Les installations portuairesPenché vers la terre, il arrache deux oignons de leur gangue pour son déjeuner. Lentement, il se relève et s'aperçoit de ma présence sur la route, de l'autre côté du grillage. "- Bonjour", "- Bonjour". Voilà, nous avons pris contact, et c'est alors que va se dérouler le plus étonnant des dialogues. A la vue de mon petit sac à dos de toile jaune, il a pensé que je faisais le pèlerinage de Compostelle, et, tout de suite, m'a accordé sa confiance. De temps à autre, il a coutume de garder à déjeuner un pèlerin de passage. Un peu solitaire sans doute, bavard, sûrement, amoureux de sa région et désolé d'assister à sa transformation, il avait beaucoup à dire et ne s'en est pas privé.

Les deux vachesPar petites touches, il me dresse un tableau digne d'un roman ou peut-être même d'un drame. Nous sommes sur la rive gauche de la Gironde, sur la commune de Macau, au nord-ouest de Bordeaux. Ici, beaucoup de terres sont propriété du port de Bordeaux dont on aperçoit les installations sur l'autre rive. Il loue au port une quinzaine d'hectares de prairies pour y faire paître ses moutons élevés pour leur viande qu'il vend directement aux particuliers (des amateurs de méchoui ?). Du lait de son unique chèvre, il fabrique des fromages pour sa consommation personnelle. Deux vaches paissent à l'ombre des arbres. Un cheval broute non loin du verger où il se tient : il l'utilise sans doute pour tirer la charrette que j'aperçois près du poulailler.

Ancienne charrette"- Autrefois, j'avais une jument sur laquelle je montais pour me promener alentour, à travers champs et forêts. La pauvre, elle est morte maintenant, mais de toute façon, je ne pourrais plus circuler librement car mon voisin, qui possède tous les maïs que vous voyez ici et bien davantage encore, a bloqué les chemins d'accès en dressant des buttes hautes de plus de trois mètres, pour empêcher les gens de pénétrer dans sa propriété ! Il ne veut voir personne ! Il est riche comme Crésus, et pourtant, il reçoit des subventions pour faire fonctionner son exploitation. Regardez ! Il arrose alors qu'il n'y en a absolument pas besoin. Les maïs sont superbes, mais il préfère assurer, il a trop peur de perdre un peu de son chiffre d'affaires si quelques plantes ne poussent pas comme il faut ! Et vous avez vu ses cinq tracteurs ? Endetté ? Certainement pas ! Pensez, son père est un industriel, il ne manque pas d'argent !

Mangeoire et ancien silos à maïsCe n'est pas normal : moi, avec mes quinze hectares, je n'ai droit à rien, je suis trop petit, il me faudrait vingt cinq hectares pour pouvoir toucher des aides. Je n'ai même pas accès à la sécurité sociale ! L'autre jour, un employé de l'administration m'a dit que s'il m'arrivait quelque chose, je n'aurais plus qu'à me pendre !. L'an dernier, une poutre m'est tombée dessus, j'ai eu les côtes abîmées et un bras cassé. Mon voisin est venu me voir, et il m'a demandé mon âge. Je ne suis pas vieux pourtant, j'ai 59 ans ! Tout ce qu'il attend, c'est que je meure pour me prendre les terres et devenir encore plus riche ! Et pour quoi faire, je me le demande, il se croit peut-être immortel ? Son idéal, ce serait de posséder toutes les terres le long de cette rive de la Gironde. C'est qu'elles sont bonnes, vous le voyez, n'est-ce pas ? Moi, j'ai assez pour vivre comme ça, je m'arrange avec quelqu'un qui travaille dans une grande surface voisine pour qu'il me fournisse le pain, et pour le reste, je me suffis à moi-même, je ne manque de rien."

Les hangars modernes du voisin"- Vous voyez ce tas de bois ? C'est pour me chauffer. On me le donne. Avant, là-bas, (il tend le bras vers les maïs), il y avait une belle rangée de prunus (ces arbres qui se couvrent de petites fleurs roses au printemps avant que leurs feuilles violettes ne poussent), c'était un plaisir pour les yeux. Du pont d'Aquitaine, j'arrivais à repérer ma maison ici grâce à tous ces bouquets d'arbres que j'ai plantés moi-même, pour la plupart. Un jour, j'ai remarqué que deux prunus étaient morts. La ferme cernée de maïsJ'ai dit à mon voisin que s'il les coupait, il me donne leur bois. C'est ce qu'il a fait, d'un coup de tracteur, il les a balancés de l'autre côté du grillage. Mais après, je ne sais pas ce qu'il lui a pris, il a coupé les autres, qui étaient si beaux, il les a mis en tas, arrosés d'essence, et il les a brûlés jusqu'au dernier ! Une vraie pitié, des troncs comme ça et des fleurs tous les ans. Et c'est un bois excellent pour le chauffage, un vrai gâchis.

Une autre fois, il a déraciné des platanes, ceux qui étaient là-bas, vous savez ? (il oublie que je ne suis pas du coin) Non ? Et il les a jetés dans la Gironde ! Et l'an dernier, ou un peu avant, Natura 2000 devait passer, vous savez, les écologistes, ils commencent à prendre conscience qu'il faut préserver la nature. Eh bien, juste avant leur arrivée, il a coupé des chênes magnifiques au ras des racines, et il a enterré les troncs dans le marais ! C'est simple, il déteste les arbres, il voudrait les couper tous, et les haies aussi, et transformer toute la région en un désert de maïs ! Du coup, le vent souffle sans entraves et arrache tout. Avant, tous mes voisins faisaient comme moi, ils avaient de petites exploitations et cultivaient un peu de tout. Ils sont morts, ou ils ont vendu, et maintenant la région n'appartient plus qu'à mon voisin, sauf les terres du notaire, là, de l'autre côté de la route, qui les laisse en jachère et n'en fait rien."

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Ferme à l'ancienne
Rencontre girondine
Bordeaux, fenêtres à meneaux
Exploitation de maïs

7 juillet 2005

Cathy et Jean-Louis