Lasclaveries est à dix minutes - un quart d'heure de Garlin, mais nous arrivons en retard, les crêpes au sarrasin maison étaient délicieuses, mais nourrissantes, et il fallait le temps de les préparer... et de les manger. Pierre Bricage ouvre le portail rustique sur une cour encombrée de matériaux de reconstruction où nous garons la voiture. La pluie recommence à tomber, il nous reçoit dans une minuscule véranda meublée de sièges disparates autour d'une table de fer recouverte d'un drap. Assez curieusement, avant de commencer la visite, il nous interroge sur nos motivations : que venons-nous chercher à la Maison Bouët, et qu'est-ce qui nous a attirés chez lui ? Il a tant à dire qu'il préfère connaître nos centres d'intérêt, d'abord parce qu'il ne dispose pas de beaucoup de temps, et aussi pour mieux répondre à nos attentes. Il est heureux d'apprendre qu'il a deux étudiants en géographie devant lui et je lui parle de mon association des Amis-Chemins, et des circuits de promenade familiale réalisés par Cédric qui s'est longuement penché sur les richesses patrimoniales d'Anglet. Voilà une bonne base de départ : il peut commencer.

Pierre Bricage est un enseignant-chercheur en biologie à la faculté des sciences de Pau, mais en achetant cette ancienne propriété à l'abandon il y a une vingtaine d'années, ses compétences se sont largement diversifiées (sans doute l'étaient-elles avant, pour qu'il soit tenté par une entreprise d'aussi longue haleine et aussi périlleuse, notamment sur le plan financier, que la restauration d'un patrimoine rural monumental). Passionné par l'histoire locale attachée à sa résidence, il a fondé l'association Alba (Abbayes Laïques du Béarn Ancien) en 1992 et il se documente depuis des années sur la toponymie, sur les vestiges qu'il découvre progressivement et sur les coutumes et techniques qui ont été à l'oeuvre par le passé. Chaque fois qu'il le peut, il participe aux Journées Européennes du Patrimoine qui ont lieu en septembre, selon le thème abordé - le site de la Maison Bouët a d'ailleurs obtenu le 11ème prix de la fondation du Patrimoine lors du concours organisé en 2006 par le Journal Sud Ouest -.

Ce qui frappe d'abord lorsqu'on entre dans sa propriété, c'est la taille des bâtiments, inhabituelle dans cet environnement rural et incongrue pour des usagers laïques : il ne s'agit ni d'une église, ni d'un monastère, ni d'une commanderie comme celle d'Irissarry par exemple, destinée à l'entraînement des moines-soldats protecteurs des croisés du Moyen Age, les Templiers ou Chevaliers de Malte, mais d'une "abbaye laïque". Celle-ci se trouvait probablement sur l'un des multiples chemins en direction de Saint Jacques de Compostelle puisqu'y persiste toujours la grande consoude, dite aussi oreille d'âne, plante familière des zones humides, très utilisée par les pélerins pour ses capacités à accélérer la consolidation des fractures grâce à sa teneur en allantoïne et à soigner les plaies chroniques avec du pus. Bouët est le dernier nom porté par la maison, qui correspondait à celui du chemin la reliant au centre du village actuel, de construction récente : “chemin dit de Bouet“, sur l'avant-dernier cadastre. Celui-ci fait maintenant partie de la route de Saint Armou "de Lasclaveries à Saint Armou".

Ceux qui ont érigé cette maison étaient "riches", mais quelle était l'origine de leur aisance et la destination de ces bâtisses ? Le professeur étale devant nous des copies de cartes, en remontant à celle édifiée par Cassini, où l'appellation "las Claberies" figure en deux mots et en deux lieux voisins, ainsi que la paroisse "Claberie", et tente de nous faire deviner leur signification. Il y a l'idée de clé : dans l'ancien temps, dans les communautés familiales agricoles (“abbayes laïques des champs“), le maître était chargé des relations extérieures, et la maîtresse était la gardienne des clés au sein du domaine collectif. Du Moyen Age jusqu'au XIIIe siècle, les paysans français ont cherché à lutter contre le pouvoir seigneurial en se regroupant en communautés qui pouvaient réunir jusqu'à 100 personnes autour d'un seul foyer, feu unique alimenté toute la journée en bois pour chauffer la marmite, mais aussi foyer fiscal imposé comme "une seule famille". Pierre Bricage nous montre l'une des grandes cheminées qui s'élèvent à l'extrémité de sa maison qui semble toute en longueur (en fait, elle est maintenant carrée, avec deux ailes en avancée, comme les anciens châteaux béarnais, cette architecture correspondant à une étape de reconstruction peu avant la Révolution). A l'origine, aucun cloisonnement ne scindait le vaste volume qui regroupait les paysans pour les repas et les réunions, ceux-ci se dispersant probablement dans des cabanes aux alentours pour dormir. (Ce volume correspond actuellement à la moitié du rez-de-chaussée. La maison était initialement sans étage et sans ailes. Les différentes époques de construction, dé-construction, re-construction, sont lisibles dans les matériaux constitutifs des murs, des plafonds et des charpentes.) Pour connaître tous les détails de cette organisation singulière, il nous invite à nous reporter à son site Internet où figurent les bulletins de l'association Alba. Le premier, intitulé "Au même pot, au même feu", montre jusqu'où peut mener la recherche étymologique d'un nom gascon "clabèr, claberie" (“gardienne des clés“, trésorière de la communauté, héritière des clés) avec une plongée dans l'histoire ancienne de notre région. Le “matronyme“ Claverie est un nom typiquement béarnais, et en Béarn les filles héritaient au même titre que les garçons.

Ces communautés se sont développées lorsque des populations décimées par la guerre, la famine ou des épidémies ont émigré vers d'autres régions et ont pris possession de terres incultes, landes, marécages, forêts, pour y reconstruire leur vie. C'est ainsi que des Bretons sont venus s'installer en Béarn, et notamment à Lasclaveries, le nom Claberie perdurant dans l'appellation du village (nom de famille pluralisé), alors que la demeure communautaire prenait celui de la famille bretonne qui prenait place, à la suite, dans ces lieux, "Maison Bouët" (pour étayer ses dires, il évoque la dénomination des villages voisins de St Armou, St Castin, St Laurent-Bretagne). Si ces Bretons étaient pêcheurs, ils ont peut-être mis à profit le fait que les abbayes laïques étaient sur des hauteurs avoisinant les principaux cours d'eau (ici lieu stratégique, entre le Luy de France et le Gabas) qui regorgeaient de saumons au point que les gens étaient payés en saumons à une certaine époque ! Peut-être étaient-ils aussi maraîchers, et qu'ils écoulaient leur production sur des couralins ou des gabares ? Peut-être possédaient-ils des moulins qui foisonnaient sur le moindre ru ? Les cartes du deuxième bulletin "Abbayes Laïques : localisation en Béarn" et "Le matronyme Claverie (et les abbayes laïques) : localisation en Béarn" illustrent et prolongent ses propos.

Quittons l'histoire ancienne pour en revenir à la toute récente. Pierre Bricage a acheté la Maison Bouët et ses dépendances en 1987. L'ensemble était en très mauvais état, les bâtiments saccagés et les terrains à l'abandon. Le lierre et les ronces recouvraient les granges jusqu'au-dessus de la toiture - après coup, il regrette de les en avoir débarrassées, car les plantes, d'une certaine façon, protégeaient les édifices -. Il constate d'une part que les propriétaires précédents (un peu "écolos") avaient démoli le toit d'une ancienne grange pour en récupérer les poutres et en faire une volière de sauvegarde d'éperviers, ce qui a entraîné la chute des pierres supérieures des murs. Toute la charpente et son armature sur piliers de bois ont disparu, il ne subsiste qu'une superbe entrée de pierres voûtées en arc plein cintre, reconstruite par Pierre Bricage, qui “retape“ progressivement, le plus à l'identique possible, ce qu'il peut, du mieux qu'il peut. D'autre part, la magnifique grange dimière à la charpente en forme de coque de bateau retournée a été sabotée sciemment pour provoquer un écroulement qui paraîtrait "naturel" et uniquement dû à la vétusté : les chevilles qui maintenaient ensemble tenons et mortaises du toit ont été brisées afin que le glissement des poutres imbriquées induise l'écartement progressif des murs jusqu'à leur écroulement. S'en étant aperçu, le professeur a mis de nouvelles chevilles, mais il n'a pas pu redresser le dispositif à l'identique ; il a seulement évité la poursuite du glissement. D'autre part, des personnes malveillantes (peut-être les mêmes ?) sont venues avec de longues perches démolir par endroits (et pas au hasard) la faîtière afin que la pluie s'écoule par les trous et provoque le pourrissement de la charpente. Il nous a montré une poutre écroulée sur le plancher, cassée en trois morceaux, rongée par l'humidité. Il est bien conscient que si le toit cède, les murs ne tarderont pas à en faire autant, mais le travail de réfection est immense, et il ne dispose ni de beaucoup de temps (il enseigne toujours à l'université de Pau), ni de beaucoup de moyens, ni de beaucoup de compétences et encore moins de relations ou de soutiens. Dernière nuisance, et non des moindres, des personnes se sont adressées à lui en se présentant comme des journalistes et en lui demandant de leur faire visiter les lieux qu'ils ont photographiés tout en écoutant ses explications. Avec ces éléments, et les documents qu'il leur a naïvement fournis, ils ont préparé un dossier de demande d'inscription aux Monuments historiques en faisant en sorte qu'il ne puisse être accepté, par exemple en accentuant l'impression d'un tel délabrement qu'aucune réfection ne semblait possible. Il s'est aperçu du stratagème lorsqu'il a reçu un courrier des Monuments historiques signifiant le refus de l'inscription du domaine. Cela a-t-il un lien avec ceci : bien sûr, il n'est pas "d'ici" (né à Paris, de famille d'origine bourguignonne, et enseignant universitaire, ...) ? C'est un étrange “estranger“.

Malgré tout, il ne se décourage pas, même si du coup il n'a pas déposé de demande aux Monuments historiques (qui pourrait croire que la précédente n'émanait pas de lui ?). Il a commencé à parer au plus pressé, à mettre hors d'eau la propriété. Ayant repéré l'ancien fossé de 3 m de large sur 3 de profondeur qui entourait la "motte" (le terrain de la propriété est surélevé par rapport aux terres alentour), il l'a recreusé avec sa famille, à la main, pour éviter que les eaux pluviales ne stagnent sur la terre argileuse. A ce propos, il signale que tous ces fossés traditionnels ont été comblés, faute d'entretien, et que le village souffre d'inondations lors de très fortes pluies faute de respecter ces anciennes techniques et servitudes qui se sont perdues. En reprenant les anciens fossés, il a drainé la cour cernée par les bâtiments et le mur d'enceinte, et qui avant se transformait en piscine lors des gros orages. Il a creusé un vide sanitaire sous le bâtiment d'habitation, un cuvelage sans ouverture vers l'extérieur, compte tenu du terrain argileux. Ce faisant, il fait la découverte de silex et de fragments de poteries anciennes qu'il a fait étudier (et authentifier). Prenant quelques casiers de son “musée ambulant“, il nous montre une toute petite partie de son “trésor“ : une pointe de flèche néolithique, de petite taille (3 cm), triangulaire. Il nous fait deviner quelle est la partie contondante - évidemment, nous nous trompons, ce n'est pas la pointe, qui était enfoncée dans le bois, mais le côté opposé, large et tranchant comme une lame de rasoir, qui servait à blesser l'animal et le faire saigner abondamment pour permettre aux hommes de le rattraper. Le deuxième fragment est un morceau de lame de couteau en silex. Le troisième, trouvé ailleurs, est de facture plus grossière, sans côté coupant, il n'est pas préhistorique : il s'agit du silex de mise à feu d'une pièce de mousquet (le fusil des mousquetaires du Roy), silex qui, frappé contre un briquet d'acier, émettait une étincelle qui mettait le feu aux poudres... Il nous fait manipuler des os en nous demandant quelle était leur fonction : il nous fait remarquer un creux central, usé, et nous explique qu'une personne tenait l'os dans la paume de la main tournée vers le bas. Dans le creux tournait l'extrémité d'une baguette de bois verticale qui était actionnée vigoureusement par un acolyte, à l'aide d'une corde effectuant un va-et-vient, de façon à provoquer un échauffement à sa base et allumer un feu.

En ce qui concerne les vestiges de poterie, son histoire est jolie. Lors des Journées Européennes du Patrimoine, des Canadiens et des Allemands ont fait le voyage jusque chez lui pour venir les voir ! Il a trouvé des fragments bizarres, tous dépareillés, de poteries plutôt frustes et de facture grossière, qui devaient être à l'origine de grands pots ou de grands plats. Ils avaient une particularité qui a intrigué Pierre Bricage. En dehors de quelques ornementations banales sur la face externe et d'un façonnement de la bordure avec les doigts, ils étaient striés et peints sur la face interne, chose déjà inhabituelle, et ces incisions régulières ne présentaient aucune usure. En plus, aucun motif ne se ressemblait sur les divers fragments. En y réfléchissant, il s'est dit que ces céramiques, qu'il a décrites comme étant des "tessons à ditades et endentures", n'avaient aucune utilité ménagère, ces récipients n'étaient pas destinés à contenir quoi que ce soit. Ils avaient dû être confectionnés lors de cérémonies spéciales, puis brisés et partagés entre les participants. Comme aucun tesson n'était semblable, il devait être possible d'en retrouver ailleurs. Il a interrogé les personnes aux alentours pour savoir s'ils avaient également trouvé des vestiges de poteries et s'ils les avaient conservés : par miracle, il a pu ainsi découvrir un tesson qui s'adaptait parfaitement à l'un des fragments en sa possession (il nous en a fait la démonstration). Son hypothèse, c'est qu'ils étaient utilisés comme signe de reconnaissance, de la même façon que, dans les films, on déchire un billet en deux et des personnes qui ne se connaissent pas (comme dans la mafia : “famille“) peuvent ainsi faire affaire en sachant qu'elles appartiennent au même camp (qu'elles ont la même culture et la même mémoire). Pour en savoir plus, il faut se reporter aux pages de son site.

Enfin, le clou de la visite est la grange dimière, c'est à dire le lieu où était entreposée la dîme. Il s'agissait d'un impôt en nature sur les récoltes. Dans ce lieu les récoltes étaient collectées et conservées pour le compte de "la communauté primitive". Cette grange a été restaurée et agrandie au cours des siècles. Son atout principal est sa charpente en forme de coque de bateau retournée. Notre guide nous fait monter sur le plancher de l'étage (340 m2 d'un seul tenant), situé directement sous la toiture apparente qui culmine très haut au-dessus de nos têtes. Il nous fait remarquer les dégradations dues à la malveillance (bris des chevilles d'assemblage, casse des tuiles faîtières, retraits de poutres), mais aussi la perte de l'ancien savoir-faire des charpentiers de marine entre le XIVe et le XVIe. A l'origine, les poutres qui forment la membrure du toit ont été débitées dans de très grands troncs de chêne taillées à des dimensions standard de l'époque en suivant le fil du bois et surtout cintrées, alors que l'agrandissement ultérieur ne montre que des troncs qui ont simplement été façonnés à la forme voulue pour faire comme-si. Lors des Journées Européennes du Patrimoine en septembre 2007 (dont le thème était le compagnonnage), des compagnons charpentiers présents expliquaient comment on suspendait des poids aux poutres initialement trempées dans de l'eau (de l'eau de mer, pour des charpentiers de marine) afin d'exercer une traction jusqu'à obtenir la courbure désirée (identique pour toutes les poutres du toit, évidemment). Par dendrochronologie (étude des cernes du bois dans un tronc coupé), le professeur a pu évaluer la période à laquelle ces arbres ont été coupés, en comparant la taille des cernes du centre vers l'extérieur avec les courbes climatologiques des archives disponibles (XIe-XIIIe). Par comparaison des techniques, il a pu aussi évaluer à quelle période cette charpente a été construite (XVIe), puis agrandie (XVIIIe). En ce qui concerne les trois portails en arcs de pierre en anse de panier, là aussi il est possible d'en dater la construction (XIe). On pourra se reporter utilement au bulletin n° 13 "Patrimoine et citoyenneté" pour les détails.

De retour à la maison, nous ne cessons de songer à ce patrimoine désaffecté, dont l'intérêt historique est indéniable, et qui ne subsiste que grâce au dévouement de ce professeur. Nous voudrions l'aider, ne serait-ce qu'en diffusant son travail. Peut-être se trouvera-t-il quelque mécène désireux d'aider à poursuivre les recherches sur le site et la restauration des bâtiments ?

Photos : 1- Pierre Bricage. 2- La grange dimière. 3- La grande consoude. 4- Le château béarnais (en été), ailes non visibles (20m de large et 12 m de haut, avec la végétation, il n'y a pas assez de recul pour prendre le tout), le four à pain (collectif) est dans l'aile gauche (partie basse aveugle). 5- Le "musée ambulant" lors d'une des Journées Européennes du Patrimoine, dans la grange dimière. 6- La cour de ferme, avec la grange dimière (en hiver). 7- Le musée ambulant.

Annexe sur le travail des charpentiers de marine

MANDALA

 

 


Cathy, Jean-Louis, Cédric et Léa
Journée du patrimoine de pays et des moulins
Dimanche 15 juin 2008