- Prisonnier, ligoté, enfermé dans un système d'où l'on ne s'échappe que par une fuite en avant éperdue. Continuer coûte que coûte, car on n'a pas le choix, il faut rembourser les crédits, continuer à s'approvisionner à des prix toujours plus prohibitifs, et vendre plus en travaillant d'arrache-pied, pour équilibrer à peine les comptes... -

Comme la première fois, l'éleveur me reçoit dans la cuisine de la ferme familiale où je rencontre sa mère en train de prendre son petit déjeuner et son père, qui m'accueillent tout deux très courtoisement et écoutent leur fils parler de l'exploitation dont il a pris la succession avec son frère. Les conditions d'exploitation d'un élevage laitier sont de plus en plus contraignantes : on exige de l'éleveur qu'il améliore la qualité du lait alors qu'en contrepartie le prix de vente de celui-ci régresse. En ce qui concerne la culture du maïs qui lui est associée pour l'alimentation du bétail, ce sont des contraintes environnementales qui sont imposées. Il faut réserver autour des cultures des bandes enherbées, zones tampon qui absorbent le surplus d'herbicides et d'engrais déversés dans le champ, afin de protéger les ruisseaux et garder leur eau pure. L'usage d'un nombre toujours plus grand de produits est interdit, car ils sont jugés trop nocifs pour l'environnement. Certains cependant sont autorisés dans les champs et interdits à proximité des ruisseaux. Pourtant, l'usage d'herbicides et d'insecticides est indispensable, me dit-il.

Chaque année, il achète des semences de maïs hybride. Il a essayé de réduire le poids financier de ces achats en intégrant aux semis des graines issues des récoltes précédentes, mais le rendement a baissé, il a de nouveau fallu avoir recours aux semences des multinationales. Ce maïs hybride résiste à la verse, c'est à dire qu'il ne se couche pas quand il y a des bourrasques de vent. Les variétés sont plus ou moins hautes, mais le taux d'humidité agit également sur les dimensions de la plante. Les deux tiers du maïs produit sont destinés à nourrir le bétail sous la forme d'ensilage ou de grains, le tiers restant est vendu aux coopératives ou à des négociants privés. Il est indispensable d'avoir plusieurs acheteurs potentiels, de façon à pouvoir mieux négocier le prix. Sur les 130 hectares de l'exploitation, 55 proviennent des parents et le reste est loué. Ce sont soit des communaux, soit des terres privées.

- Ces exploitants, comme la plupart des agriculteurs français, sont les instruments d'un système qui s'est instauré progressivement au cours du XXe siècle, mais dont les fondements ont été posés bien plus tôt, au XVIIe siècle, par René Descartes et son concept des "animaux-machines". L'idée de base est que l'homme, tout puissant, peut maîtriser la nature et lui imposer son propre rythme, l'asservir et la manipuler à son gré. L'esprit scientifique qui s'est développé en Europe et aux Etats-Unis a consisté à analyser bêtes et plantes en les isolant de leur contexte et en les disséquant de façon à déterminer les paramètres de leur croissance, en termes de poids de viande, de litres de lait ou de quantités de graines ou de fruits utiles aux humains. Ce qui apparaît aujourd'hui progressivement, c'est que l'on a négligé l'influence de l'environnement, les bactéries du sol et celles du système digestif, les champignons en symbiose avec les racines, les insectes, rongeurs et oiseaux, les mauvaises herbes et les haies, les arbres et le climat... Je lisais récemment dans le dernier livre de Francis Hallé "La condition tropicale" que le principal moteur de l'évolution, particulièrement entre les tropiques, est justement l'interaction entre tous les êtres vivants, ce que l'on nomme la "coévolution". L'action exclusive sur les gènes, artificiellement dans les OGM, ou bien par croisements dirigés pour les plantes hybrides ou les bovins, surtout au rythme rapide où nous la pratiquons, ne peut créer, semble-t-il, que des déséquilibres. Ceux-ci apparaissent déjà avec évidence si l'on considère la fragilité des plantes de culture et animaux d'élevage, qui ne peuvent plus se développer sans l'aide de tuteurs et protecteurs chimiques dont on commence à peine à évaluer l'impact sur l'environnement, en matière de qualité de l'eau ou de santé publique. Nous nous empoisonnons et empoisonnons le monde, pour avoir voulu accroître indéfiniment les quantités d'aliments de façon artificielle, sans avoir prévu les conséquences de nos manipulations ! -

Comme leurs terres sont situées en partie dans des barthes inondables, ces exploitants sont bien placés pour juger si le phénomène des inondations va en s'accentuant. Selon eux, il n'y a aucune évidence. Ils se souviennent de l'inondation de la fin août 1983, qui a été très forte, la route était barrée et le maïs sous 1,50 m d'eau. Il y en a eu aussi en 1992. En 1952, le limon a recouvert l'ensilage. Ce qui provoque les inondations à cet endroit, c'est la conjonction de fortes pluies et de la marée montante le long des cours d'eau. En 2009, l'inondation a été causée par une très grosse marée. En décembre 1980, la moissonneuse a été recouverte d'eau ! Auparavant, tous étaient paysans dans le village. En cas d'inondations, ceux des barthes, bêtes et gens, avaient l'accord du propriétaire pour se réfugier en haut, au "château", dans la grande maison rose qui se dresse près du golf qui n'existait évidemment pas à l'époque. Le père de l'éleveur se souvient que ce propriétaire terrien avait huit fermiers, quatre fermes occupaient l'espace aménagé maintenant en golf, et il y en avait sept en tout sur les hauteurs où l'on cultivait surtout du blé. En bas, il y avait des prairies, du maïs. Bien sûr, tout était cultivé et récolté à la main : les labours se faisaient avec les boeufs, et l'on fauchait et ratissait à la main. C'était il y a 50 ou 60 ans...

Au cours des deux années 2008 et 2009, l'éleveur a participé aux actions, réunions, manifestations et grèves dans le cadre de la FNSEA - mais il n'a pas jeté de lait, "c'est mal de gaspiller" -. Il explique qu'il y a beaucoup de producteurs, beaucoup d'industries laitières, face à un très petit nombre de grandes surfaces (trois ou quatre) qui font les marges les plus importantes. Cela ne suffirait pas de vendre le lait sur les marchés. A partir d'un certain volume, il faut trouver des débouchés et passer par ces distributeurs. Avant, des négociations étaient effectuées avec l'interprofession pour définir le prix du lait en réunissant tous les acteurs : producteurs, transformateurs et grandes surfaces. Des réunions avaient lieu plusieurs fois par an pour fixer un prix du lait équitable. En 2008, Bruxelles a décidé que ces pratiques étaient illégales et constituaient une entente illicite. Elle a menacé d'une amende si l'on contrevenait à ses prescriptions. Quand, début 2009, en avril, le prix du lait a dégringolé, Bruxelles a permis une réunion provisoire de l'interprofession. Les laiteries faisaient ce qu'elles voulaient (vis à vis des producteurs). Maintenant, des contrats sont établis qui auraient dû entrer en vigueur en janvier 2010. Mais les producteurs ont refusé cette contractualisation qui les liait à une laiterie et les empêchait de faire jouer la concurrence. La solution, dit l'éleveur, serait de constituer une Association nationale des producteurs laitiers pour faire face au pouvoir des laiteries, ainsi, il y aurait une fixation de prix globaux sur le plan national, qui s'imposerait à tout le monde, même si chaque producteur était lié à une laiterie.

En 2015, ce sera la fin des quotas laitiers instaurés en 1984 par l'union européenne. Si tout le monde devient libre de produire la quantité qu'il veut, beaucoup de fermiers disparaîtront et la profession ira en se concentrant, avec des élevages industriels de plus en plus importants. La PAC (politique agricole commune) conditionne les prix à un certain volume produit (ce sont les quotas laitiers) ou un prix différencié suivant le marché. Les prix baissent lorsqu'il y a surproduction. C'est un quota sur l'année, mais la production de lait a une certaine saisonnalité, et le quota est trop élevé pour certaines saisons et pas assez pour d'autres. Pour l'application des quotas, c'est la France qui a le système le plus équitable, puisqu'elle l'applique à chaque producteur qui est donc directement pénalisé s'il les dépasse. Ce n'est pas pareil en Allemagne, par exemple, où il n'y a pénalisation que si l'ensemble des producteurs dépasse les quotas. C'est donc la foire d'empoigne, chacun compte sur le voisin pour les respecter, et ces producteurs ne sont donc pas responsabilisés sur le plan individuel. Ce système est moins juste.

En 2009, la production française a baissé et les prix n'ont pas augmenté : en effet, les grandes surfaces ont fait jouer la concurrence et elles ont préféré acheter le lait aux Allemands car il était moins cher que celui produit par les Français. Cependant, les éleveurs allemands ont aussi souffert car ils vendaient à perte. En Allemagne, il y a des régions qui produisent à moindre frais par rapport à la France. En France, il y a une volonté politique de maintenir l'agriculture dans toutes les régions. Il n'en est pas de même ailleurs. Ici, la moyenne est de 270 000 litres par exploitant, il n'y a pas de grosses structures. Cela induit des coûts supérieurs car il y a davantage de frais de collecte du lait dans les fermes dispersées partout. L'Etat français se refuse à la désertification du pays. Chez Danone, il y a 20 ans, le plus petit client portugais produisait un million de litres, et des régions entières étaient abandonnées ! Sur la Côte d'Azur, l'agriculture a disparu et, du coup, des incendies se déclarent sur des espaces qui ne sont plus entretenus. Il y a un risque que cela se produise également au Pays basque, car les produits sont chers (notamment les fromages). Le PLIE (plan local pour l'insertion et l'emploi) demandait un très gros prix au litre, mais en période de crise, les gens sont trop pauvres pour le payer.

Ces deux exploitants travaillent sans compter leurs heures. Depuis 4 ou 5 ans, ils ont constitué un groupement d'employeurs avec neuf autres exploitants de façon à pouvoir rémunérer un salarié remplaçant qu'ils occupent à plein temps selon un planning réalisé en commun. Ce groupement prend le relai d'un autre qui existait à l'échelon départemental. Au départ, le salarié remplaçant ne s'y connaissait pas en vaches laitières, bien qu'il ait suivi une formation d'un an et demi dans un GAEC (groupement agricole d'exploitation en commun). Il a dû apprendre sur le tas. Désormais, s'il y a un problème, ou en cas de besoin, il y a un remplaçant qui connaît l'exploitation et le travail qu'il y a à faire. Les exploitants peuvent donc s'absenter de la ferme pendant une courte période en étant remplacés par quelqu'un de confiance.

Pourquoi ne pas diversifier et faire de la production potagère ? Parce qu'il faut du temps, du personnel, et qu'il faut vendre ce qu'on produit. Son père le faisait, et il allait vendre ses légumes trois fois par semaine. L'éleveur préfère cultiver le maïs sur 90 hectares, le reste étant consacré aux prairies où paissent les vaches. Il les incite à aller prendre l'air en stockant le foin à l'extérieur. Il est impossible de produire toujours plus pour rentabiliser les frais. Pour faire des économies, il utilise moins d'engrais, mais il est obligé de maintenir les herbicides. - Ce sont des représentants des marques qui le démarchent pour lui vendre des intrants (engrais, herbicides, insecticides...). - Le prix du maïs a beaucoup augmenté en 2007, en même temps que celui du lait. En 2008, c'est le prix des approvisionnements qui s'est beaucoup accru, alors que la récolte a été catastrophique, l'été a été très humide et les prix ont beaucoup chuté. En plus, comme le maïs était très humide, il a fallu supporter des coûts supplémentaires de séchage. En 2009, il n'a pas utilisé d'engrais, le prix du maïs aussi était très bas. En 2010, il risque également d'y avoir problème : toute la récolte de blé 2009 est encore dans les silos, ce qui influencera à la baisse le prix du maïs. L'aide compensatoire de la PAC a décru de 25 à 30%. Faut-il donc cultiver du maïs, ou pas ? L'exploitation manque de trésorerie et les prévisions sont très mauvaises.

L'éleveur est obligé de cultiver pour payer les crédits sur le matériel en économisant sur l'engrais. Toutefois, les bâtiments de l'exploitation sont aux normes et complètement payés. Il a beaucoup de charges, la MSA, les assurances. Certains agriculteurs voient leurs demandes de crédit refusées. Faut-il se diversifier ? Les canards, les brebis ? Ce qui marche le mieux, ce sont les brebis laitières car le lait est vendu plus cher. C'est très difficile de faire des prévisions. La mondialisation fait que le cours varie en fonction des événements, une grande sécheresse qui se produit quelque part, des millions d'hectares grillés ou inondés. Des courtiers jouent sur le cours du maïs, du blé, du lait, des tourteaux de soja, des engrais... C'est un cours mondial. Autrefois les prix étaient soutenus par les Etats européens, ce n'est plus le cas maintenant, le prix d'intervention a un prix plancher très bas (130 à 140 € / 1000 litres de lait). C'est la libre concurrence qui joue, le libéralisme souhaité par l'Europe. L'éleveur espère que les laiteries vont rester dans le Sud-Ouest et qu'elles ne vont pas partir là où le lait est moins cher...

Avant, il cultivait l'orge en hiver, d'octobre à juillet-août, mais c'est une plante qui ne pouvait pas pousser en alternance avec le maïs. En mai 2007, beaucoup de terre a été emportée par les inondations. Il essaie de cultiver le tritical, mais ça ne rapporte pas beaucoup, cette céréale sert surtout à fournir de la paille pour la litère des vaches. Dans les barthes, il a cultivé du raygrass pendant l'hiver 2008 et il en a ressemé encore en 2010, qui sert essentiellement à tenir la terre s'il pleut trop. Il peut le récolter pour en faire de l'ensilage d'herbe, ou bien le labourer comme engrais vert. Le raygrass pompe l'eau en hiver, ce qui améliore la qualité des terrains pour le maïs : l'eau stagne moins.

- Des solutions aux problèmes rencontrés dans l'élevage laitier moderne tel que celui de ces deux exploitants sont à trouver dans la démarche biologique. Celle-ci nécessite de changer totalement d'état d'esprit et de reconsidérer l'ensemble de l'exploitation pour raisonnner différemment et tendre vers une dépendance bien moindre vis à vis des semences et intrants. Le document en lien est élaboré par le Réseau Mixte Technologique "Développement de l’Agriculture Biologique", composé d'instituts techniques agricoles (dont l’ACTA, tête de réseau), de chambres d’agriculture (dont l’APCA, tête de réseau), d'organismes de recherche, de structures spécifiques de l’AB (dont l’ITAB), de lycées agricoles (du réseau Formabio) et d'écoles d’ingénieurs en Agriculture. Ces sources montrent qu'il existe une remise en question de la pensée "officielle". Lors d'un séjour naturaliste, j'ai fait la connaissance d'une enseignante en lycée agricole à la retraite, qui me confiait avoir éduqué ses élèves à des techniques qu'elle renie totalement aujourd'hui. "C'est que nous y croyions ! Nous étions persuadés d'être dans le vrai ! Ce qui constitue actuellement la démarche d'agriculture biologique était considéré comme un état d'esprit passéiste et rétrograde, elle n'était pas du tout encouragée, bien au contraire ! " -

Page précédente
Page 2/2
   

 

 

Exploitation laitière du Pays basque

Elevage laitier

(Notes d'interview)
Vendredi 2 février 2010