L'Espagne
a beaucoup évolué en ce qui concerne l'environnement, mais il subsiste
encore un écart de comportement avec la France, elle-même très en retard
par rapport à l'Allemagne. Par exemple, nous passons par une piste qui
se crée en bordure de la Cinqueta qui ne s'est pas privée de divaguer
au fond de la vallée - à la fonte des neiges, cela doit être impressionnant
! - : le bout de la future piste est donc transformé en torrent qui a
emporté la terre
d'un
champ
pour
ne
laisser
que des
galets
stériles.
Curieusement, les piquets de bois qui tiennent la clôture de fil de faire
sont restés en place le long de la haie de saules, pour retourner le
couteau dans la plaie du propriétaire de la prairie sans doute ! Apparemment,
pas
de
législation
des zones
humides comme chez nous, ni d'interdiction
de
construire
en
zone
inondable,
que
ce
soit
routes
ou
maisons.
En
amont et en aval de San Juan de Plan,
la montagne est éventrée par les pelleteuses qui empilent de gros rochers
en murailles pour soutenir la pente mise à nue afin de créer
ou d'élargir
des routes. A première vue, je pensais même que la route de Gistain,
que nous apercevions au départ de la randonnée vers le lac de Sen, était
une carrière, c'est dire !
Et
pourtant, "que la montagne est be-lle", comme dirait Jean Ferrat.
L'Aragon nous enchante à chaque fois pour sa
lumière (qui me brûle les yeux), la sécheresse de son air (qui me pose
des problèmes de respiration) et ses odeurs capiteuses liées à sa végétation
et qui varient selon les vallées, l'orientation et l'altitude. Marcher,
ce n'est pas seulement mettre un pied devant l'autre, c'est s'approprier
un paysage par tous les sens. Comme le petit lapin des Bardenas déjà
assaisonné de thym et de romarin avant d'être dévoré par le joli renard,
nous nous emplissons d'air parfumé qui nous énivre et nous donne la force
de poursuivre l'ascension vers les sommets.
En plus, l'eau ruisselle de partout,
et lorsque nous progressons dans une garrigue plein sud, quel enchantement
d'entendre le glougloutement ou le fracas d'une chute qui dévale la montagne,
de découvrir une zone tourbeuse où les mousses croissent parmi une myriade
de ruisselets qui s'éparpillent dans la prairie (gare à ne pas y laisser
la chaussure !), ou d'arriver au lac dans un cadre minéral de hautes
falaises qui s'y mirent.
Marcher,
c'est aussi s'immerger dans un océan de sons qui sillonnent l'espace
et se répercutent sur les parois
lointaines ou proches. Nos pas dérangent des centaines de sauterelles
de toutes tailles et de toutes couleurs, à dominante verte, brune ou
rousse, qui nous étonnent par l'éclat de leurs ailes déployées brusquement,
aux teintes diaprées et scintillantes, bleu vif rapidement éteint sitôt
reposées sur une graminée desséchée. Elles crissent et s'appellent chacune
avec un son différent, auquel se joignent parfois les grillons timides
à la stridulence plus flûtée et scandée, à moins que les cigales nous
annoncent l'approche d'un bosquet de conifères dont les aiguilles surchauffées
qui tapissent le sol nous réverbèrent l'incandescence. Les petits oiseaux
font la sieste, seul un couple de vautours tournoie très haut dans l'azur,
je me demande ce qu'ils peuvent bien observer de si loin, même avec leur
bonne vue. Un lézard disparaît dans une anfractuosité de rocher. Plus
haut, ce sont les marmottes invisibles qui sifflent sur notre passage,
tandis qu'un choucard affairé dévale le long d'un courant d'air pour
se rattraper
d'un coup d'aile et virer presque à angle droit en criant.
Marcher,
c'est enfin jouir d'un paysage immense aux multiples nuances colorées,
que l'on parcourt avec lenteur,
la sueur piquant les yeux, trempant le dos sous le sac et les mains sur
les poignées glissantes des bâtons, les lèvres desséchées qui se craquellent
malgré la pommade que j'applique régulièrement.
A
ce propos, je me remémore un poème persan cité par Bernard Ollivier dans
son livre "Longue marche" où il parcourt à pied la route de la soie d'Istanbul
à Xi'an, l'ancienne capitale de la Chine : "Ayant bu des mers entières
nous restons tout étonnés / Que nos lèvres soient encore aussi sèches
que des plages / Et partout cherchons la mer pour les y tremper sans
voir / Que nos lèvres sont des plages et que nous sommes la mer." (Attar).
Subir les ardeurs du soleil, la brutalité des rafales dans des couloirs
glacés, ressentir la fraîcheur du sous-bois, l'humidité qui monte d'une
gorge
encaissée, l'éblouissement ou la lumière mouvante tamisée par un feuillage
léger, c'est se défaire de nos habitudes citadines d'environnement calfeutré
et protégé, éprouver la crainte devant l'orage qui tonne et les nuages
qui s'amoncèlent dans le lointain, le vent qui se lève brusquement et
fait bondir les ombres des nuées d'une vallée à l'autre, calculer le
temps qu'il nous faut pour retrouver l'abri rassurant de l'auberge tandis
que la pluie tambourine sur les ardoises et les galets du patio...
Photos : Lac de Sen, Cinqueta débordante, chardons, oeillet, cerises, mûriers en fleurs, lac de Sen.
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El valle de
Chistau (Aragon oriental) |
Cathy, Jean-Louis, Richard, Max, Elisabeth et Jean-Louis
B. |
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