Revenons au XXIe siècle. Jean-François Terrasse rapporte qu'il a assisté à des réunions où il a constaté que les agriculteurs prenaient conscience de l'érosion de leurs terres, mais n'avaient pas encore les moyens d'y remédier en changeant leurs pratiques. L'an dernier, la récolte de maïs, semé à partir de juin, s'est déroulée de septembre à décembre. Dans l'intervalle, pendant six mois, rien n'a été fait dans les champs, la terre est restée à nu. Si on revenait à la pâture en prairies, ce serait mieux, mais elle n'est pas rentable. Le maïs offre des débouchés et ne donne que peu de travail, donc les agriculteurs peuvent exercer un deuxième métier en parallèle. Comble de tout, il y a eu la spéculation sur les agro-carburants qui a engendré la hausse du cours du maïs. Un engouement brutal s'est produit, les prés et même les tourbières ont été labourés pour être plantés de maïs ! Même sans récolte (car ces étendues pauvres n'étaient pas propices à sa culture), les agriculteurs étaient gagnants, simplement avec les primes qu'ils récoltaient de l'Etat ! - Photo : le seuil abaissé pour l'écoulement du trop-plein du lac de retenue -

Il faudrait des aides pour qu'ils puissent se reconvertir. Le bassin versant du lac d'Errota Handia représente 600 hectares, en amont de la forêt. La réserve n'est pas un lieu isolé, indépendant, vivant en autarcie dans sa bulle. Pour que son statut de réserve naturelle régionale prenne véritablement son sens, il lui faut des conditions idéales de pureté, une absence totale de pollutions. En toute logique, si elle était vraiment protégée dans toute l'acception du terme, il serait nécessaire d'assainir cette surface dont elle dépend, le bassin versant dont l'eau qui le parcourt aboutit dans la réserve. Il faudrait faire un travail exemplaire de communication auprès de tous les acteurs publics et privés. Malheureusement, c'est très long, certains sont plus difficiles à convaincre que d'autres... Sans parler du projet suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de la réserve qui compromet, s'il se réalise, grandement son existence. Il s'agit de la LGV (ligne ferroviaire à grande vitesse) dont le projet de fuseau empiète sur la colline de Sainte Barbe à Arcangues, où le ruisseau qui alimente le lac d'Errota Handia prend sa source... - Photo : Héron dressé à la cime des arbres, près de son nid -

Sur la réserve, Jean-François Terrasse, aidé du CREN, pratique une gestion "chirurgicale", très fine, minimaliste, pour maintenir une biodiversité maximale. Le lac, les mares, le ruisseau, les bois et prairies hébergent des peuplements différents en fonction de leurs caractéristiques. Parmi les poissons, on trouve la gambusie, petit poisson mexicain introduit en France pour lutter contre les infestations de moustiques dans les marais de Camargue et dans le Sud-Ouest, et dont les capacités d'adaptation et de reproduction lui donnent les caractéristiques typiques d'une espèce invasive. On trouve aussi des espèces plus locales, le vairon, le gougeon, le gardon, l'anguille, la loche franche, la lamproie dont on trouve des frayères à Arbonne, malgré la pollution aquatique... La prairie naturelle qui s'étend sur la rive gauche du ruisseau en aval du lac est entretenue par des chevaux qui sont déplacés sur un autre pré de mai à juillet afin de laisser pousser les fleurs et pulluler papillons et libellules. A Errota Handia, on a décompté une cinquantaine d'espèces de papillons diurnes - trois d'entre elles sont exceptionnelles - et une trentaine d'espèces de libellules. - Photo : Gambusie -

Le problème, avec les chevaux, c'est qu'ils subissent une à deux fois par an un traitement au vermifuge, très efficace, mais qui est malheureusement partiellement évacué dans le crottin, et détruit ainsi ou infeste des insectes ou leurs larves et, par voie de conséquence, la chaîne alimentaire en amont et en aval (oiseaux, chauve-souris, vers de terre). On attribue à cette substance la réduction du nombre de bécasses, consommatrices de vers de terre qui sont décimés par ces vermifuges. De même, en montagne, on ne voit plus un seul bousier. Lorsqu'on traite les vaches, le produit passe dans le lait. L'idéal serait de garder le bétail enfermé, le temps que le vermifuge soit éliminé du corps. Auparavant, la quasi-totalité des prairies était naturelle. Ce n'est plus le cas à l'heure actuelle, et la perte de diversité végétale influe sur la diversité animale. Ce constat inspire la gestion de la zone humide, où Jean-François Terrasse et le CREN s'ingénient à diversifier les milieux, bien conscients de cette influence sur la faune. Ils se gardent bien de raser l'oseille, l'ortie, la prêle et le rumex, plantes hôtes pour de nombreuses chenilles ou papillons. - On voit sur le document en lien établi par le département d'économie rurale de la région wallonne à l'attention des agriculteurs la perception diamétralement opposée vis à vis du rumex dans les prairies artificielles destinées au fourrage du bétail : cette plante est totalement proscrite et à éradiquer par tous les moyens, chimiques ou physiques. - Photo : Une des mares de la réserve en sous-bois. -

Le paon du jour, la vanesse, affectionnent les orties dont les massifs sont fauchés par rotation, de façon à permettre aux papillons de dérouler tout leur cycle. La fauche doit se faire très tard pour laisser pondre l'azuré (du thym, de la luzerne, du plantain, des orpins, des nerpruns...) une à plusieurs fois (en février, mars et septembre). Pour en faire le suivi, il n'est pas forcément besoin de capturer des individus (surtout les papillons, si fragiles), il faut faire preuve de patience, de qualités d'observation et s'aider parfois de jumelles spéciales. Pierre-Camille Leblanc, de l'association Le Paon du Jour installée à Cambo, est venu à Errota Handia faire un inventaire des papillons de nuit, à l'aide d'un grand drap blanc fortement éclairé. Il racontait qu'il repérait la présence des papillons diurnes en parcourant la nature à la recherche des plantes prisées par les chenilles spécialisées dans leur alimentation et qu'il suffisait de dénicher sur les feuilles. C'est plus astucieux et plus reposant que de courir après les papillons ! - Photo : Chardon -

Certains papillons passent l'hiver à l'abri dans les appentis ou les caves, d'autres migrent. Par Sare, la vallée d'Aspe, les cols pyrénéens, il est passé début mai un vol gigantesque de millions de Belle Dame ou Vanesse du chardon (dont sa chenille se nourrit) qui hivernent en Espagne ou en Afrique du Nord. Le site en lien montre qu'il y en avait tout autant dans les Alpes et Jean-François Terrasse rapporte qu'il y en avait aussi beaucoup en Aveyron le mois passé en avril, alors qu'il faisait très froid et qu'il soufflait un fort vent du Nord. Ces insectes sont aussi capables de traverser la mer. Ce sont de grosses espèces, bien qu'ils ne pèsent que 2 grammes, et sont nés l'an dernier : ils se décolorent en vieillissant, perdent leurs ocelles et leur brillance. Le sphynx est un autre exemple de voilier extraordinaire. Les plus petits papillons passent l'hiver à l'état de chenilles. - Photo : Orchidées Sérapias lingua -

Toujours au bas de la digue, sur la pelouse en bordure du ruisseau, nous admirons un véritable parterre d'orchidées Sérapias lingua dont les hampes se dressent au-dessus des brins d'herbe. Bénéficiant (théoriquement) d'une protection relative sur le plan européen, elles poussent principalement dans le Sud-Ouest de la France. Elles poussent autour du parking d'Arcangues, sur le bord des routes, emplacements malheureusement fauchés imperturbablement par les responsables de la "propreté" des voiries. Elles sont peu exigeantes, puisqu'elles poussent sur des sols très pauvres, pierreux, calcaires ou humides, mais elles dépendent pour se reproduire du mâle d'un petit hyménoptère (Ceratina cucurbitina), attiré par la callosité basale de la fleur ainsi que par les parfums émis par la plante qui reproduiraient ceux de la femelle. Par rapport aux orchidées que l'on trouve dans le commerce, ces fleurs sont bien plus discrètes - ce qui n'enlève rien à leur élégance -, et cette abeille qui le pollinise, qui paraît très grande sur la photo, est en réalité minuscule, bien qu'elle soit capable de se charger d'une quantité impressionnante de pollinies en regard de sa taille. A l'autre extrémité de la digue, en sous-bois, nous découvrons un champignon bizarre, surnommé le Cloître grillagé en raison de sa forme particulière. Il s'en dégage une très sensible odeur de charogne qu'affectionnent les mouches. Il s'agit d'un champignon américain qui a été introduit dans le bois des caisses qui servaient pour le transport transatlantique des marchandises. - Photo : A gauche, l'abeille pollinisatrice de l'orchidée Sérapias lingua, la Ceratina cucurbitina, et à droite, zoom sur la fleur -

Nous nous regroupons au bord d'une mare qui héberge des coléoptères, des renoncules, des ophrys des marais (encore des orchidées), des asperges sauvages, du carex en fleur, des sagittaires, du plantain d'eau, des dytiques. Sur le site en lien, je retiens les adaptations physiques de ce coléoptère aquatique qui lui fournissent une meilleure efficacité dans la prédation. "On notera leur forme en navette, particulièrement hydrodynamique, mais aussi l'aplatissement des membres pour une meilleure pénétration dans l'eau, et surtout la modification des pattes postérieures dites natatoires. Ces dernières sont en effet dotées de franges abondamment ciliées qui se replient lorsque l'insecte ramène la patte, et qui au contraire se déploient lorsqu'il la pousse, d'où une nette augmentation de la "rame", et donc de la surface de propulsion." Jean-François Terrasse signale qu'une mare ne doit pas être trop à l'ombre. Si on en crée plusieurs, il faut veiller à varier les expositions, les éclairages, les profondeurs pour offrir différents biotopes. Si trop de feuilles s'y déposent, les larves d'insectes auront des difficultés à s'y développer. C'est donc à la fin de l'automne qu'il faut effectuer des travaux de fauche et de déblaiement, et encore, en faisant attention car en décembre, une des mares était une véritable gelée d'oeufs de grenouilles. - Photo : Dytique -

Lors de la dernière tempête sont tombés les vieux peupliers creux dont les troncs étaient forés de trous par les longicornes. Non loin de là se trouvent des "respounchous" (gascon) ou herbe aux femmes battues, dont les jeunes pousses ressemblent aux asperges et sont appréciées dans certaines régions malgré leur amertume. On l'appelle plus scientifiquement le tamier commun, sa racine cuite était autrefois utilisée sous forme de cataplasme pour traiter hématomes et ecchymoses (d'où son surnom...). Depuis que le lac a été restauré, Jean-François Terrasse a un problème avec les roseaux, il n'arrive pas à les conserver. Pourtant, les phragmytes (nom des roseaux) hébergent les fauvettes rousseroles (petits oiseaux) et plusieurs autres espèces très spécifiques. Le CREN a mis des pièges à ragondins pour qu'ils puissent croître sans voir leur rhizome aussitôt dévoré. Puis des grillages ont été dressés autour pour les protéger. A l'inverse, dans cette zone humide inondable, les saules et les aulnes, avec leur mégaphorbiaie associée, ont tendance à envahir les espaces découverts qu'il faut débroussailler une fois par an. La prairie est emplie de fleurs multicolores, le bugle bleu-mauve, qui est une labiée de la famille des menthes, la campanule lactiflora, la crucifère, dont font partie le chou et le colza, le myosotis des marais... - Photo : Cloître grillagé (à droite) et bugle (à gauche) -

Jean-François Terrasse fait remarquer qu'il a volontairement laissé des embâcles (branches) dans le ruisseau qui hébergent des animaux jusqu'à ce qu'ils soient chassés par les crues. L'angélique, une ombellifère, pousse à l'ombre de la forêt qui s'est spontanément installée dans les années 1930 - c'est ce qu'on appelle une saillie -. Elle a colonisé la zone humide, inondable, qui constituait le fond de l'étang autrefois. C'est une aulnaie-frênaie-chênaie de plusieurs hectares en corridor de part et d'autre du ruisseau. Le CREN va mettre des pièges en haut des saules pour capturer des coléoptères aux fins d'inventaire. Outre l'angélique des bois que l'on peut consommer confite dans les pâtisseries à l'instar de la rhubarbe, on trouve aussi des limaces en quantités et des loriots. Une huppe appelle dans le lointain, ouh-ouh, ouh-ouh... Dans un bosquet de bambous, un gabion semi-enterré datant d'avant-guerre offrait un abri pour la chasse aux canards, dans ce qui était autrefois une prairie inondable. - Photo : Fleur d'églantier -

Notre mentor se scandalise au passage de la construction de l'échangeur d'autoroutes dans les barthes, en pleine zone inondable, à l'Ouest de Bayonne. Il signale d'autre part que les feuilles de platane s'accumulent au fond de l'étang sans pourrir. Le platane commun en France, planté principalement dans les villes et en bordure des routes, est issu de l'hybridation du platane d'occident (américain) et du platane d'orient (Asie mineure). Jean-François Terrasse estime qu'il ne devrait pas être planté à la campagne, en raison de sa faible biodiversité hébergée et de ses feuilles difficiles à transformer en humus. Autrefois, on voyait dépasser de la vase à cet endroit l'extrémité d'un avion. Il s'agit d'un prototype secret de Messerschmitt qui avait été mis au point à l'aérodrome de Parme pendant la dernière guerre et qui est tombé dans l'étang. Il l'a appris par des voisins qui y jouaient quand ils étaient petits. Aujourd'hui, la vase, qui s'épaissit à raison d'un mètre par an, et la végétation l'ont complètement recouvert et il est introuvable. - Photo : Fourmis et "crachat de coucou" -

Nous retournons à découvert où poussent des bouquets de grandes berces (ombellifères), de renouées, des parterres de prêles et des îlots d'orchidées aux longues hampes, différentes des premières que nous avons observées près de la maison. Un églantier déploie ses grandes fleurs fragiles. Les haies sont couvertes de "crachats de coucou", qui sont en réalité des nids de cicadelles (petites cousines des cigales). Les grillons crissent au soleil, tandis que des fourmis s'affairent près d'un gros nid qu'elles ont construit en le charpentant de brins d'herbes (sans doute parce que la terre est trop humide à cet endroit). Tangi Le Moal, le responsable du CREN, arrache, par habitude, tous les brins de grande jussie qu'il voit dépasser de l'eau. Cette invasive originaire d'Amérique du Sud est tellement coriace qu'il faut l'arracher chaque année à la main, de mai à septembre, en prenant garde de prendre toute la plante jusqu'au bout des racines. Elle est très fragile, et le moindre segment oublié se bouture naturellement. Les arracheurs de la MIFEN qui sont appelés à la rescousse opèrent depuis une barque, ou bien en habit de pêcheur, de l'eau jusqu'au torse, c'est une vraie calamité qui a envahi la réserve depuis 2005 ... En deux jours, elle double sa biomasse. - Photos : Prêle (détail) et orchidée -

Dans l'air tiède volètent des flocons cotonneux. Jean-François Terrasse se saisit d'un fragile amas diffus blanc et l'ouvre pour nous montrer les points noirs microscopiques qui sont des graines de saules. Il y en a des milliers, peut-être des millions qui se déposent partout, sur les feuilles, sur l'herbe, sur l'eau, pas étonnant qu'il y en ait beaucoup qui réussissent à germer, avec une telle quantité émise par les arbres. Des vesces (pois de senteur) poussent en ondulant à côté de gesses aux fleurs similaires, en ailes de papillons. Il montre la propriété voisine. C'était une prairie à bécassines et à orchidées, elle a été labourée et semée d'une prairie artificielle sur laquelle paissent des moutons (ce qui, tout bien considéré, est mieux que le maïs). Le terrain d'où jaillissaient plein de sources a été drainé. Il aurait été préférable de le laisser en marais...

Pour conclure momentanément sur ce sujet inépuisable, je déduis de cette visite passionnante quelques pistes de réflexion. Il apparaît évident après la récolte de toutes ces informations qu'un ministère séparé consacré à la problématique du développement durable n'a pas de sens. Cette réflexion doit s'inscrire dans tous les axes de la politique de l'Etat. Par voie de conséquence, se donner bonne conscience en ménageant des espaces en réserves naturelles n'est pas suffisant, d'une part car elles ne sont pas isolées sur des îles désertes, et d'autre part car cela ne résoud pas la question de base, qui est celle de notre mode de vie qui perturbe fortement notre environnement naturel dont nous dépendons et dont nous faisons partie intégrante. La pureté des eaux de surface dépend de notre démographie, de notre implantation géographique plus ou moins concentrée, de notre mode d'alimentation (entre autres). - Photo : Graines de saule -

Les instances gouvernementales continuent de se réjouir de notre taux de natalité - même si elles essaient, avec des moyens souvent bien contestables, de juguler l'immigration plus ou moins clandestine -. La vie citadine dans de grandes agglomérations paraît dans les discours officiels et privés toujours la panacée, malgré tous les inconvénients qu'elle comporte. Notre consommation alimentaire déséquilibrée, qui privilégie trop les viandes et les laitages, induit fatalement une agriculture néfaste et peu efficace au bout du compte. En effet, on s'imagine que la mécanisation (associée aux "intrants", fertilisants, pesticides) a résolu les problèmes de production de masse avec un minimum de main d'oeuvre, mais ce que l'on occulte, c'est que l'on cultive majoritairement pour nourrir des animaux (le maïs), et qu'il faut de ce fait beaucoup plus de surface agraire pour ce genre d'alimentation. Reconvertir les agriculteurs induit forcément un retour de notre alimentation à des équilibres traditionnels oubliés.

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Jean-François Terrasse, Conservatoire Régional des Espaces Naturels d'Aquitaine (CREN) avec Tangi le Moal, visiteurs, Cathy
Aquitaine Nature à Errota Handia
18 mai 2009