Bien que nous soyons au bord de la mer, le comble du luxe, à Alicante, c'est l'eau. Nous nous trouvons dans la région espagnole la plus déficiente dans cette ressource indispensable à la vie, et surtout la plus déséquilibrée par rapport à la demande. Paradoxalement, alors que nous avons choisi cette destination pour y trouver le soleil, c'est la pluie qui nous accueille le premier soir à la sortie de l'avion et qui tombe une bonne partie de la journée suivante. Qu'importe ! J'ai repéré sur Internet un rendez-vous incontournable, la visite du MARQ, le musée archéologique d'Alicante, qui est une merveille, autant quant à la richesse de son cadre et de son fonds que pour l'extraordinaire modernité de la mise en valeur des collections. Je donnerai seulement comme exemple la visite de la salle évoquant l'époque romaine, où, simultanément, sont exposés des vestiges architecturaux ou mobiliers sur des estrades ou dans des bacs et sont diffusés des films documentaires différents sur chacun des deux murs qui font office d'écrans géants longitudinaux de part et d'autre de la salle rectangulaire. Des acteurs, vêtus en Romains, évoluent dans un cadre de thermes reconstitué, et une coupe des bâtiments permet de voir le système de chauffage et la circulation de l'eau.

Dans une autre salle, la reconstitution d'une épave de bateau grandeur nature montre par sa coque éventrée les amphores soigneusement empilées et bloquées par de la paille, tandis qu'un film montre sur le mur à l'arrière-plan la réalité des fouilles aquatiques, avec un plongeur qui déblaie le sable à l'aide d'un tuyau qui le chasse ou l'aspire et qui soutient une caisse soulevée par une courroie qui l'extirpe des profondeurs de la mer. - Photo de droite : le MARQ, musée archéologique d'Alicante -

L'occupation romaine s'est faite de façon épisodique à Alicante, sur une période allant de la fin du Ve s. avant J.-C. jusqu'au IIIe s. après J.-C., avec l'instauration de solides murailles dotées de tours dès la fin du IIIe s. av. J.-C., signe qu'il ne s'agissait pas d'une résidence paisible, mais bien plutôt d'une colonisation et occupation de lieux habités par d'autres populations réfractaires à cette incursion. Deux thermes publics et un temple ont été construits à l'intérieur de cette enceinte sous le mandat d'Auguste, le premier empereur romain, époque où la ville a acquis le statut de municipio, sous le nom de Lucentum, avec un gouvernement autonome, une magistrature et des institutions nettement romaines. Après sa décadence et son abandon, l'ancienne ville sera transformée en cimetière qui prendra un caractère islamique entre le VIIIe et le Xe s. - Photo de droite : les ruines de Lucentum, avec les thermes et le forum en encadré -

Très tôt, les peuples ibériques, puis les comptoirs grecs et carthaginois, ont eu à coeur de réguler la ressource en eau, construisant des citernes, soit pour recueillir l'eau de pluie, soit pour y accumuler l'eau captée à une source ou un cours d'eau voisin au moyen de canalisations. Mais ce sont les Romains qui ont institué une véritable gestion de l'eau, quadrillant le territoire administrativement, mais aussi sur le plan de la collecte et de la distribution de l'eau. Ils ont creusé des puits, érigé des citernes (dotées d'une « voûte en canon » de caementicium, le béton romain, pour la récupération des eaux pluviales), construit des barrages sur les rivières et des aqueducs pour acheminer l'eau. Historiquement, les eaux souterraines les plus exploitées ont été celles situées dans les zones les plus proches à la mer, où les niveaux phréatiques sont seulement à quelques mètres de la surface.

La presque totalité des données écrites remonte à l’époque impériale qui a insufflé un grand développement des infrastructures hydrauliques, corrélativement à celui des villes coloniales qui en faisaient une question de prestige : elles tenaient à disposer d'un important volume d'eau et d'un réseau d'égouts efficace, garantissant la salubrité publique. Le recueil de l'eau en amont des rivières, dans des lieux moins urbanisés, permettait de résoudre le problème de la potabilité de l'eau acheminée dans les conduites par simple effet de la gravité. A partir de cette occupation, les conflits ont été résolus par l’administration romaine, comme dans le cas de Contrebia en Catalogne où, bien que l’arbitrage fût indigène, la décision finale revenait au gouverneur romain, Caius Valerius Flaccus, lequel présidait à l’acte. Il est intéressant de remarquer dans le document que Rome n’avait pas essayé de transformer complètement les normes internes locales, bien que la capacité d’action de la population indigène fût fort limitée et dépendît pleinement de la volonté de Rome.

L'existence de traités qui parlent spécifiquement de l'hydraulique, comme le livre VIII du De Architectura de Vitruve ou l’Aquaeductu Urbis Romae de Frontin, permet de se faire une idée de la grande attention que les Romains ont accordée à la gestion et au contrôle de l'eau, et de l’important degré de progrès technologique atteint par Rome. Peu d'aqueducs et de canalisations ont subsisté jusqu'à aujourd'hui, mais il est certain que tout lieu d'occupation romaine était caractérisé par cette mainmise sur la ressource. Des fontaines publiques étaient réparties dans les villes romaines, les thermes, très importants socialement puisqu'ils constituaient un lieu de rencontre des plus prisés, réclamaient un approvisionnement volumineux et régulier. Par la suite, les patriciens eurent à coeur de posséder des thermes privés dans leurs villas (grandes propriétés agricoles à l'origine des latifundia, encore pérennes en Andalousie).

Mais c'est surtout pour l’agriculture, l’élevage, les ateliers de poterie, les teintureries, la métallurgie et les salaisons que la maîtrise de l'eau était essentielle. Les Romains avaient pris possession des terres les plus riches pour y effectuer des cultures à grande échelle (olivier, céréales, vigne), davantage destinées à l'exportation qu'à la consommation locale, et qui ont permis d'approvisionner jusqu'à une époque très tardive l'empire romain même pendant sa décadence dans les premiers siècles de notre ère. Les techniques d'irrigation et de drainage employées par les Romains sont arrivées à un considérable niveau de développement. On a même la certitude du drainage et du dessèchement de quelques régions inondées et insalubres pour y élargir les zones cultivables, ce qui apparaît avec évidence dans le territoire de la colonie d'Ilici (Elche), au Sud d'Alicante : l’orientation des canaux de drainage coïncide avec celle du cadastre. - Photo ci-dessus : Amandier en fleurs -

C'est par l'archéologie sous-marine que l'on a pu se faire une idée de cet important trafic car, malgré les risques de naufrage, il était bien plus aisé et plus sûr d'acheminer les marchandises par mer que par terre. A l'époque, les bateaux faisaient escale dans les ports de la péninsule ibérique, se chargeant de lingots d'étain de Lusitanie (Portugal), de cuivre et de plomb de la Sierra Morena (Andalousie), d'huile (extraite de l'olive d'Andalousie ou du lin de Galice) transportée dans des amphores fabriquées dans la vallée du Guadalquivir, de vin cuit, de saumure provenant du littoral bétique (l'Andalousie), de salaisons de poisson et d'amandes, ainsi que de céramiques à paroi fine (bols "coquille d'oeuf") de production locale. - La saumure, dénommée "garum", était produite dans les ports. On a retrouvé les vestiges de bacs de macération du poisson à Guéthary, dont l'exploitation a fait l'objet d'une très intéressante exposition au musée local. C'était une préparation comparable à celle du Nioc Màm vietnamien. Quant au vin cuit, ou "defrutum", il était obtenu par réduction du moût à la cuisson, comme la sapa. Consommé comme boisson ou utilisé comme ingrédient dans de nombreuses recettes culinaires, il servait aussi à "bonifier" le vin par chaptalisation et à conserver les olives... -

Entre 718 et le 4 décembre 1248, la ville (dont le centre se déplaça à l'emplacement actuel de la vieille ville) appartint aux Arabes, qui la nommaient Al-Laqant ou Medina Laqant (dénomination conservée dans le toponyme valencien Alacant). Durant cette période, elle suivit la destinée de Al-Andalus et, après la chute du Califat de Cordoue, elle passa sous la domination de Denia et Murcie. Sur les flancs du mont Benacantil ont été retrouvés des vestiges archéologiques de l'âge du bronze et des époques ibériques et romaines, tandis que la cime est occupée par le château de Santa Barbara, érigé entre le XIe et le XIIIe s. par les Arabes. Ce lieu élevé qui domine la ville était approvisionné en eau par un puits creusé à une date indéterminée sur l'esplanade entourée de remparts, qui plonge à travers la roche jusqu'à un ensemble de cavités karstiques (dans le calcaire) où les eaux pluviales s'accumulent en un lac souterrain. Deux autres puits percent le flanc jusqu'à cette même nappe phréatique. Cela m'amène à penser que cette quête de l'eau avait induit une connaissance précise des phénomènes géologiques, car rien, à première vue, ne laissait imaginer la présence d'eau dans ce piton rocheux, dont le creusement n'a pas dû être aisé. - Photo de droite : le château de Santa Barbara, au sommet du Mont Benacantil -

Plus encore que les Romains, les Arabes étaient férus d'agronomie, science qu'ils liaient à la botanique et la médecine, procédant à des échanges de plantes et à leur acclimatation au sein du vaste empire islamique. Al Andalus, nom de la péninsule ibérique sous l'occupation arabo-berbère, bénéficia ainsi de l'acclimatation de nombreuses plantes, le riz, la grenade, le coton, le safran, l'aubergine, l'artichaut, l'endive, l'asperge..., corrélativement à l'aménagement du territoire et l’évolution des technologies agricoles : amélioration des techniques d’irrigation, introduction de la culture du mûrier et de l’élevage du ver à soie, apport essentiel à l’art des jardins. L'utilisation d'engins et de mécanismes pour élever l'eau se répandit, tels que les roues hydrauliques ou verticales, semblables à celles que l'ont peut observer à La Nora (Murcia). Y étaient cultivés de façon extensive le sorgho, des agrumes, du blé dur, des aubergines, de la canne à sucre et du coton. En lieu et place de la technique éprouvée de rotation biennale ou triennale des cultures, les agriculteurs cultivaient ainsi de façon intensive une gamme variée de cultures pendant plusieurs années de suite, puis plantaient des légumineuses (telles que le trèfle et la luzerne) pour permettre au sol de se régénérer. - Photo de gauche : Des arbres pluricentenaires en ville, importés de la zone intertropicale -

« A propos de ce que l’on doit faire afin de bien disposer les jardins, les maisons et les fermes :

S’il s’agit d’une maison entourée de jardins, on doit choisir un emplacement un peu élevé, afin de faciliter la surveillance et de mieux garder la maison. On oriente la maison vers le midi, en début de parcelle et sur la partie la plus élevée, on installe le puits et la pièce d’eau, ou mieux qu’un puits, on ouvre un petit canal qui court dans les parties ombragées du terrain. La maison doit avoir deux portes afin d’être mieux protégée et de rendre le quotidien des habitants plus facile. Près de la pièce d’eau, on plante des massifs que l’on maintient bien verts et qui réjouissent la vue. Un peu plus loin, on doit disposer des carrés de fleurs et des arbres au feuillage pérenne. On entoure la propriété de vignes et le long des chemins qui la traversent on plante des treilles. Le jardin doit être clos par un de ces chemins afin de bien le séparer du reste de la propriété. Parmi les arbres fruitiers, outre la vigne, on doit mettre quelques micocouliers et d’autres arbres semblables car leur bois est d’un grand recours. »

L’un des rares exemples de technologie sophistiquée découverte par des agriculteurs maures et ayant subsisté se trouve à la cité d’Elche ou Elx, au Sud d'Alicante. Au XIIe siècle, le géographe Al-Idrisi la décrivait de la façon suivante : « une ville bâtie dans une plaine, traversée par un canal alimenté par le fleuve. L’eau de ce canal coule sous ses murs et les habitants de la ville l’utilisent pour leur toilette. Elle s’écoule également le long des marchés et des rues ». En raison de sa beauté singulière et de son intérêt historique, l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’Education, la Science et la Culture) a classé la palmeraie d’Elx et son système d’irrigation patrimoine mondial de l’Humanité en l’an 2000. - Photos à gauche et ci-dessous : le front de mer, le long du port de plaisance -

L'ethnologue Robert Castellana a découvert un aspect original de cette palmeraie d'Elche. La tradition des palmes est largement répandue dans toute la Méditerranée, et bien au-delà. Malgré cela, les sites de production de palmes rituelles sont plutôt rares. Ils sont localisés en Espagne et en Italie, avec deux exploitations à grande échelle tournées dès l'origine vers l'exportation, les palmeraies d'Elche et de Bordighera. Seules connues sur la rive nord de la Méditerranée, elles sont aussi l'un des rares exemples d’agroforesterie pratiqué en Europe, où la monoculture est la forme agricole dominante. Elles offrent en effet une riche gamme de productions horticoles ou potagères, cultivée sous le couvert des palmiers. Situé au cœur de l'Orient espagnol (le Levante), le palmaro d'Elche compte quelque 300 000 arbres. Il assure toujours une importante production de dattes et de plusieurs centaines de milliers de palmes rituelles. Sans équivalent dans le paysage agraire de l'Espagne, ni d'ailleurs du reste de l'Europe, il s'agit d'une importation du modèle agricole de l'oasis, mis en oeuvre au Moyen-Age par les agronomes arabes, la région s'apparentant par son microclimat aux zones les plus arides de l'Orient. C'est la riche expérience (orientale) acquise en matière d'hydraulique par la science arabe qui permit la mise en exploitation intensive, aux alentours du X° siècle, de ces territoires jusque là impropres à toute culture.

Si cette tentative de colonisation agraire est compréhensible pour des raisons de proximité géographique, climatique et culturelle, sa reconversion postérieure dans la fourniture de palmes rituelles est par contre plus étonnante. A moins de supposer qu'elles n'aient été déjà cultivées (à l'époque arabo-andalouse) à destination des importantes communautés juives de la péninsule, comme ce fut le cas pour le palmeto italien de Bordighera. Bien que d'une ampleur plus restreinte (il ne comptait que 15 000 arbres en culture), le site est d'une importance comparable par sa dimension internationale. Sa production (approchant les 100 000 palmes) était destinée aux communautés chrétiennes et juives de l'Europe, et même plus récemment à celles des États-Unis. - Photo de gauche : Village côtier au Nord d'Alicante -

La palmeraie d'Elche apparaît comme un système de production très diversifié. A côté des produits du palmier, palmes et dattes, on y pratique une gamme d'activités agricoles variées : cultures fruitières et maraîchères (figues, grenades, amandes, blé, oignon, vigne et olivier), mais aussi luzerne, coton, et élevage, sans oublier un sous-sol riche en sel. Ce dernier détail prend tout son sens dans la tradition orientale, déjà bien connue de l'Antiquité, préconisant la mise en valeur et l'amendement des sols saumâtres par le palmier et par des plantes associées, notamment l'orge, les fèves et les "poirées". Bien que plus réduit, le paysage végétal du palmeto de Bordighera est tout aussi composite. Dans un espace pentu et aménagé en terrasses, les cultures potagères et horticoles entretenues sous le couvert des palmiers témoignent dans le même esprit d'une expérience originale de diversification et d'exploitation intensive et optimale des ressources en milieu méditerranéen. Son organisation répond à un plan d'ensemble sophistiqué, dont atteste plus particulièrement le système de gestion des eaux d'irrigation, qui assure dans le même temps l'alimentation de la ville et de ses moulins. Il faut voir là assurément la marque des ingénieurs agronomes italiens, avec des réalisations analogues dans la même région. Il faut peut-être y voir aussi une indication précieuse quant à la date de cette réalisation, apparemment contemporaine de celle de la fondation du village, au XV° siècle. Une telle datation rend plausible une filiation entre le site ligure et celui d'Elche, si l'on prend en compte l'existence de relations commerciales intenses et très suivies entre ces deux régions à la même époque, sur fond d'expéditions militaires et de "reconquête". - Photo ci-dessus : Un verger d'amandiers encore préservé -

SOMMAIRE
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Cathy et Jean-Louis
Alicante
18 au 21 février 2010