Ce n'était pas des mauviettes qui participaient à cette balade naturaliste dans les Pyrénées ! Il faut le savoir : Dimitri n'annule jamais pour cause de mauvais temps. Sur la côte basque, il pleuvait le matin de bonne heure, le vent avait soufflé en rafales dans la nuit, projetant des giclées d'eau contre les volets. Mais la veille, le ciel s'était dégagé à plusieurs reprises et le soleil avait dardé avec énergie ses rayons printaniers. Nous espérions qu'il en serait de même aujourd'hui. Sylviane, Delphine et moi avons rejoint à St Just-Ibarre le groupe formé de sept femmes et d'un homme venus de moins loin, puisqu'ils résident "à l'intérieur", dans les villages autour de St Jean Pied de Port. Je me réjouis de revenir sur les lieux d'une ancienne balade que j'ai faite à deux reprises avec les amis en 1999 et 2000, avec pour objectif l'ascension du Belchou, restée mémorable en raison des péripéties qui l'avaient ponctuée. - Photo : Dimitri Marguerat. -

Cette fois, nous avons garé les voitures très haut, sur un col balayé par un vent glacial, situé presque à la même hauteur que le sommet du Belchou qui s'arrondit sur notre gauche. Dimitri a vite expédié le discours de présentation du CPIE (Centre permanent d'initiatives pour l'environnement) pour les nouvelles participantes et nous invite à descendre dans le vallon à l'abri des bourrasques. Il fait halte à mi-pente devant un petit bosquet d'arbres incongru au milieu de ces pâturages aux touffes d'herbes fanées couleur paille. Entouré d'une clôture de fil de fer barbelé, un précipice s'ouvre au milieu des troncs, creusé dans la roche calcaire. Elle a été érodée sous l'action de l'eau de pluie rendue acide par la dissolution du gaz carbonique contenu dans l'air. Nous nous trouvons sur un site géologique semblable à celui de la Pierre Saint Martin, que j'ai parcouru en juin de l'année dernière lors d'une randonnée au pic d'Anie. C'est le massif des Arbailles, où l'on peut pénétrer jusqu'au centre selon un axe Nord-Sud en remontant le cours de la Bidouze, affluent gauche de l'Adour, qui y prend sa source. - Photo : Le premier aven où nichent les chocards à bec jaune. -

Wikipédia : D’Ouest en Est, lorsqu’on traverse le massif par la seule route existante, on découvre dans un premier temps une vaste zone de pâturages (sur des sols marneux) au relief doux et festonné, avant de s’enfoncer dans une magnifique forêt criblée de dolines parfois gigantesques, le plus souvent profondes et escarpées. C’est le karst central, difficilement pénétrable, avec de vastes lapiaz couverts, des effondrements aux bords effilés et un immense poljé surprenant et suspendu au-dessus de la reculée de la Bidouze dont les sources résurgent 100 mètres plus bas aux pieds des falaises blanches. Exploré par les spéléologues à partir des années 50, les prospections et les études scientifiques ont permis de recenser un millier de cavités sur l’ensemble du massif, une dizaine de rivières souterraines, de grands gouffres et de nombreuses grottes dont certaines recèlent des trésors archéologiques. Le massif, toujours en cours d’exploration, a donné de belles découvertes, avec plusieurs réseaux dépassant 5 km de développement (le réseau Nébélé dépasse les 20 km), et des gouffres profonds (le gouffre d'Aphanicé possède le plus grand puits de France : 328 m), mais il reste encore beaucoup à découvrir pour en comprendre la morphologie et l’évolution très complexes. - Photo : Un autre aven, très encombré par les arbres et plus ramassé sur lui-même. -

Cet aven, nom scientifique du précipice devant lequel nous nous tenons, est un lieu de prédilection du chocard à bec jaune, corvidé très original qui se distingue de ses congénères par de nombreuses particularités. Reconnaissable à son cri aigu, strident, roulé et qui porte loin, plutôt mélodieux et varié par rapport aux croassements informes émis par ses cousins les grands corbeaux, corneilles noires, craves à bec rouge ou choucas des tours, espèces qui peuplent aussi le Pays basque, c'est un acrobate des airs qu'il parcourt en planant, souvent en vols groupés, dans les parties montagneuses du continent euro-asiatique. D'une envergure qui peut atteindre le double de celle du merle, c'est le plus sociable des corvidés, vivant en couple avec le même partenaire durant toute sa vie qui peut durer onze ans. Il est cavernicole et niche sur des balcons ou des corniches, dans des anfractuosités à l'abri du vent et du froid. Ici, il a élu domicile sur les parois des précipices encastrés dans les herbages, qui offrent les mêmes conditions de sécurité dans les profondeurs de la terre que s'il se trouvait au contraire sur une falaise élevée. Un peu plus loin, nous dépassons d'autres avens, également entourés de barbelés, certains aux orifices si étroits et cachés dans les broussailles qu'ils ne peuvent servir de refuge à ces oiseaux pourtant très adroits. - Photo : Le chocard à bec jaune et un avec à l'ouverture très étroite cachée par des buissons. -

Parvenu au fond du vallon, Dimitri nous fait remarquer cette étendue relativement plane, caractéristique des milieux karstiques, appelée un poljé (terme serbo-croate). Il est parfois le résultat de la réunion de plusieurs uvalas, issues de la coalescence (érosion) d'un groupe de collines, mais il est plus généralement d'origine tectonique (effondrement). L'uvala est sèche, alors que le poljé est traversé par un cours d'eau qui peut l'inonder sur une période de quelques jours à quelques mois. J'ai gardé un souvenir cuisant de notre pique-nique sur ce plateau cerné de montagnes, dix ans auparavant. Il faut savoir qu'il est parsemé d'une multitude de mamelons curieux. Cela fait des années que je remarque que les taupes déploient une activité extraordinaire dans les Pyrénées occidentales, quelle que soit l'altitude et l'épaisseur de terre au-dessus de la roche. Cet endroit ne fait pas exception et les innombrables et volumineuses taupinières à la terre meuble forment un écosystème particulier reconnaissable d'abord aux plantes différentes qui y poussent, souvent des buissons de bruyère à travers lesquels pointe une herbe plus verte qu'alentour, signe que cette forme en coussinet et l'enchevêtrement serré des fins branchages à feuilles persistantes génère un microclimat très localisé. - Schéma : Un poljé. -

J'ai appris à mes dépens que ces lieux confortables n'ont pas échappé à la vigilance des fourmis qui les colonisent aussi, au moins durant l'été. En effet, m'étant assise pour plus de commodité sur un de ces monticules pour manger mon déjeuner, elles m'ont attaquée avec vigueur, s'insinuant partout pour m'inviter à décamper au plus vite et à cesser d'endommager leur habitat ! Ce que j'ignore, mais qui est bien possible, c'est que ce soit elles justement qui sélectionnent les graines pour favoriser uniquement celles qui offriront la meilleure consolidation de leurs galeries et le meilleur abri contre les intempéries. Beaucoup de ces buissons sont curieusement entamés sur un côté. S'ils étaient broutés, j'imagine que ce serait plutôt sur le dessus, et indifféremment partout, alors que là, l'ouverture est localisée. D'autre part, mais peut-être que c'est lié, Dimitri nous explique que ces sites sont aussi appréciés des blaireaux. Animaux casaniers, lents et myopes, mais dotés d'un bon odorat, ils sont très propres et ont coutume de creuser dans cette terre meuble un trou qui leur sert de "pot", dans (ou devant) lequel ils font leurs besoins. Leurs crottes, parfois esthétiques comme celle qui est en photo, sont essentiellement composées de terre car les vers de terre forment leur alimentation quasi exclusive. Sur une sente boueuse, Dimitri nous montre les traces de l'un d'eux, avec l'empreinte de la patte arrière qui semble un modèle réduit de celle d'un ours. - Photo : Le "pot" du blaireau et sa crotte. -

Nous faisons halte autour d'une doline (ou vrtatcha), dépression en forme de bol creusée dans le poljé, qui recueille au fond le peu d'argile contenue dans le calcaire, dont la fertilité se remarque au vert exubérant et à la plus grande variété de plantes qui y poussent. Elle contraste avec la torsion douloureuse et l'aspect décharné du tronc de l'arbre situé au-dessus, en bordure de la doline, signes de conditions climatiques loin d'être toujours clémentes à cette altitude moyenne. Contrairement à la description des poljés yougoslaves, je n'aperçois aucun cours d'eau qui traverse celui-ci, mais seulement une cascade qui jaillit à l'autre extrémité et alimente un abreuvoir pour les troupeaux. Afin d'empêcher les vautours de s'y baigner, en prévention des risques de transmission possible au bétail de germes nocifs présents à la surface de leurs pattes et de leur tête, les plus grands réservoirs sont équipés d'une barre ronde longitudinale rotative fixée au-dessus de l'eau, qui les partage en deux bassins allongés et étroits et en condamne ainsi l'accès à ces grands oiseaux. - Photos : Ver de terre, doline. -

Dimitri nous apprend à distinguer l'exurgence (première sortie à la surface d'une eau souterraine) de la résurgence (ruisseau disparu dans une "perte" qui ressort un peu plus loin, à l'instar de l'Arberoue qui creuse la troisième grotte au-dessous de celles d'Isturitz et d'Oxocelhaya et ressort de l'autre côté de la colline de Gastelu), et qui peut être de type vauclusien, avec un syphon (issu du nom de Fontaine de Vaucluse, que j'ai visitée lors de mon séjour en Provence en septembre dernier). Près de l'abreuvoir se dresse un oxycèdre, ou genévrier cade, plante répandue sur le pourtour méditerranéen. L'huile de cade, obtenue par pyrogénisation (carbonisation en vase clos) du bois, était largement utilisée par les bergers pour désinfecter et cicatriser les blessures des harnais des chevaux, favoriser la repousse du poil et traiter les affections cutanées et parasitoses des moutons. Elle a connu jadis des indications dermatologiques en médecine humaine. L'huile essentielle de cade, d'odeur plus fine, est obtenue par distillation du bois à la vapeur d’eau. Elle a des propriétés antiseptiques, anti-pelliculaires et exfoliantes. Elle est très utilisée dans les produits capillaires pour ses vertus assainissantes et sébo-régulatrices. Elle est également employée dans des produits de soin pour protéger le visage et les mains du vent et du soleil. - Photos : Rameau d'oxycèdre avec ses baies, buisson d'oxycèdre, le fond argileux de la doline. -

Nous gagnons les contreforts du pic Zabozé, alors que la première des trois averses de neige que nous subirons dans la journée commence à blanchir le paysage. Dimitri nous prévient : lors de sa tournée de reconnaissance, il s'est perdu. Aucun chemin n'est tracé dans ce relief chaotique, où la végétation arborée pousse sur des blocs de roches entassés les uns sur les autres. En effet, la strate de calcaire dur et perméable est parcourue de fissures microscopiques, les diaclases, dans lesquelles l'eau s'infiltre. Son acidité provoque leur élargissement progressif, créant des fissures à la surface de plusieurs centimètres qui forment des lapiez ou chkrapa aux formes aiguës et aux bords acérés qui finissent par s'effondrer lorsque les failles deviennent larges et profondes. Avec une géologie si défavorable, les habitants qui vivent aux alentours du massif des Arbailles n'ont pas pu exploiter le bois, faute de pouvoir l'en extraire sur des chemins, et nous bénéficions ainsi du spectacle extraordinaire d'une forêt primaire de hêtres inviolée au sein même de l'Europe. - Photo : Un arbuste au tronc torturé. -

Dimitri nous montre l'hépatique à la timide fleur blanche. Elle tirerait son nom de la forme de ses feuilles rappelant les lobes d’un foie, très épaisses et persistantes pendant l’hiver. Une jolie fleur violet-rose a un drôle de nom, "dent de chien" ou érythrone, je l'avais remarquée lors d'autres promenades printanières à ses grandes feuilles lancéolées marbrées de brun. Le grand narcisse forme des bouquets lumineux de fleurs jaunes penchées à l'extrémité de leur tige élancée, à ne pas confondre avec le narcisse bulbocodium qui pousse à quelques pas, plus râblé. Mais la plus spectaculaire, c'est la scille lis-jacinthe dont les bouquets de feuilles vernissées couvrent littéralement le sol de la hêtraie. Il en jaillit des hampes encore en boutons ou à peine écloses, et je plains les plus précoces qui risquent d'être fanées avant l'heure par le baiser glacé de la neige qui s'amasse dans la coupelle des feuilles implantées en étoile. Pourtant, elles n'ont pas de temps à perdre, nous explique Dimitri. Il faut absolument qu'elles aient terminé leur développement avant la pousse des feuilles des hêtres qui capteront, à pleine maturité, 80% de la lumière. En vallée d'Ossau, leur floraison peut tarder jusqu'à juin, étant donné le décalage dû à l'altitude. - Photo : La scille lis-jacynthe enneigée. -

SOMMAIRE
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CPIE Pays basque avec pour guide naturaliste Dimitri Marguerat, et un groupe de 11 personnes
ZABOZE et le chocard à bec jaune
Jeudi 1er avril 2010