Il
faut bien avouer que j'étais un peu inquiète. Lors de
ma première -et
dernière- corrida, j'avais dû fermer les yeux et faire
des exercices respiratoires pour ne pas tomber dans les pommes, tant
le spectacle
de ce taureau m'avait
perturbée, perdu
au milieu de l'arène, aveuglé par le sang qui coulait
et affolé par
la douleur de sa corne déchaussée de son crâne
dès le premier choc,
une véritable boucherie
alliée
à la
cruauté
gratuite.
Du
coup, quand Rose m'a dit qu'elle ignorait si tous les canards rentreraient
dans sa voiture, je les ai imaginés vivants et agités,
cancanant dans des cages d'où s'échapperaient des plumes,
tandis que nous roulerions, embarquées au milieu de cette volaille,
vers leur mort certaine (qu'il faudrait leur
donner) ! Par prudence, et pour ne pas risquer d'être découragée
dans mon entreprise, je n'ai pas osé lui demander de détails...
Alors,
quand j'ai vu Maïté sortir ces énormes bêtes
de la chambre froide, j'ai vraiment été soulagée.
En plus, nous n'aurions même pas à les plumer, quelle
chance ! Il faut dire que la matinée
avait commencé de bonne heure par le spectacle un peu "gore" du
cadavre d'un chevreuil encore saignant enveloppé dans un drap
blanc maculé
que Jean-Paul, le frère de Rose, avait étendu en travers
du coffre pour Sergio qui lui ferait parvenir par le même canal
des pots de miel de la région de Béziers. Un ami de Jean-Paul,
trésorier d'une association
de chasse de Lahontan, près de Salies, avait coutume de le prévenir
de bonnes occasions et lui avait réservé une des trois
dernières prises,
dûment pourvue d'un bracelet accroché à la patte.
Mon
expérience de mère de famille m'a aidée à tenir
le coup. Quatre garçons,
cela signifie d'une part une quantité astronomique
de repas cuisinés depuis 26 ans et d'autre part,
surtout lorsqu'ils étaient jeunes, une série d'accidents
plus ou moins graves qui m'avaient rendu maître(sse) de mes émotions à la
vue du sang, dans l'évaluation de la profondeur des entailles
(fallait-il faire des points
ou juste
apposer
un pansement
?), et dans la prévention (justement en les nourrissant
à temps ou en les mettant au lit). Evidemment, je suis au courant
des objections nord-européennes à l'encontre du gavage
des oies et des canards. A ce sujet, j'ai trouvé un site admirablement
bien fait par un éleveur (la
ferme Eyhartzea)
qui tente d'évoluer dans ses pratiques pour éviter des
souffrances inutiles aux bêtes, sachant, de toute façon,
que leur
élevage
leur ôte toute réelle liberté et les mène
à une mort certaine et prématurée.
La
Fédération
Nationale des producteurs de foie gras avance
pour sa défense
l'ancienneté de la pratique du gavage qui provient d'Egypte
et s'est perpétuée ensuite en Grèce, puis
chez les Romains. La première
représentation
figurant sur un tombeau à Saqqarah (ci-contre) remonte à 4500
ans en arrière. On a nourri ces oiseaux successivement
avec des figues (ficatum en latin), d'où a dérivé
le nom du foie, avec du millet, du sésame, des plantes potagères
et du maïs. Cependant, cet argument me paraît un peu
spécieux.
Ce n'est pas parce qu'une tradition est ancienne qu'elle est bonne,
il n'y a qu'à mentionner l'infibulation, les scarifications
et la circoncision, au hasard et par exemple...
Toutefois,
d'après
les explications données
à de multiples reprises par diverses sources, il est certain
que ces oiseaux, migrateurs à l'origine, ont une propension
naturelle à stocker
des réserves
sous forme de graisse sous la peau et dans leur foie, de façon à se
préparer
à voler vers d'autres latitudes. Il paraît que si l'engraissement
se fait correctement, un canard ou une oie qui n'est pas sacrifié retrouve
naturellement (s'il fait un régime) un volume normal, autant
le corps que le foie. Il ne s'agit donc absolument pas d'une cirrhose,
un foie malade ayant une toute autre allure, et il ne serait absolument
pas autorisé à la consommation, vu tous les contrôles
vétérinaires
qui surveillent les produits destinés à notre alimentation.
Alors, si le gavage est simplement une accentuation
d'un phénomène naturel, où est le problème ? En réalité, il est double.
Tout d'abord, il faut rappeler que l'alimentation est culturelle. Frédéric
Duhart, l'explique admirablement bien. A la base, nous sommes dotés
(les humains) d'une capacité d'adaptation extraordinaire grâce au fait
que nous sommes omnivores. Ensuite, la question de savoir s'il vaut
mieux être végétarien, ne manger que du phoque, se délecter avec des
Knödel ou des petits pois anglais vert fluo est une affaire de culture.
Et justement, l'engraissage des canards et des oies provient d'une
culture méditerranéenne, de la découverte du pouvoir de conservation
de la graisse (les confits) et, accessoirement, du caractère parfaitement
goûteux et délicieux des foies gras.
Si
l'Europe du Nord s'élève contre cette coutume, c'est qu'elle a moins
été influencée par les Romains
lors de l'extension de l'Empire, et qu'elle a conservé d'autres coutumes
qui, par contre, ne sont pas partagées par les Européens du Sud (la
fête de Saint Nicolas par exemple). Nous nous retrouvons donc pour
ce "détail" - mais aussi lors des très importantes discussions économiques
ou politiques européennes - dans cette ancienne dichotomie : le Lion
méditerranéen contre l'Ours germano-slave.
Ce n'est pas tout. L'humanité a vu sa population augmenter
très sensiblement à partir du moment où elle a agi sur son environnement
pour le modifier à son avantage. C'était il y a environ dix mille ans,
le début du Néolithique, l'"invention" de l'agriculture et de l'élevage
et leur extension progressive dans le monde à partir de plusieurs foyers
initiaux indépendants les uns des autres. Faut-il le regretter ? Il
est certain que nous ne parlerions pas aujourd'hui de problèmes environnementaux
si nous en étions restés à la chasse et à la cueillette, et, corrélativement,
que nous serions aussi nettement moins nombreux à peupler la Terre.
Nous vivrions en symbiose avec la Nature dont nous continuerions à
subir les aléas. Enfin, on ne se refait pas. Si quelques uns résistent
encore et mènent un mode de vie plus ou moins paléolithique ou à peine
au tournant du néolithique, il faut bien avouer qu'ils sont bien minoritaires
et que nous devons raisonner en prenant en compte cette révolution
sans la juger, comme un axiome mathématique indémontrable et sur lequel
nous n'avons aucune prise, aucun pouvoir de modulation.
Néanmoins, il faut considérer la manière
avec laquelle nous pratiquons l'agriculture et l'élevage. C'est
là où le bât blesse.
C'est sur ce point également que les consciences achoppent.
Revenons
à nos canards. Le couple de la ferme Bourdasse, Maïté et
Bernard Duboué,
est tout à fait sympathique. En tant qu'amie de Rose, ils me
font confiance et me montrent toutes leurs installations en expliquant
les problèmes
qui se posent à eux. Bernard a commencé dans la profession
en aidant ses parents qui élevaient des vaches et cultivaient
du maïs. Lorsque
Maïté, qui est de Guiche, l'a épousé, elle
a diversifié les activités
en augmentant progressivement la quantité de volailles. Actuellement,
elle fait venir par lots successifs des petits canetons de quinze jours
mis au monde dans une autre ferme. Les premiers arrivent début
août,
et les derniers sont tués fin juin. Les canetons dorment d'abord à l'abri
dans une cabane
éclairée toute la nuit pour éloigner les prédateurs
(renards,
martres
- fouines -, loutres). Ensuite, ils sont mis dans des parcs, qui sont
en fait des portions de terrain ou prairies plus ou moins éloignées
de la ferme. Avec le temps pourri qu'il fait depuis des semaines, les
pauvres bêtes pataugent dans la boue. Comme, la nuit, ils sont
rentrés
dans des cabanes, il faut y changer quotidiennement la paille sur laquelle
ils reposent car ils la trempent complètement, sinon ils ne
pourraient pas être à l'aise le soir suivant. En effet,
contrairement
à l'idée que je m'en faisais, ils ont beau aimer l'eau,
ils apprécient
aussi de pouvoir se réfugier au sec et au propre.
En
tout, à cette époque de l'année, il y a environ
six cent canards dans la ferme, ce n'est donc pas un très gros élevage.
Il faut y ajouter
également les poulets (fermiers), les veaux (pour la viande),
quelques vaches laitières (l'une d'elle est tristement parquée
dans un coin sombre de la grange avec son veau qu'elle a mis bas tardivement).
Bernard alterne maïs
et triticale, hybride artificiel entre
le blé et le seigle dont la culture s'est développée
depuis les années 1960, cultivé surtout comme
céréale fourragère. L'exploitation occupe une
surface totale de 75 hectares, en comptant les prairies, les zones
d'élevage et la ferme. Toute la production sert à nourrir
les animaux. Quand il y a surplus, celui-ci
est vendu
à la
coopérative. Nous n'avons pas parlé de la façon
dont il cultivait ses céréales. J'imagine qu'il suit
la législation sur les intrants, mais
sans préoccupation particulière "biologique".
Quant
à Maïté, elle me montre la cuve où sont cuits
les grains de maïs destinés
au gavage, puis l'entonnoir relié à un récipient
qui lui sert à gaver
les bêtes enfermées dans des cages individuelles.
Elle est consciente qu'une amélioration serait nécessaire, autant pour lui simplifier la tâche du gavage, en installant un circuit complet depuis le grain jusqu'au bec, que pour accroître le bien-être des animaux qui sont de plus en plus comprimés dans leur habitacle au fur et à mesure qu'ils grossissent. Avec les installations telles qu'elles sont, le gavage leur prend chaque matin deux heures, de six à huit heures, et les quantités sont augmentées progressivement, mais sans aucune mesure ni pesage, tout est évalué au jugé, grâce à leur expérience. Un ventilateur fonctionne au milieu de la pièce, tourné vers les canards les plus avancés dans le gavage. Malgré la pluie, il fait doux, et les bêtes ont du mal à évacuer la chaleur. Ne transpirant pas, et étant incapables de se remuer ni de battre des ailes, vu comme elles sont coincées, elles halètent (comme les chiens), et souffrent - ni plus, ni moins que toute personne obèse - de sensations d'étouffement et de chaleur. C'est aussi l'intérêt des éleveurs de leur éviter trop d'inconfort ou de stress, qui peut mener jusqu'à la maladie et la mort, donc une perte sèche. Mais la modernisation a un coût qu'il faut amortir, celui-ci ne pouvant être supporté, dit-elle, que si les quantités d'animaux gavés augmentent.
Les
parents de Bernard ont cessé de participer aux travaux de la
ferme, mais sa fille, après un apprentissage en lycée
agricole et une période
de travail
à l'extérieur de l'exploitation imposée par ses
parents qui voulaient qu'elle voie autre chose et rencontre un peu
de monde, accomplit son
rêve de s'occuper du
gros bétail. Elle allume la radio à l'étable (les
veaux, qui y résident
à demeure, sont désormais habitués), et elle vaque à ses
occupations en musique. Cette
aide
va peut-être
permettre à Bernard de dégager un peu de temps pour
aider davantage sa femme et faire évoluer les techniques dans
le bâtiment
de gavage. L'autre volet, c'est la vente à la ferme. Au départ,
une partie de la production
était vendue à Labeyrie. J'ai cru comprendre que la
vente directe augmentait considérablement, et uniquement grâce
au bouche à oreille.
Le court-circuitage des transporteurs et détaillants se pratique
de plus en plus, et les fermiers pourront enfin obtenir une meilleure
rémunération de leur travail tout en permettant au consommateur
final de s'y retrouver
aussi financièrement. En outre, avec tous les scandales alimentaires
qui éclatent, de plus en plus de gens préfèrent
connaître l'origine
des produits qu'ils achètent, et se sentent davantage en sécurité en
"achetant local", comme on dit maintenant. Cette sensibilisation
permet d'ores
et déjà à certains paysans de retrouver la possibilité de
diversifier leur production et de se défaire de leur dépendance à l'égard
des multinationales, quelles qu'elles soient.
Maïté expliquait
l'importance du nombre d'animaux gavés
pour rentabiliser les équipements. Cependant, chacun connaît
les conséquences
néfastes d'une culture ou d'un élevage intensif. Il suffit
de penser aux enfants des écoles maternelles et primaires pour
le comprendre : le nombre lié à la promiscuité entraîne
la contamination de classes entières par les microbes des rhumes (rhinopharingite
est le terme moderne), des gastroentérites et les poux. Et encore,
ce pourrait être
pire si les enfants n'étaient pas vaccinés et n'utilisaient
pas d'antibiotiques pour stopper les infections. Il en est de même
pour les plantes et les animaux. Il suffit qu'une maladie, un champignon,
un prédateur
quelconque, attaque un individu pour qu'il se propage de proche en
proche et profite de l'aubaine pour attaquer toute la récolte
ou l'élevage.
Il faut donc traiter, vacciner, soigner.
J'étais
à une conférence en novembre dernier, organisée par l'UTLA (Université
du Temps Libre d'Anglet), donnée par Jean-René Lalanne,
Professeur émérite Université Bordeaux 1, sur
le thème « L'Adour en ses Barthes : hier et aujourd'hui ».
C'était très intéressant car il décrivait fort bien l'évolution à laquelle
il avait lui-même assisté, en parsemant ses dires d'historiettes ou
poèmes en gascon. Il racontait justement - et on trouve un témoignage
similaire sur le site très bien documenté du Val
d'Adour Maritime - que, chaque matin, les fermières ouvraient les
portes de leur basse-cour. Chaque petite troupe de canards et d'oies
rejoignait librement les autres, et formait avec eux un immense troupeau
qui vaquait toute la journée dans les
barthes, ces rives inondables de
l'Adour et de ses affluents, parsemées de ruisseaux, de canaux et de
fossés de drainage, envahies deux fois par jour par la marée qui remonte
le fleuve et permettait à une faune et une flore très spécifique de
se développer, jusqu'à ce que tout soit asséché pour y cultiver le
maïs...
Le
soir, le troupeau se redivisait, les fermières n'avaient
quasiment pas besoin de contrôler car chaque animal retournait
de lui-même à sa basse-cour où la fermière
les mettait à l'abri des prédateurs
pour la nuit. A
demi-sauvages, ils devaient sans doute prendre garde naturellement
aux prédateurs diurnes, comme les buses, friandes de
poussins et de jeunes oiseaux. Dans ces conditions, point n'était
besoin, ni de les nourrir (à part un petit complément
quotidien et davantage
en période de gavage), ni de les soigner. C'est ce qu'essaie
de recréer la ferme
Eyhartzea en
prenant garde à faire évoluer de même les techniques
de culture. Ce n'est pas
vraiment un retour en arrière, puisque le nombre d'exploitations
a considérablement diminué en un siècle, en
même temps que les surfaces
par exploitation augmentaient, grâce à la mécanisation,
mais la science
du vivant progresse, et certains comprennent qu'il n'est pas forcément
besoin de violer la Nature pour en récolter les fruits...
SOMMAIRE | Page 1/4 |
Rose, Cathy, Dominique et Anne, Christian et Michèle, Sergio et Bénou, Michael et Marc, les jumeaux et Charles, Léa et son cheval... | Canards gras à Lys |
5 et 6 décembre 2008 |