Lorsque la communauté Bouet est arrivée à Lasclaveries, il ne faut pas imaginer que la région était vide, inhabitée et uniquement couverte de forêts et de marais. Cela, c'était vrai bien avant. Jusqu'au VIe s. avant J.-C., la Gaule était occupée par les Ligures. Vers le Ve s. avant J.-C. eurent lieu deux invasions, l'une des Ibères par le Sud, et l'autre des Celtes par le Nord qui stoppèrent celle des premiers. Les Ibères s'installèrent donc durablement en Béarn (probablement parmi la population ligure qui n'avait pas dû être totalement exterminée). Ces noms, nous les connaissons par les Grecs et les Romains. Mais d'autres populations les ont certainement précédées qui, toutes, avaient déjà passé le cap néolithique et, donc, pratiquaient l'agriculture et l'élevage (en Europe, je crois que ces techniques ont été introduites à partir de 3500 ans avant J.-C.). Il y a deux mille ans (un peu moins en Béarn), les Romains ont envahi à leur tour la Gaule (les Grecs n'avaient que le "comptoir" de Marseille) et ils ont installé des "villae" un peu partout, dirigées par des vétérans récompensés par la dotation de terre coloniale, ou bien par des notables locaux romanisés. Ces "villae" étaient des exploitations agricoles, protégées de loin en loin par des soldats campant dans des castrum.
De tout ce passé obscur de gens qui n'écrivaient pas, raison pour laquelle on nomme cette époque "préhistorique", bien qu'elle recouvre une période très longue et dont les réalités ont été très diverses, il reste quelques vestiges à la Maison Bouet. Pierre Bricage a retrouvé des pierres taillées (une pointe de flèche notamment). En creusant un vide sanitaire sous son salon trop humide, il a découvert, enfoui dans la terre argileuse, un ancien foyer, formé de pierres disposées en cercle, avec du charbon de bois au milieu. Creusant à proximité du foyer, il a décelé les vestiges d'un soubassement de pierres arrondi qui en faisait peut-être le tour et devait être la base d'une habitation dont la partie haute était de bois et de torchis, recouverte de chaume (ce sont des supputations). Enfin, dans la structure actuelle des murs de sa maison, il y voit plusieurs stades de construction, rénovation et agrandissements successifs. La preuve en est le curieux sol du couloir central, très large, formé de pavés de trente centimètres de côté très ajustés et lisses, qui partage sa maison en deux sur toute sa largeur actuelle, alors qu'initialement le premier carré habitable était plus court. S'agit-il des vestiges d'une ancienne voie romaine qui passait tout contre la maison ? Ou la maison se serait bâtie tout contre ? Ou alors, il y aurait eu un autre bâtiment qui aurait précédé celui-ci et dont ces pavés seraient le seul vestige ? Mystère.
Tout comme est mystérieux le carré entouré d'un grand fossé qui jouxte la grange dîmière, légèrement surélevé par rapport au sentier et aux champs voisins. Il aurait pu être un oppidum ou castellum celte (ibère ou gaulois) ou bien un castrum romain destiné à héberger des soldats pour protéger les villae voisines. Une partie des murs de la grange au toit écroulé est réalisée avec beaucoup plus de soin que la grange dîmière. Etait-ce la base d'une tour d'observation, ou bien une sorte de donjon plus tardif, de l'époque wisigothe ou féodale ? On en retrouve un exemplaire semblable à quelques dizaines de mètres de là, dans un poste tout aussi stratégique au départ de la pente vers la rivière en contrebas. Les prédécesseurs de la Maison Bouet, pendant la période obscure de la fin de l'empire romain jusqu'à l'an mil, vivaient dans une insécurité permanente due à la décomposition de la "paix romaine" et l'absence d'Etat de substitution. Les incursions fréquentes d'envahisseurs du Sud, du Nord, de l'Est et par mer rendaient nécessaire l'érection d'ouvrages de défense, sur ce plateau découvert, dépourvu de refuges naturels. Les Vikings (appelés aussi les Normands, hommes du Nord) remontaient le cours des fleuves et des rivières pour piller et tuer les habitants qui vivaient sur les berges. Avant eux, c'étaient les Wisigoths, et après eux les Arabes qui franchirent les Pyrénées, puis, bien sûr ces Francs qui détruisirent la culture occitane florissante en profitant d'une alliance avec le pape pour écraser l'hérésie cathare (- qui n'avait pas touché le Béarn, pourtant -). Nous ne nous rendons pas compte à quel point nous avons une vie tranquille en comparaison de celle de ces anciens Béarnais !
Notre société a changé et nos soucis ne sont plus les mêmes. Désormais, la monoculture du maïs, l'emploi de tracteurs très lourds, les intrants, détruisent la Nature qui nous a fait vivre jusque là. L'intensification des relations commerciales exige un réseau routier et autoroutier toujours plus serré, également destructeur de Nature. Pourtant, je n'ai pas pu m'empêcher d'admirer l'ouvrage en cours pour la création de l'autoroute Pau-Langon. La vallée du Gabas est barrée par un énorme chantier dirigé par Eiffage et sa filiale Eiffel. J'ai pu l'explorer sans être apostrophée par les ouvriers et contremaîtres, trop occupés pour s'inquiéter de ma présence. Au départ de la petite route qui y mène, des villas sont en construction. Je me suis garée le long de la clôture d'une ancienne ferme dont le vieux propriétaire gros, tout voûté et boiteux étend son linge, et qui me paraît prendre avec philosophie ce trafic de camions qui ravinent les routes en les couvrant d'une boue rougeâtre.
J'ai commencé à marcher vers un premier chantier où une pelleteuse creusait la colline pour remplir une noria de camions qui se déversaient plus loin, comblant la vallée. Dépassant avec précaution ce capharnaüm, je me suis dirigée vers le centre des opérations. La forêt de la colline en face, sur l'autre berge du Gabas, avait été coupée en deux comme une piste de ski. En bas, d'énormes piliers de béton s'élevaient, encore emplis d'échafaudages. Plus près de moi se trouvait le futur tablier du pont, un ouvrage hérissé de grandes pointes, tout en métal, d'un seul tenant, monté sur place comme un immense meccano. Il était délicatement déposé sur des plots temporaires destinés je pense à maintenir sa surface parfaitement plane, qu'il n'y ait pas de gauchissement malencontreux. Dessous, au centre, des petits tracteurs empêchaient cette structure gigantesque, légèrement penchée, de glisser vers l'arrière, maintenue à eux par d'immenses câbles d'acier. Les hommes s'activaient autour comme dans une fourmilière tandis qu'un générateur près de moi grondait en fournissant son énergie.
De retour près de mon paysan, il me dit qu'il allait être inondé ! Je lui répondis qu'il ne s'agissait pas d'un barrage, mais d'un pont ! - Oui, mais je peux être inondé d'un instant à l'autre. - Il y a des maisons en construction là-bas, à l'entrée de la route. - Oui, ils ont quand même eu l'autorisation de construire. - Vous voulez dire que vous êtes en zone inondable ? - Oui, c'est ça ! Finissant par nous entendre sur les termes, il m'annonce que le tablier du pont va être glissé sur ses piles lundi prochain. Je regrette de ne pouvoir y assister. Ce doit être spectaculaire à voir, et extraordinaire de précision malgré l'énormité des pièces à mettre en place. Voilà, l'avenir est en marche. Une autoroute va barrer le paysage que j'ai parcouru toute cette journée. Les animaux coincés d'un côté ne pourront plus rejoindre ceux restés de l'autre côté, sauf en passant sous cet ouvrage qui sera suspendu en travers de la vallée du Gabas. Les promoteurs n'ont pas prévu de crise, de ralentissement d'activité, d'enchérissement du prix du pétrole, de raréfaction des ressources pétrolières ni de mutation de l'économie dont les conséquences sont encore difficiles à imaginer. En attendant, ils construisent, sur la lancée des 40 glorieuses...
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Cathy | Vic Bilh |
2 décembre 2008 |