallée, ils entendaient monter les rires de la population
amassée
sur
la place
de
l'église à
l'occasion des fêtes. Ils décidèrent de se rendre
à la nuit tombée au bord d'une rivière
qui comportait trois sources d'eau
chaude de température allant d'agréable à carrément
brûlante. Les bassins de faible profondeur étaient entourés
de gros galets ou de fragments de murs et l'eau se mêlait ensuite à celle
plus fraîche
de la rivière dans un environnement bucolique de collines de pins
et de rivages de feuillus. L'aménagement était sommaire,
mais l'accès parfaitement
libre. Plusieurs groupes de jeunes en van aménagé ou camping-car
en profitaient dans la bonne humeur, en s'éclairant à la
bougie. Chacun avait à coeur
de laisser le site impeccable pour les suivants, sauf les locaux qui
se
comportaient
comme des malpropres.
Cédric
voulut en faire la remarque à l'un d'eux qui prétendit
grossièrement
que la canette qu'il venait de jeter ne lui appartenait pas. Quand
ils repartirent le lendemain, ils emportèrent tous les déchets
sans exception... Cela aurait été trop facile, après,
d'accuser les touristes de dégrader
les lieux ! Cédric apprit qu'il existait un projet d'exploitation
commerciale des sources. Il s'en désolait, trouvant que la population
locale vivait bien et que, de toute façon, elle ne bénéficierait
en rien des retombées
financières, perdant seulement l'accès libre et gratuit à ce
joli site naturel. Evoquant ce sujet dans Chroniques du
Nord-Ouest, Arsenio G.C. jugeait, au contraire, que la Galice était en
retard par rapport au reste de l'Europe,
puisqu'elle
n'exploitait
pas systématiquement toutes ses sources d'eau chaude, qui sont
nombreuses et dispersées sur le territoire. Seulement quelques
unes sont recueillies dans des thermes, mais il n'y
a aucune
dérivation, semble-t-il,
pour chauffer des bâtiments publics ou privés, ce qui économiserait
ainsi de l'énergie fossile.
Tout ce qui existe dans la nature doit-il être jugé à l'aune de ce qui est utile à l'homme ? Si nous n'étions pas toujours plus nombreux, ces questions ne se poseraient pas...
Cédric au pied de son arbre préféré en Galice
Texte écrit par Cathy à partir des souvenirs de voyage de Cédric et Sylvain en Espagne, au Portugal et au Maroc - | Rencontres |
31 Octobre 2009 |