Depuis ma première sortie en janvier 2009 dans les barthes de Villefranque, j'ai effectué une dizaine de randonnées ou voyages naturalistes en groupe guidé par Dimitri Marguerat. Ornithologue, celui-ci se passionne pour tout ce qui compose la nature sauvage au sujet de laquelle il a beaucoup lu, citant ses auteurs préférés à chaque fois que l'occasion se présente. Parmi eux reviennent fréquemment les noms de Stéphan Carbonnaux et de Robert Hainard, le premier ayant rédigé la biographie du second. Ce n'est donc pas un hasard si je participe aujourd'hui à cette randonnée d'un caractère un peu particulier, à la fois littéraire, naturaliste et historique, pour laquelle je me suis rendue tout spécialement à Lescun en vallée d'Aspe dans les Pyrénées. Au préalable, j'avais commandé le livre de Stéphan, "Robert Hainard, Chasseur au crayon", et j'en ai déjà lu le premier tiers d'un jet, comme un roman, lorsque j'arrive sur le lieu de rendez-vous. A mon retour à la maison, je m'empresse de m'y replonger jusqu'à la fin et depuis, je ne cesse d'y penser tant il m'a marquée. - Photo : Gypaète barbu. -

Le Genevois Robert Hainard (1906-1999) est en effet un personnage hors du commun. Voici quelques phrases extraites du site de Stéphan pour en donner une petite idée. "Sculpteur, graveur sur bois, naturaliste et philosophe, il a eu une vie foisonnante et exceptionnelle aux côtés de sa femme Germaine Hainard-Roten, peintre reconnue. Visionnaire, il a été le premier à prôner, au-delà de toute idéologie, une société sans croissance économique et à plaider pour une réconciliation de l’homme avec la nature. De tous les élèves des écoles d'art, Robert Hainard est le seul à mener pareille double vie : dessiner, peindre, sculpter et simultanément rechercher l’animal dans la nature, jusqu’à rappeler de plus en plus un chasseur des âges farouches, aussi habile à la sagaie qu’avec un crayon de sanguine ou un fusain. Quelle parenté saisissante entre un ours dessiné de profil à l’ocre rouge dans la grotte ardéchoise du Pont-d’Arc, découverte artistique majeure de la fin du siècle, et les premiers croquis d’ours de Robert Hainard en Bulgarie ! Par-delà une trentaine de millénaires, un chasseur aurignacien tend la main au chasseur moderne et signifie que rien n’est rompu." - Photo : Couverture du livre de Stéphan Carbonnaux, Le Cercle rouge. -

Stéphan Carbonnaux nous attend devant l'hôtel Le Pic d'Anie qui hébergea Robert Hainard lorsqu'il séjourna dans le cirque de Lescun avec son ami Jacques Burnier pour tenter de voir le gypaète barbu, un rapace qui vivait autrefois dans presque toutes les montagnes du sud de l'Europe et dans les Alpes mais en avait été éradiqué. En effet, comme de nombreuses fables et légendes le présentaient sous la forme d'une bête féroce n'hésitant pas à enlever les enfants, la promesse de primes de capture et de destruction avait conduit à la persécution de ces oiseaux. Ils étaient victimes d'appâts empoisonnés, de tirs à la demande de collections zoologiques et, dans certaines régions, de la disparition de ressources alimentaires. Pourtant, son surnom de "casseur d'os" indique bien son régime alimentaire : c'est un vautour qui se nourrit de charogne et passe après tous les "consommateurs", car il a une prédilection pour les os dont il laisse tomber les plus gros (de préférence les os longs) d'une hauteur de 50 à 100 mètres sur les flancs de falaise ou sur les pierriers pour en manger les débris et les ligaments. Avant de se lancer dans la biographie, Stéphan a d'abord écrit un petit livre centré sur cette quête du rapace à partir des années 1950, "Le Cercle rouge, Voyages naturalistes de Robert Hainard dans les Pyrénées". - Pour information, le gypaète a un oeil jaune entouré d'un cercle rouge formé d'un fin réseau de vaisseaux sanguins superficiels apparents sous la peau très fine, alors que notre oeil les cache sur la face intérieure de nos paupières. - Photo : Stéphan Carbonnaux explique la vie et la pensée de Robert Hainard. -

Entre 1949 et 1964, Robert Hainard, qui est suisse, va ainsi faire huit voyages sur les traces du grand rapace casseur d’os, de Benasque au Néouvielle, de l’Ossau aux Especières, tout en guettant l’isard, le vautour fauve, le pic à dos blanc ou le merle de roche. Le 18 avril 1956, il quitte l'hôtel du Pic d'Anie skis sur le dos et part en exploration dan le cirque de Lescun alors dépourvu des routes qui le sillonnent maintenant de toutes parts. Il est avec son ami Jacques Burnier, médecin de profession, qui, depuis l'âge de dix ans, prend des notes qui sont de véritables récits. Il relate ainsi la présence de traces et de crottes d'ours à l'endroit même où nous passons à notre tour, quelque 50 ans plus tard. Il rencontre une poule de grand tétras, un renard, un pic à dos blanc, endémique des Pyrénées. Cet oiseau vivait primitivement en plaine, mais dans de vieilles forêts qui ont disparu et le pic avec elles : il n'a pu survivre que dans des lieux moins exploités par l'homme. Quant au grand tétras, il est malheureusement absent aujourd'hui des Pyrénées en raison de la modification de son habitat, de la chasse illégale et des dérangements pendant la période de reproduction dus à la création des pistes de ski et aux travaux forestiers. - Photo : Pavot jaune (Méconopsis). - Trace dans la boue du sentier : Si on place une baguette à la base des deux griffes de devant et qu'elle ne coupe pas les pelotes, cela laisse supposer qu'il s'agit de traces de renard plutôt que de chien. -

Ce ne sera qu'à son huitième voyage, en juin 1964, qu'il aura la chance, exceptionnelle, d'observer le gypaète sur son aire depuis une distance de 20 mètres seulement, grâce à Yves Boudoint et Michel Terrasse qui ont repéré au printemps le déplacement de l'oiseau en cet endroit de la vallée d'Ossau et ont construit une cache à flanc de falaise à cet effet. Le "grand-père" réussira à l'atteindre sans même se servir de la corde prévue pour l'assurer. Rédacteurs de la préface du livre de Stéphan, Jean-François et Michel Terrasse évoquent la mémoire immédiate, la presque collusion, qui porte et guide le trait de Robert Hainard quelques secondes après qu’il ait observé une scène. "C’est la mouvance brute, la fulgurance de la fuite d’un isard débusqué, l’ellipse silencieuse d’un vautour en plein ciel." Une photo du Cercle rouge le montre, bâton en main, jumelles pendant sur la poitrine, auréolé des cheveux blancs d’un alerte septuagénaire (en 1981, lors d'un neuvième séjour pyrénéen), en compagnie de l’un des frères Terrasse. Petit détail, Robert Hainard a dû subir la pose d'une prothèse à la hanche droite en mars 1978...

- Photos : La Latrée clandestine, sans chlorophylle, parasite grâce à des suçoirs les racines de nombreux arbres ou arbustes : aulnes, peupliers, saules... Elle est aussi carnivore : elle développe des tiges souterraines ramifiées portant des bractées écailleuses dont le centre présente une cavité débouchant à l'extérieur par une fente et garnie de glandes. Les insectes de la microfaune du sol y sont piégés et constituent pour la plante une source de matières premières pour la fabrication de ses protéines. Le fruit produit après la floraison est une capsule aplatie qui, à maturité, projette les graines à une distance impressionnante. - Couleuvre à collier à l'âge d'un an : elle goûte l'air en tirant la langue. -

Au hasard de ses marches et de ses affûts, Robert Hainard a pu voir "son seul ours pyrénéen" 30 secondes à 300 mètres, trop peu de temps et trop loin pour pouvoir le dessiner. Devant l'emprise croissante de l'homme sur la nature en Europe de l'Ouest, l'artiste, qui s'est donné pour objectif de dessiner tous les grands animaux sauvages européens encore vivants, est obligé d'aller observer l'ours dans les forêts préservées de Croatie et de Slovénie, ainsi qu'en Bulgarie. Il demande sa réimplantation dans le Vercors, mais elle est combattue par Jean Dorst, directeur du Museum d'histoire naturelle de Paris, qui ne connaît rien au comportement du fauve et craint pour la sécurité des populations humaines.

Nos accompagnateurs commentent qu'il y a 20 ans, il en restait encore trois à Lescun. Il y a un an, la présence d'un ours à Saint Engrâce a été attestée par l'ONCFS : il a éventré une brebis et, le 10 juin, des gens l'ont vu passer, ainsi que les 20 et 25 juin. Stéphan est incollable sur la situation de l'ours dans nos montagnes. Au sein de la SEPANSO, il s'est engagé dans la défense de la vallée d’Aspe et de ses animaux sauvages contre la construction du tunnel du Somport, les destructions occasionnées par les carrières, les barrages et les aménagements divers. Il a collaboré à l'ouvrage "Plainte contre la France, pour défaut de protection de l'ours dans les Pyrénées" et écrit "Le Cantique de l'ours, Petit plaidoyer pour le frère sauvage de l'homme".

- Photos : Fleur de Raiponce, dont le nom me rappelle à chaque fois le conte des frères Grimm qui évoquait le sort d'une princesse ainsi dénommée (Rapunzel en allemand). Lorsque j'étais jeune, j'avais été frappée que la sorcière puisse escalader la tour où elle l'avait enfermée, simplement en s'agrippant aux tresses que la jeune fille faisait pendre de sa fenêtre haut perchée. A la relecture, je remarque que les conteurs illustrent de façon originale les envies irrépressibles qui s'emparent des femmes enceintes (celle d'une salade de raiponces en l'occurence), et le manque cruel qui étreint les femmes qui ne peuvent avoir d'enfant, au point de souhaiter prendre celui des autres (ici, celle dénommée "la sorcière"). - Dimitri et Stéphan repèrent au son les oiseaux et cherchent à les attirer près de nous avec leurs appeaux. -

La controverse entre l'occupation humaine de la montagne et la préservation des animaux sauvages se focalise également sur le sort des vautours.

Leur situation en France est devenue très difficile au cours du XXe siècle avec la disparition de la quasi-totalité des populations de Vautour fauve, Gypaète barbu et Vautour percnoptère. Le Vautour moine, quant à lui était en forte régression dans toute l’Europe et avait disparu de France depuis le XIXe siècle. L’origine de ces régressions est multiple et liée à des persécutions, empoisonnement et tirs, mais aussi aux changements importants qu’a subis l’agriculture et en particulier le pastoralisme, ainsi qu’à la réglementation vétérinaire qui réduisait drastiquement les disponibilités alimentaires en obligeant à l’équarrissage des bêtes mortes. Afin de rétablir des populations viables de ces espèces emblématiques, plusieurs programmes de réintroduction ont été entrepris. Le premier d’entre eux initié dans les années 1970 s’est déroulé en France et a concerné le Vautour fauve dans les Grands Causses du Massif Central (où les frères Terrasse ont été très impliqués). Il a été suivi en 1992 par la réintroduction du Vautour moine.

Ils font davantage gagner que perdre de l'argent, le bilan économique est positif, disent Dimitri et Stéphan. Le problème des vaches "attaquées vivantes" provient de l'introduction de la Blonde d'Aquitaine, espèce nouvelle dans les Pyrénées, qui est laissée seule en estives alors qu'elle est connue pour avoir des mises bas difficiles. Issue de sélections successives pour produire de la viande de boucherie, les éleveurs ont privilégié la prise rapide de poids en négligeant les conséquences sur la gestation. Le vautour a toujours mangé le placenta après les vêlages, sans causer de problèmes aux troupeaux. Il ne peut absolument pas s'attaquer à une vache qui est debout, elle est bien trop haute par rapport à lui lorsqu'il se tient à côté et il glisserait s'il était perché sur son dos, car ses serres sont dépourvues de force de préhension. S'il a pu "aider à mourir" une vache, c'est qu'elle était déjà en difficulté, en position couchée. Le vautour n'a fait qu'aggraver la situation délicate qui s'était enclenchée sans qu'il n'y soit pour rien.

Les porcheries industrielles navarraises ont trouvé pratique de se débarrasser de leurs déchets en les donnant à manger aux vautours. Résultat, ces derniers ont été nourris eux aussi de façon "industrielle" par ricochet, leur démographie a explosé, et du jour où le scandale de la vache folle est survenu et que le dépôt de cadavres et de déchets animaux sur la montagne a été interdit, les vautours sont devenus affamés. Sur la durée, la population se régule automatiquement, ils se reproduisent moins et les effectifs se réduisent en fonction de la nourriture disponible. Cependant, il y a un certain temps de latence où les effectifs sont trop importants par rapport à la nourriture disponible. Ceci dit, les vautours ont beaucoup profité (y compris le gypaète) des pratiques humaines, et notamment de l'élevage. - Photo : Nid de guêpe poliste déserté. -

Robert Hainard voit au cours de sa vie disparaître un à un de grands mammifères comme l'ours, le loup (encore présent dans le Leon et dans les Asturies en Espagne), le lynx, ainsi que les aigles, les vautours et bien d'autres animaux encore. Il en souffre comme s'il s'agissait d'amputations sur son propre corps. Stéphan Carbonnaux le décrit fort bien dans son livre. Depuis sa prime jeunesse, Robert Hainard parcourait toutes les régions encore sauvages et préservées de la Suisse, et il affectionnait tout particulièrement se rendre au bord du Rhône, encore un torrent dans le Jura, où il se baignait et canotait en famille et avec les amis et dont il dessinait, de concert avec sa femme, les habitants, "le petit gravelot sur ses oeufs, le martin-pêcheur, les limicoles pressés en halte migratoire". Il y guettait surtout l'insaisissable bête aquatique, la loutre. Il désespère lorsqu'un barrage hydro-électrique fait taire en 1951 la cascade de Pissevache qu'il a gravée au mois de mars 1947 d'après un croquis vieux de deux ans. Tout ouvrage qui entrave les cours d'eau, tout comblement de marais, toute disparition de biotope le navrent et lui percent le coeur. - Photo : Orchis blanc investi par des fourmis qui semblent élever une colonie de pucerons dont elles sucent un jus nutritif et énergétique. Ceux-ci se nourrissant de sève, nous voyons que la tige ralentit sa croissance et dépérit avant que la fleur n'ait éclos.-

SOMMAIRE
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Dimitri Marguerat du CPIE Pays basque invite le biographe de Robert Hainard, Stéphan Carbonnaux

Sur les traces de Robert Hainard

Lac de Lhurs (Cirque de Lescun - Vallée d'Aspe)

24 juin 2010