Blotti contre le mur de la ferme Nekatoenea, un grenadier d'un âge vénérable, aux dimensions impressionnantes pour la région, s'épanouit à la chaleur des premiers jours de juin. Le conteur, tout de noir vêtu, apparaît à la porte en bois peint en blanc dont la moitié supérieure partiellement occultée par un rideau de dentelle est constituée de petites vitres séparées par des croisillons à l'ancienne. La ferme a été restaurée en 1996 par le Conservatoire du Littoral qui y a fait aménager deux petits appartements attenants à deux ateliers de travail destinés à recevoir en résidence à partir de l'année suivante des artistes et scientifiques. Ceux-ci jouissent du cadre extraordinaire de cette propriété située au début de la corniche qui relie Hendaye à Saint Jean de Luz, entre le château d'Abbadia et la falaise battue par les vagues. Ils s'y ressourcent et y cherchent une nouvelle inspiration ou une base de réflexion. En échange, ils communiquent leur production à la population locale, que ce soit sous forme d'exposition, de conférence ou, en l'occurence, de contes pour les adultes, familles ou scolaires. Les amateurs qui ont réservé la séance de ce samedi après-midi sont en retard : le parking est plein, les gens se sont rués à la plage, avides de soleil, de sable et de mer, et il faut aller se garer très loin au sommet de la colline. - Pierre Deschamps près de la ferme Nekatoenea, sur fond du château d'Abbadia - Fleur de grenadier -

Enfin, tout le monde est présent. Pierre Deschamps adresse ses recommandations sous forme de parabole qu'il tempère d'un sourire doux : nous sommes déjà dans le conte. Il demande aux petits enfants lequel veut lui prêter sa tête. Question curieuse, qui inquiète les petites filles. Le conteur s'avance et s'empare d'un petit garçon dont il ôte la casquette rouge pour fourrager de ses doigts dans les cheveux coupés court. Tu n'aimes pas que je te fasse ça ? Et bien, moi, je n'aime pas que mes auditeurs musardent dans l'herbe et se dispersent ! Que chaque enfant reste sous la responsabilité de ses parents ! Introduction originale, mais efficace : l'assistance restera attentive toute l'heure que durera le conte... L'auteur, installé dans le Limousin, en a fait son activité professionnelle depuis quinze ans. Il se défend pourtant de savoir les inventer. Lorsque mes enfants étaient petits, me confie-t-il après sa prestation, je leur lisais des contes traditionnels. Ainsi, je me suis aperçu qu'il y avait des thèmes universels, mais qui étaient exprimés de façon variable selon les pays et les cultures. Lorsque j'élabore un conte, je m'imprègne de toutes ces versions que j'ai découvertes jusqu'à ce qu'elles se mêlent en moi pour n'en faire plus qu'une, qui devient la mienne... - Laurence, du CPIE, s'élance vers son fils - Céline, du château d'Abbadia, reste près du sien -

Il a déjà séjourné ici quelques jours en janvier, travaillant dur avec Serge pour assimiler l'histoire du château et celle de son propriétaire, Antoine d'Abbadie d'Arrast, qui l'a fait construire par le célèbre architecte français Eugène Viollet Le Duc et l'a légué après sa mort à l'Académie des Sciences dont il était le président, pour que son oeuvre perdure. Mais pour l'heure, Pierre Deschamps nous relate l'histoire "Sur le sentier des ours", présentée à Avignon en juillet 2009, mais qui est en chantier depuis plus de deux ans et demi. L'élaboration d'un conte est un long travail. A la différence de l'écrit, le texte n'est jamais figé, il évolue en fonction des dispositions du conteur au moment où il le dit, de la réceptivité du public, et de l'espèce d'alchimie qui se produit lorsque les auditeurs entrent dans l'histoire. Le monde des adultes est incompréhensible pour les enfants, et inversement celui de l'enfance est difficile à se remémorer. Y a-t-il des concepts qu'ils partagent ? Le conte est le lien entre ces deux mondes, il possède une langue commune qu'il appartient à l'auteur d'ajuster au mieux. - Pierre Deschamps en action, pendant le conte. -

Pour cela, Pierre Deschamps en dit des extraits devant des classes enfantines et suscite ensuite leurs réactions pour savoir ce qu'ils en retirent, ce qu'ils ont compris : "est-ce que l'ours est mort ou bien vivant ?" Il met ainsi le récit à l'épreuve du feu : correspond-il à ce que l'enfant ressent, l'ennui, le courage, le renoncement... ? C'est ainsi par exemple qu'il a remplacé le terme "chef des loups" par "oncle loup", qui éveillait en eux plus d'écho. Ceux-ci lui font maintes suggestions et propositions qu'il suit - ou ne suit pas -. Son processus de création s'effectue donc selon deux modes parallèles, une élaboration préalable qu'il corrige grâce aux retours donnés par le public. Au fil du temps et des représentations, les personnages deviennent plus crédibles, ils s'enrichissent de personnalités complexes. Les enfants savent bien que personne n'est totalement méchant, ni totalement gentil, et le domaine du conte reflète cette réalité qui n'est pas duelle.

Il s'agit d'une balade contée. L'histoire est scindée en épisodes qu'il distille au fur et à mesure des haltes qu'il ménage dans des lieux soigneusement choisis. Le discours est rythmé en une introduction, puis vient l'histoire ponctuée de petits refrains dits ou psalmodiés, et une conclusion partielle après laquelle nous sommes invités à nous lever pour nous rendre au prochain site. Il a l'art de ménager le suspens, et nous cheminons sans perdre le fil, emportant l'histoire qui plane au-dessus de nous, muse invisible. Il a dû faire du yoga, ou une discipline apparentée, car on le sent concentré, il n'hésite pas à fermer les yeux, sans crainte de perdre l'attention de son auditoire. Chaussé de sandales de cuir, il les ôte et se tient pieds nus sur l'herbe douce, comme pour mieux se sentir en communion avec la Terre. Ses gestes amples, ses mimes dépouillés, sa voix changeante au gré des personnages qu'il incarne, nous entraînent sans peine dans le flux du récit. Si le sujet paraît enfantin au premier abord - un petit garçon qui s'ennuie transformé en ours par un oncle un peu magicien -, son traitement ne l'est guère. Il nous introduit dans les profondes arcanes de la personnalité humaine, les ressorts sont discrètement mis à nu, des solutions finement suggérées. Le jeune héros vit ainsi, avec les auditeurs, une expérience initiatrice dont il sortira enrichi, plus mature.

C'est un conteur itinérant. L'un des spectateurs a déjà vu une de ses anciennes créations dans le Lot et Garonne. Après Hendaye, il se rendra dans six autres résidences (Angoulême, la Sarthe, le Nord-Pas de Calais, Limoges...) où il rencontrera pareillement des classes sur lesquelles il affûtera son conte, comme une lame bien trempée, chaque séjour lui permettant de progresser sur le chemin de la création. Le conte est comme un être vivant, il a besoin de nourriture pour se métamorphoser, et celle-ci, c'est le contact avec le public. Ensuite, les morceaux se collent, un chorégraphe l'aide à améliorer ses déplacements scéniques et ses mouvements corporels. Il finit par rédiger une synopsis, une sorte de trame, plus un guide qu'un texte exhaustif. En effet, il se défend de "jouer" le texte, et encore moins de le réciter par coeur. Ce n'est pas du théâtre, et il ne raconte jamais la même histoire. En réalité, il n'est qu'un médium, et l'histoire se sert de lui, a sa vie propre, il en est l'acteur, mais surtout le passeur, et il s'efface devant la réalité de ses personnages.

Il est le petit garçon qui s'ennuie, l'oncle ours qui projette son neveu dans une liberté inquiétante, l'oncle loup si violent, Vieille Ourse tourmentée par une faim d'ogre, le monstre de la grotte, avec ses puces et ses araignées, la forêt aux arbres qui se resserrent inexorablement, ou encore la montagne qui, telle Gorgone, transforme en pierre ceux qui l'approchent. Parfois, il nous fait tous sursauter, et nous frissonnons de peur, saisis par les péripéties, ou bien nous nous crispons, inquiets, désarmés devant l'insondabilité du problème, ou encore nous nous récrions (intérieurement ) d'horreur face aux épreuves qu'il faut surmonter. Il joue avec les sentiments du public qu'il fait passer par des affres sans nom qui alternent avec des accalmies salvatrices ou le rire avant de lui offrir le soulagement d'une conclusion heureuse. Tout un art !

Après la prairie aux grillons, la forêt avec son grand arbre tutélaire et ses oiseaux chanteurs, puis la côte balayée par les vents dont se jouent les goélands hurleurs et les hirondelles pressées. Difficile de se concentrer dans un cadre pareil. Au moment où l'histoire aborde l'épisode à la grotte sombre, nous nous trouvons à l'aplomb de la falaise dans laquelle sont justement creusées trois anfractuosités, et le conteur improvise un bain de mer, en pleine forêt, saisi lui aussi par la magie du site qui influe sur le cours des événements. Le plus difficile, me dit-il, c'est de bien choisir son histoire. Il ne faut pas se tromper. C'est la raison pour laquelle il a recours à des conseillers, non pour l'élaboration du récit, mais pour son choix : que veux-tu dire, qu'est-ce que tu défends ? Cela évite de prendre de fausses pistes et de se lancer dans une histoire qui ne lui correspond pas complètement, ou bien pas encore, ou qui conviendrait mieux à un autre conteur. S'il se trompe - et cela peut arriver -, l'histoire ne prend pas possession de lui et tombe à plat, ne passe pas auprès du public.

De temps à autre, il fait comme les bricoleurs qui gardent tout, il va "trier ses vis", c'est à dire qu'il se reporte aux contes traditionnels dont les thèmes, à la relecture, remontent à sa mémoire, il les resitue dans leur contexte. Pour le Sentier des ours, il s'est inspiré d'un conte populaire russe d'Alexandre Afanassieff (celui qui s'ennuie), d'un autre de la Sibérie extrême orientale, de la région du fleuve Amour (les gens de petite taille), la grande ourse qui a faim provient des Indiens Navajos, les "gratte-cendre" sont géorgiens (Cendrillon de genre masculin), tout comme Dev, le génie de la montagne qui pétrifie. Ce dernier est très représentatif d'une étape de la croissance (ou de l'existence) où l'on se sent pétrifié face à la montagne d'épreuves qui s'élève devant nous. Nous demeurons immobiles, littéralement métamorphosés par la peur en pierre inerte, incapables de réagir. La montagne est plus puissante que nous, il faut donc utiliser la ruse. Pareillement, les arbres qui se resserrent expriment fort bien l'impression que l'on ressent devant l'adversité.

Pierre Deschamps mène plusieurs "chantiers" en parallèle, mais il y a des passerelles entre eux. Actuellement, il propose en tournée trois spectacles pour le jeune public, un pour les adolescents et trois pour les adultes. Devant une histoire forte, il éprouve la même sensation qu'à la lecture de Guerre et Paix, La vie, mode d'emploi, Crime et châtiment ou la vision d'un paysage majestueux, l'ambiance d'une chapelle romane ou d'un temple zen. Il se sent emporté par une vibration qui le dépasse. Cependant, bien que les thèmes soient universels, la perception que chacun éprouve en écoutant le conte est absolument individuelle. Il se peut que des gens n'entrent pas dans l'histoire. Par contre, elle entrera en conjonction avec d'autres spectateurs, elle tombera pile et les touchera jusqu'au coeur.

Une fois, il participait à un colloque dans un festival en Vendée, à la Roche sur Yon. On lui avait demandé s'il pouvait aller chercher une intervenante à la gare. C'était une psychiatre. Il faut savoir qu'il était dans un très mauvais passage, qu'il n'était pas heureux du tout à ce moment-là de sa vie. Elle fit sa conférence. Au moment de la raccompagner, il pleuvait des seaux et ils arrivèrent très en avance à destination. Elle lui dit alors : ce n'est pas grave, je voulais justement vous raconter une histoire, rien que pour vous. Ce sont les derniers instants d'un homme en train de mourir. Alors qu'il se retourne pour considérer le chemin de son existence, il voit que celui-ci est marqué de deux traces de pas, quelqu'un l'a accompagné tout au long de sa vie, sauf à un moment, celui où il avait été tenté de se suicider. S'adressant à Dieu, il lui dit : Alors que j'étais si mal, tu m'as laissé seul pendant cette terrible épreuve ? Non, la trace que tu vois, c'est la Mienne, j'étais en train de te porter... "La psychiatre a repris son train, et je suis resté très longtemps dans la voiture immobile. Une histoire n'arrive pas n'importe quand ni n'importe où. Il n'y a pas de hasard. Dans l'expérience humaine, il se passe des événements qui ont valeur d'initiation."

Le soir, je reviens pour la séance de conte au château, intitulée "Sous les étoiles exactement". Pierre Deschamps arbore au revers de son costume élégant un petit badge rond indiquant "I love Cendrillon". Je ne le sens pas très à l'aise, contrairement à cet après-midi où il semblait tout à fait dans son élément. Peut-être est-ce le château qui l'impressionne, ou la personnalité d'Antoine d'Abbadie d'Arrast, ou encore le fait qu'il ne s'agit que de la deuxième représentation de ce conte dont la première a eu lieu la veille au soir. Je suis étonnée qu'il commence par une sorte de documentaire, exposant la vie et l'oeuvre de cet "honnête homme" du XIXe siècle aux dons multiples. Nous passons du seuil flanqué de deux crocodiles de pierre dans le hall d'entrée où l'on accède par une lourde porte en bois. Il est occupé en grande partie par un vaste escalier de bois foncé que l'on devine à peine à la lueur d'une fenêtre garnie de vitraux qui le surplombe. Les murs qui l'entourent sont ornés d'inscriptions en langues mystérieuses aux écritures différentes de la nôtre et divers objets exotiques attirent le regard. C'est vraiment un cadre très original.

Le conteur se campe à côté d'une spectatrice dont l'attention est irrésistiblement attirée vers les décorations éclairées à l'étage supérieur et lui conjure de ne pas interrompre ses observations. Il commence à lui chuchoter son histoire qui passe insensiblement du documentaire au conte, sans que nous sachions vraiment à quel moment le récit dérape. Il relate l'expérience d'un moine qui est entraîné hors du monastère à la suite d'un oiseau qu'il prend pour Dieu. Lorsqu'il revient, c'est un jeune portier inconnu qui ouvre l'huis. Il lui raconte ce qui lui est arrivé, et son interlocuteur se remémore enfin une vieille légende qui relate cette histoire. Le moine comprend qu'un temps très long s'est écoulé, et qu'il a bien rencontré Dieu. Empli de joie, son corps s'effrite et il tombe en poussière... Il me faudra des jours pour comprendre (peut-être à tort) que le conteur illustre ainsi à sa manière le nom d'Abbadie, qui indique que les aïeux du scientifique étaient abbés dans une abbaye. Sur le manteau d'une cheminée du château figure également un bourdon, la coquille et la besace du pèlerin de Saint Jacques de Compostelle.

Nous montons l'escalier et passons d'une pièce à l'autre, tandis que le conteur égraine un conte après l'autre. Une autre histoire très belle, inspirée des steppes de l'Asie centrale, se rapporte à l'une des passions d'Antoine d'Abbadie, celle pour l'astronomie. Il s'agit d'une légende à propos d'une des constellations du ciel. Les autres contes se perdent un peu dans ma mémoire. C'est que, contrairement à la séance de l'après-midi, il manque (à ce qu'il me semble) un fil directeur à cette prestation, j'ai du mal à suivre l'enchaînement et la raison du choix de ces histoires. Comble de tout, à un moment donné, dans la magnifique bibliothèque du château, il en imbrique trois différentes l'une dans l'autre et il nous demande à plusieurs reprises si nous suivons bien. Les gens répondent par l'affirmative, mais j'avoue que je me perds un peu dans ce labyrinthe.

Je suis aussi déçue. Lorsque Céline m'avait parlé de la venue de ce conteur et de sa technique, je m'étais figurée que celui-ci se plongerait dans les contes éthiopiens, et que les histoires seraient très exotiques. Je pensais aussi qu'il mettrait en valeur les talents de linguiste d'Antoine d'Abbadie et surtout son ouverture - extraordinaire pour l'époque - aux autres manières de penser, de vivre et de s'exprimer. Il était bien plus qu'un scientifique comptabilisateur d'étoiles, même si cette activité l'occupa beaucoup à la fin de sa vie. De la même façon qu'il s'était intéressé aux peuplades éthiopiennes, il s'intéressa aux basques et à leur langue, comprenant le lien indéfectible qui réside entre une culture et le langage qui en est une des manifestations.

SOMMAIRE
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Communauté de communes Sud Pays Basque, CPIE Littoral Basque, Château d'Abbadia, La Compagnie de La Grande Ourse – Pierre Deschamps (Limousin) : Sur le sentier des ours - Sous les étoiles exactement.

Du lieu au conte

Un créateur en résidence

Samedi 5 juin 2010