Nous sommes à l'approche de l'hiver. Une bruine fine suinte des nuages qui couvrent en partie le sommet de la Rhune. Il fait doux pourtant, et sous la cape qui forme une bosse à l'endroit du sac à dos, dès les premières minutes d'ascension, nous avons trop chaud. La tête baissée vers le chemin pour éviter les gouttes, nous sentons les odeurs moites de la végétation s'élever et envahir la capuche. Nous voilà devenus herbe, fougère, ajonc, bruyère. Regardant autour de nous tandis que nous ôtons les épaisseurs de vêtements superflues, nous constatons l'avancée de l'automne. Des arbres, déjà, ne sont plus qu'à l'état de squelettes. D'autres conservent encore leurs feuilles aux couleurs délavées, qui dérivent lentement du vert au jaune, puis au brun. En prévision de la saison froide, ils ont choisi la stratégie d'entrer en létargie. Ils commencent par ne plus chercher à croître. La chlorophylle a qui leur donnait cette belle couleur verte ne leur est plus utile, ils ne la synthétisent plus et elle se dégrade lentement, laissant apparaître les autres pigments, les carotènes qui font passer les feuilles aux teintes jaune orangé, ou les xanthophylles qui virent au rouge. Les cellules se réordonnent à la base de la queue, préparant la scission de la tige et la cicatrisation de l'arbre. La prochaine bourrasque les détachera aisément du rameau qui les a fait naître. Nous déployons une stratégie inverse, infiniment plus onéreuse en terme d'énergie. Continuant nos activités sans saisonnalité, nous devons nous chauffer, nous nourrir, nous soigner (gare à la grippe !), nous déplacer...
La création du mot "avion" revient à Clément Ader, qui emploie ce terme dès 1875, avant de le déposer en 1890. L'origine de ce mot serait un sigle : Appareil Volant Imitant un Oiseau. Mais il peut également venir du latin "avis" qui signifie oiseau. Cette appellation était à la base un nom propre qui servait à désigner ses propres appareils. Ce n'est qu'en 1912 qu'il fut décidé officiellement d'appeler aussi "avions" les appareils militaires. Le terme "aéroplane" qui désignait les appareils civils, tomba rapidement en désuétude pour laisser place à son tour à l' "avion" de Clément Ader.
Ce que l'inventeur pratiquait sans le savoir, c'était la bionique, c'est-à-dire qu'il puisait dans le monde du vivant son inspiration pour réaliser des machines - les avions - permettant de voler. Son attitude était parfaitement justifiée, et d'autant plus nécessaire que les humains n'avaient encore aucune expérience en la matière. Faisons un petit retour en arrière. La Terre est âgée de 4,55 milliards d'années, et la vie a commencé, croit-on, sitôt que sa température est descendue suffisamment pour permettre à la vapeur d'eau de se condenser en pluie, soit à partir de 3,85 milliards d'années. Elle s'est diversifiée à partir d'un seul "modèle" de base en une multitude d'êtres. A chaque extinction partielle ou massive, les survivants se sont multipliés et diversifiés (sans répétition automatique à l'identique par rapport au passé) pour créer de nouveaux éventails du possible. Si l'on compare le temps qu'elle a eu pour trouver des solutions aux problèmes qui se posaient à elle, et la durée de notre petite existence, avec l'apparition de l'humanité depuis l'homo habilis (3 millions d'années), ou l'homo sapiens (200 000 ans), ou l'avènement de l'ère industrielle (XVIIIe siècle, soit 300 ans), notre expérience paraît ridiculement petite, et nos inventions véritablement très grossières, en terme d'efficacité.
"La preuve de l’existence de la vie primitive dès la fin de l’Archéen (3,8 - 2,5 milliards d'années) est apportée par les stromatolites, structures carbonatées en feuillets empilés, représentant des accumulations fines de particules piégées par des communautés microbiennes (en forme de tapis) dominées par des cyanobactéries photosynthétiques. Les stromatolites actuels ont été découverts dans les années 1950 en Australie (Shark Bay) et aux Bahamas. Actuellement, les stromatolites possèdent au moins trois communautés microbiennes : une couche fine de cyanobactéries en surface, une intermédiaire de bactéries photosynthétiques, et une inférieure de bactéries anaérobiques."
Considérons un simple brin d'herbe, que nous persistons à tondre avec une fréquence toujours plus grande dans nos espaces verts citadins. Il réalise à lui seul une prouesse qui mériterait plus de respect de notre part. Il est capable de se construire lui-même (ou de se réparer), à une vitesse phénoménale, simplement en captant l'énergie des rayons solaires, en fixant le gaz carbonique de l'air et en extrayant l'eau et les sels minéraux du sol par ses racines. C'est le "mécanisme" de la photosynthèse, qui n'est pas encore complètement élucidé aujourd'hui. Je verrais assez bien une petite machine, couverte de molécules de chlorophylle, placée à la lumière devant la fenêtre de ma cuisine, qui m'offrirait le sucre pour mon thé du matin après que je l'aie arrosée d'une solution d'eau et de sels minéraux... Plus besoin de ces usines immenses d'extraction du sucre à partir de la canne à sucre ou de la betterave !
Plus sérieusement, un groupe de chercheurs de l'université de Kyoto, sous la direction du Dr. Hideki Koyanaka, a développé un matériau qui pourrait être utilisé pour reproduire à bas coût la photosynthèse, c'est à dire la production de sucres et d'éthanol à partir de la lumière et du dioxyde de carbone. Ils ont utilisé une technique innovante de combustion permettant de produire des particules de dioxyde de manganèse très pures, de la taille de plusieurs nanomètres (milliardièmes de mètre), dont la petitesse le rend plus réactif et efficace, à un coût minime de quelques centaines de yens (environ quelques euros) au kilo. En théorie, les chercheurs pensent que ce matériau devrait pouvoir réduire le dioxyde de carbone de l'atmosphère 300 fois plus efficacement que les plantes. La commercialisation dans des dispositifs pratiques et peu encombrants permettrait de réduire aussi l'émission de dioxyde de carbone à la source, en les embarquant dans les voitures ou en les utilisant dans les usines.
Dans le même ordre d'idées, des chercheurs israéliens de l'université de Tel-Aviv ont trouvé des cristaux semi-conducteurs organiques stockés dans le squelette extérieur du frelon oriental qui fonctionnent comme des cellules solaires. Les insectes utilisent cette énergie solaire non seulement pour produire de la chaleur mais aussi pour fournir l’énergie nécessaire aux mouvements du corps et aux processus métaboliques. Enfin, à Sydney, des chercheurs de l'université ont synthétisé des molécules de type chlorophyllien pour reproduire la première phase de la photosynthèse. L'intégration de ces structures dans des cellules solaires photovoltaïques devraient en améliorer le rendement. Après l'élaboration de prototypes, la production commerciale se fera en collaboration avec l'université d'Osaka au Japon.
Aucune vie ne pourrait subsister longtemps si les plantes venaient à disparaître. L'équilibre du vivant est fondé sur leur capacité issue de la fonction photosynthétique de construire des molécules organiques directement à partir de l'environnement minéral. Un humain, un animal, un champignon, n'existe que parce que les plantes existent, l'inverse n'étant pas (tout à fait) vrai. En réalité, le monde du vivant est tellement imbriqué qu'on a tous besoin les uns des autres, des plantes à fleurs ont domestiqué les insectes butineurs pour faciliter leur reproduction, des champignons et des bactéries aident les racines des plantes à fixer l'azote du sol, etc. Toutefois, à l'échelon le plus simple, le plancton ne pourrait survivre s'il n'y avait pas de phytoplancton qui est la base de toute la chaîne alimentaire dans les océans.
Je suis plongée en ce moment dans la lecture des Lettres philosophiques de Voltaire : le ton est incisif, la critique acerbe mais toujours bien tournée, et la comparaison qu'il fait de l'Angleterre et de la France, au détriment de cette dernière, est tout à fait réjouissante, il ne mâche pas ses mots, il est même d'une insolence effrayante, quand on imagine l'ambiance qui régnait à l'époque dans notre beau pays, et il n'est pas étonnant que sa publication en 1734 ait provoqué un véritable scandale. Il vit à un moment charnière, où la représentation du monde décrite par Descartes est mise à mal - elle sera à terme, balayée, éliminée - par celle de Newton, que Voltaire contribuera à faire connaître en France en traduisant son traité de 1687, Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. "Un Français qui arrive à Londres trouve les choses bien changées en philosophie comme dans tout le reste. Il a laissé le monde plein, il le trouve vide... La lumière, pour un cartésien, existe dans l'air ; pour un newtonien, elle vient du Soleil en six minutes et demie... L'attraction domine jusque dans la chimie anglaise..." Je rapporte ces termes car ils sont essentiels à notre réflexion scientifique actuelle. Il n'aurait pas été possible d'analyser la faculté des plantes de capter l'énergie des photons lumineux tant que nous n'avions aucune idée du fonctionnement de la vue et de la nature de la lumière.
En effet, pendant des siècles, on imaginait que nos yeux "allaient chercher" les objets qu'ils voyaient, et ce fut un renversement conceptuel extraordinaire lorsque l'on réalisa au contraire que les objets renvoyaient une fraction de la lumière qui les avait atteints, et que celle-ci était perçue par nos yeux pour être analysée par notre cerveau. Pendant longtemps aussi, on ne fit pas vraiment le lien entre la lumière et le Soleil, elle baignait dans un espace empli d'éther (selon Descartes), et se déplaçait instantanément à une vitesse infinie en tout lieu de l'univers. Enfin, au XVIIe siècle, Newton était un fervent partisan de la nature corpusculaire de la lumière (les photons), à l'inverse de Christiaan Huygens qui ne jurait que par sa nature ondulatoire. La dualité de la matière qui nous compose, à la fois corpusculaire et ondulatoire, ne fut établie qu'au XXe siècle, avec les travaux d'Einstein et de ses successeurs, mais je ne suis pas sûre que cette nouvelle représentation du monde ait été véritablement assimilée par les humains du vingt et unième siècle.
Voltaire diffuse aussi les idées de John Locke qu'il oppose à la dualité humaine "corps et âme" défendue par la religion chrétienne. "Il importe peu à la religion de quelle substance soit l'âme, pourvu qu'elle soit vertueuse... Je suis corps, et je pense ; je n'en sais pas davantage. Irai-je attribuer à une cause inconnue ce que je puis si aisément attribuer à la seule cause seconde que je connais ?" C'est l'essence même de la démarche scientifique : faire l'économie d'hypothèses "inutiles" et ne raisonner que sur ce que l'on observe par l'expérience. - Ce qui n'empêche pas de croire en Dieu, mais Il ne fait pas partie des "paramètres" pris en compte dans les démonstrations -. Cet état d'esprit mènera à la théorie de l'évolution de Darwin qui détrône l'homme de son piédestal et le relie à toute la chaîne du vivant.
Ainsi, nous sommes conditionnés dans notre façon de pensée par la représentation que nous nous faisons du monde. Nous ne pouvons pas voir ni imaginer en dehors de ce cadre conceptuel (sauf un génie tous les deux ou trois siècles, qui remet en cause ses bases ou les fait évoluer). Nous ne sommes ni meilleurs, ni pires, que nos prédécesseurs qui subissaient les mêmes limites. Malgré l'orgueil immense qui s'exprime partout, face aux développements scientifiques que nous nous approprions, comme si nous en étions personnellement les inventeurs, il ne faut pas nous imaginer que nous épuiserons le réel, que nous serons capables de le comprendre dans sa plénitude. D'autre part, les penseurs modernes n'effacent jamais tout à fait les idées anciennes, et il en va de notre base de réflexion comme de la géologie ou l'archéologie, elle est disposée en strates. Il nous reste toujours dans le coin de l'esprit le concept des "animaux-machines" de Descartes et la certitude que les plantes sont valeur négligeable, insensibles et peu développées, par rapport à l'homme tellement supérieur. Pourtant, plus nous nous penchons sur le monde du vivant, plus nous nous apercevons de sa complexité, plus nous réalisons son interdépendance et plus nous prenons conscience de la gradation infime des facultés, d'un être à l'autre, qu'il soit végétal, animal, ou inclassable entre les deux. L'intelligence, la sensibilité, l'adaptabilité ne sont plus l'apanage de l'homme, mais se répartissent dans le vivant de façon si intime et si fine qu'il est difficile de pouvoir affirmer aujourd'hui notre prééminence, si ce n'est sur le plan de notre pouvoir de destruction et de déstabilisation de la nature...
Max, Jean-Louis, Cathy, Richard | Les plantes et la lumière |
La Rhune, le dimanche 29 novembre 2009 |