Déceler
dans un paysage les vestiges d'une histoire oubliée, et même
occultée
par ses habitants, est un plaisir toujours renouvelé. Je suis
revenue sur les
lieux que j'avais trop rapidement visités lors de la journée
du patrimoine de pays et des moulins du 15 juin dernier, élargissant
le rayon de mes investigations autour de l'abbaye
laïque de Pierre Bricage qui
avait
su éveiller ma curiosité à son encontre. De façon
encore plus accentuée
que dans les communes du Pays basque, le Vic Bilh se distingue par
un éparpillement de son habitat, le centre des villages étant
souvent réduit
à sa plus simple expression, l'église, la mairie, l'école,
et à peine
deux-trois maisons pour faire nombre.
Ma
belle-mère, qui était cultivatrice près d'Agen,
avait eu le même réflexe
que ces Béarnais. Préférant le confort et
la modernité, dès qu'elle avait réuni assez d'argent
pour le faire, elle avait fait construire sa maison à côté des
anciens bâtiments de
son exploitation, qui prenaient l'eau de toutes parts, il faut bien
le dire. En conséquence, il se produit un curieux phénomène
: aux amoureux des vieilles pierres et du patrimoine ancien, les
granges apparaissent plus monumentales, plus cossues, voire même
plus luxueuses que les rationnelles maisons modernes sans caractère
qu'affectionnent désormais ces fermiers béarnais.
Quel
dommage de laisser s'écrouler, pierre après pierre, des
murs construits avec un tel soin, un tel sens de l'ornementation
! Il ne faut pas croire que leur beauté nuisait à leur
solidité,
au contraire ! Parfaite symbiose de l'habitat et du milieu, ils alliaient
le galet roulé omniprésent dans le sol à un mortier épais
fait d'une composition variable de chaux, d'argile, de sable et d'eau,
tous éléments
qui se trouvaient également à portée de la main
et dont l'assemblage palliait l'impossibilité de sculpter ces
pierres de façon à pouvoir
les superposer.
Ils
ne négligeaient pas pour autant un opportunisme de bon aloi,
récupérant
sur les chantiers
ou dans les décombres de monuments plus luxueux des pierres
laissées
à l'abandon, ou réutilisant à l'occasion d'une
réfection du toit des
bouts de tuiles plates encore solides, ou bien des briques. Matériaux
humbles s'il en fut, magnifiés par leur emploi dans des bâtiments
utilitaires destinés à faire usage pendant des siècles,
point n'était besoin d'arc-boutant,
une soixantaine de centimètres d'épaisseur avec trois
rangs de galets suffisaient à un mur pour braver les outrages
du temps.
A
l'époque, et depuis ces temps immémoriaux où les
populations (agricoles, forcément) s'étaient sédentarisées,
tout le pays était sillonné de sentiers ruraux et de
fossés de drainage inscrits
dans cette argile bourbeuse et lourde qui retenait l'eau, afin de ne
pas
laisser noyer les récoltes lors de pluies trop abondantes (comme
en ce moment).
J'ai
suivi mon hôte à travers son jardin détrempé (il
m'avait prévenue d'emporter des bottes), marchant sur la menthe
odorante en bordure de ses carrés potagers cernés de
buis taillé bas, un oeil prudent
vers l'oie cacardante qui faisait mine de m'attaquer, toutes ailes
déployées et la tête baissée d'un air peu
engageant. Repoussant ronces et fouillis de branchages
souples, nous
sommes descendus dans le grand
fossé qui longe sa propriété pour déboucher
de l'autre côté sur un de ces anciens chemins, mis à mal
par l'exploitant du terrain voisin, cultivateur de maïs,
que son propriétaire laisse libre d'agir à sa guise.
Un jour, il est
arrivé armé d'une tronçonneuse, il a saccagé les
arbres et les arbustes qui bordaient le chemin, retiré les souches
et jeté tout ce qui le
gênait contre (et dans) le fossé. La raison ? La
rentabilité bien sûr,
et trois rangs de maïs gagnés sur la longueur qui poussent
avec difficulté,
le terrain n'ayant jamais été cultivé ni amendé.
C'est ainsi que disparaissent les taillis et fourrés qui abritaient
une foule bruissante et pépiante
vouée à une mort certaine. C'est ainsi également
que se justifie l'emploi intensif de pesticides, les prédateurs
naturels des insectes, rongeurs, larves et autres consommateurs de
cultures n'étant plus là pour accomplir
leur ouvrage.
Enfin, nous parvenons en glissant sur les mottes de
glaise au petit pont à la voûte de briques dont le dessus
est au niveau du chemin, et qui repose sur des piliers de galets enfoncés
contre les parois du grand fossé profond. Il est presque invisible
sous l'amoncellement de ronces et de terre. Mon mentor
contourne la végétation et pénètre
de nouveau dans le fossé. Il
patauge dans l'eau brune jusqu'au passage où l'arche franchit
un deuxième ruisseau-fossé perpendiculaire. Ce
pont permettait aux paysans d'accéder par le sentier au bout
du plateau qui garde quelques rescapés des anciennes forêts
de chênes.
A mi-côte, ils trouvaient une
source (encore présente, mais enlaidie d'un tuyau qui mène son eau
dans le caniveau de la nouvelle route bitumée), et qui coulait en permanence,
y compris en période
de sécheresse.
Plus bas, ils parvenaient au moulin de Denis ou, un peu plus loin vers
la droite, au moulin de Pouey.
J'ai
dû ruser
pour réussir
à les apercevoir, de loin. Totalement désaffectés,
leurs derniers propriétaires ont,
comme les paysans, préféré bâtir à côté une
villa moderne. Le
premier
est situé à l'extrémité d'un bief dont je suis
allée chercher le point de départ, à son confluent
en amont avec le Luy de France, une des neufs rivières de
Navarre (du gascon-béarnais
nav, neuf et riu ou arriu, rivière), à près
d'un kilomètre de
sa chute, où les deux cours d'eau enserrent une île
allongée égayée
d'arbres à la parure automnale. Plus en aval demeurent les
vestiges du moulin de Pouey (dont le nom est issu du latin podium,
hauteur)
assis directement sur le Luy de France et dont les piliers monumentaux
laissent
à penser
qu'il
devait
disposer
de
nombreuses
meules.
Voici les indications données sur ces deux moulins
situés sur la commune de Saint Armou.
L'église de Saint-Armou a été construite
vers 1385, son saint patron est Saint-Laurent. Autrefois, il y avait aussi
une abbaye laïque et un abbé laïque
qui possédait église et droit de présentation à la
cure. Cet abbé nommait un curé qui logeait dans l'abbaye.
La communauté devait fournir à son curé des grains
pour sa volaille ainsi que le bois de chauffage. La règle étant
qu'il n'existait pas de communauté sans
seigneurie,
les villageois subissaient la présence d'un seigneur qui
dépendait
de la baronnie de Navailles. Son
château "Lou Castet doü Poey" sis à Saint-Armou
(village effectivement placé sur une hauteur, loin des méfaits possibles
des crues de la rivière) comprenait une salle de justice communiquant
avec des oubliettes. Il possédait également
un moulin, les paysans étaient obligés d'y porter leur grain.
A la révolution les "Saint-Armounais" décidèrent
de construire leur propre moulin à grains (qui doit être celui
de Denis, j'imagine).
On
pensera peut-être à la lecture de ce qui précède
que je suis une passéiste
à tout va. C'est faux ! Je suis aussi capable
d'admirer la modernité et d'en apprécier les améliorations
qu'elle a apportées à notre confort de travail et de
vie - ci-dessous, le moulin (moderne) de St Armou -. Cependant,
en toute objectivité, malgré leur bruit et leur peu d'efficacité,
j'ai un faible
pour l'esthétique des anciens moulins, ainsi que pour leur adéquation
avec leur environnement, l'utilisation d'une énergie "renouvelable"
et en tout cas non détruite par l'usage qu'on en faisait, et qui remplaçait
avantageusement l'huile de coude et la force animale. J'ai
lu dernièrement une version sur ce tournant industriel
de l'humanité
qui donne une autre vision de la noblesse. En effet, aux alentours
de l'an mil, on constata un réchauffement climatique progressif
en Europe dont le maximum fut atteint vers 1200 et le retour à la "normale" vers
1400. Ce réchauffement fut accompagné de bien meilleures
récoltes et
d'un accroissement de la population, malheureusement supérieur
aux capacités
de production de l'époque. La noblesse prit le problème à bras
le corps et entreprit, avec l'aide du clergé, de grandes campagnes
de défrichement
des forêts et de drainage des zones humides pour accroître
les surfaces cultivées, seul moyen pour accroître les
quantités produites puisqu'on ne
savait pas augmenter les rendements. Ils fournirent la terre, financèrent
les bûcherons et les paysans.
Dans
le même temps, des innovations furent faites dans divers domaines,
l'utilisation plus systématique du fer (pour le soc de la charrue
et l'outillage en général), le remplacement de la faucille
par la faux, le meilleur harnachement des
animaux de
trait pour qu'ils ne soient plus étranglés quand ils
tiraient la charrue. Ils prirent en charge aussi les gros investissements
de création des
moulins, non seulement leur construction et leur équipement,
mais
également le creusement des biefs et la construction des barrages
sur les cours
d'eau. On parle toujours des voies romaines, mais il faut savoir
que c'est aussi à cette époque du bas Moyen Age que se
développa
un grand réseau routier
aux mailles très serrées. Par la suite, il est évident
que les successeurs héritèrent d'une situation acquise
et qu'ils
abusèrent
en exigeant
le monopole
et des droits excessifs.
Ce
que j'ignorais également, c'est que les paysans n'avaient pas très
envie de quitter leur région pour aller
défricher des terres vierges, même s'ils vivaient de façon très
précaire dans une disette quasi permanente. Il a fallu les appâter.
La solution,
c'était de leur donner des libertés et des
privilèges.
C'est
ainsi
que des communautés entières bretonnes s'installèrent en Béarn sous
la forme d'abbayes laïques,
celle de la Maison Bouet à Lasclaveries en est un exemple, une autre
existait aussi à Saint Armou, de même
que des Bretons se sont installés à Saint Castin, Saint Jammes et
Saint Laurent-Bretagne (ci-dessus, le lavoir rénové de Saint Armou
et, ci-contre, sans doute un vol de milliers de palombes au-dessus
du bois qui pousse sur la falaise contre laquelle coule le Luy de
France - il ne faut pas oublier que l'automne est l'époque des migrations
d'animaux).
Des
villages entiers furent protégés par des remparts
(le clergé, au
XIe s., essaya d'imposer aux hommes armés
le respect de l'inviolabilité
des
églises et
des sauvetés, bourgs rendus sacrés par "la paix
de Dieu", il en
était de même pour les castelnaus érigés
par la noblesse) avant que ne
fut inventé
le
concept
de la bastide,
au XIIIe s., à plan standardisé, avec des rues qui
se coupaient
à angle droit, bourg fortifié construit autour d'une
place centrale carrée. Ces innovations sociales et juridiques,
parmi bien d'autres, ont été à l'origine de l'émergence
des bourgeois (habitants des bourgs) qui
ont
extirpés
progressivement
et à grand peine des privilèges de la part de la
noblesse et du clergé,
jusqu'à devenir un véritable contre-pouvoir et mener
notre pays
à la Révolution de 1789.
Comme d'habitude, je me prends de nouveau à admirer l'intense vitalité créatrice de cette époque qui transparaît avec jubilation dans les sculptures des chapitaux et des porches d'église. Je me suis régalée devant celles de Sévignacq, église romane du XIe s., et devant celles de Morlaàs.
L'église de Sévignacq-Thèze
(XIIe s.) |
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Cathy | Vic Bilh |
2 décembre 2008 |